Il y a quarante ans, à l’occasion d’un ouvrage de M. l’abbé Bautain, intitulé : La Morale de l’Évangile comparée à la morale des philosophes, je publiai, dans la Revue française, un Essai sur cet état de l’âme humaine qui s’appelle la foi, sur les diverses acceptions de ce mot, les divers faits intellectuels qu’il exprime, et les diverses voies par lesquelles l’homme arrive à la foi. Ce n’est plus de la foi en général, c’est spécialement de la foi chrétienne que j’ai maintenant dessein de parler. Cependant j’ai besoin de remettre sous les yeux des lecteurs de 1868 quelques idées et quelques passages de cet Essai de 1828 que, malgré son imperfection, je n’ai pas cessé de croire vrai, et qui est comme le point de départ de la Méditation sur la foi chrétienne que je publie aujourd’hui.
« On entend communément par le mot foi une certaine croyance à des faits ou à des dogmes d’une nature spéciale, à des faits ou à des dogmes religieux. Ce mot n’a même point d’autre sens quand on l’emploie seul et absolument, quand on dit la foi. Ce n’est pas là cependant son sens unique, ni même son sens fondamental ; il en a un plus étendu et duquel son sens religieux dérive. On dit : « J’ai pleine foi dans vos paroles ; cet homme a foi en lui-même, dans sa force, dans sa fortune, etc. » Cet emploi du mot foi en matière civile, pour ainsi dire, est devenu plus fréquent de nos jours ; il n’est pourtant pas d’invention récente, et les idées religieuses n’ont jamais été une sphère exclusive hors de laquelle la notion et le mot de foi fussent sans application.
Il est donc avéré, par le témoignage de la langue et de l’opinion communes : 1° que le mot foi désigne un certain état intérieur de la personne qui croit, et non pas seulement une certaine espèce de croyances, qu’il se rapporte à la nature même de la conviction, non pas à son objet ; 2° que c’est pourtant à une certaine espèce de croyances, aux croyances religieuses, que ce mot a été d’abord et est plus généralement appliqué. Quelles sont, dans son application spéciale et ordinaire aux croyances religieuses, les variations que son sens a subies et subit encore chaque jour ?
Des hommes qui enseignent et prêchent une religion, une doctrine, une réforme religieuse, parviennent, en faisant appel à toute l’énergie de l’esprit humain en liberté, à faire naître dans leurs disciples une conviction entière, profonde, puissante, de la vérité de leur doctrine. Cette conviction s’appelle de la foi ; ni les maîtres, ni les disciples, ni les ennemis même ne lui refuseront ce nom. La foi n’est alors qu’une conviction profonde et impérieuse d’un dogme religieux ; peu importe qu’elle ait été acquise par la voie du raisonnement, qu’elle soit née de la controverse, du libre et rigoureux examen ; ce qui la caractérise et lui vaut le nom de foi, c’est son énergie et l’empire qu’elle exerce à ce titre sur l’homme tout entier. Telle a été de tout temps, au xvie siècle par exemple, la foi des grands réformateurs et de leurs plus illustres disciples, de Calvin après Luther, de Knox après Calvin, etc.
Les mêmes hommes ont prêché la même doctrine à des personnes qu’ils n’en pouvaient convaincre par la voie du raisonnement, de l’examen et de la science, à des femmes, à une multitude incapable d’une laborieuse étude et d’une longue réflexion. Ils ont fait appel à l’imagination, aux affections morales, à la susceptibilité d’être ému et de croire par émotion. Ils ont donné le nom de foi au résultat de cette action comme à celui du travail essentiellement intellectuel dont je parlais tout à l’heure. La foi a été une conviction religieuse qui ne s’acquiert pas par le raisonnement et qui prend naissance dans les facultés sensibles de l’homme. C’est l’idée que se font de la foi les sectes mystiques.
L’appel à la sensibilité, l’émotion n’ont pas toujours suffi pour enfanter la foi. On s’est adressé dans l’homme à un autre ressort ; on a commandé des pratiques, imposé des habitudes. Il faut bien que l’homme attache tôt ou tard des idées à ses actes, qu’il attribue un certain sens à ce qui produit en lui un certain effet. Les pratiques et les habitudes ont amené l’esprit aux croyances dont elles-mêmes étaient dérivées. Une nouvelle sorte de foi a paru ; celle-ci a eu pour principe et pour caractère dominant la soumission de l’esprit à une autorité investie du droit de régler la pensée en gouvernant la vie.
Enfin, ni le libre exercice de l’intelligence, ni le sentiment, ni les pratiques n’ont partout et constamment réussi à faire naître la foi. On a dit alors qu’elle ne se communiquait point, qu’il n’était pas au pouvoir de l’homme de la donner ni de l’acquérir par son propre travail, qu’il y fallait l’intervention de Dieu, l’action de la grâce ; la grâce divine est devenue la condition préliminaire, le caractère définitif de la foi.
Ainsi le mot foi a exprimé tour à tour : 1° une conviction acquise par le libre travail de l’esprit humain ; 2° une conviction acquise par la voie de la sensibilité et sans le concours, souvent même contre l’autorité de la raison ; 3° une conviction acquise par la longue soumission de l’homme à un pouvoir qui a reçu d’en haut le droit de la commander ; 4° une conviction opérée par une voie surhumaine, par la grâce divine.
Quel est, au milieu de la variété des sources dont elle peut émaner, le caractère essentiel et identique de la foi ? Quel est l’état de l’âme où règne la foi, indépendamment de son origine et de son objet ?
Deux sortes de croyances existent dans l’homme : les unes, que je n’appellerai pas innées, expression inexacte et justement combattue, mais naturelles et spontanées, qui naissent et s’établissent dans l’esprit de l’homme, sinon à son insu, du moins sans le concours de sa réflexion et de sa volonté, par le seul développement de sa nature et l’influence du monde extérieur au sein duquel se passe sa vie ; les autres, réfléchies, laborieuses, fruits d’une étude volontaire et de ce pouvoir qu’a l’homme soit de diriger toutes ses facultés vers un objet spécial dans le dessein de le connaître, soit de se replier sur lui-même, d’apercevoir ce qui se passe en lui, de s’en rendre compte, et d’acquérir ainsi, par un acte de volonté et de réflexion, une science qu’il ne possédait pas auparavant, quoique les faits qu’elle a pour objet subsistassent également sous ses yeux et au dedans de lui.
De ces deux genres de croyances, lequel mérite le nom de foi ?
Il semble, au premier aspect, que ce nom convienne parfaitement aux croyances naturelles, et spontanées ; elles sont exemptes de doute et d’inquiétude ; elles dirigent l’homme dans ses jugements, dans ses actions, et avec un empire qu’il ne songe pas à éluder ou à contester ; elles sont naïves, assurées, pratiques, souveraines : qui ne reconnaîtrait là les caractères de la foi ?
La foi a ces caractères, en effet ; mais elle en a aussi d’autres qui manquent aux croyances naturelles et spontanées. Presque ignorées de l’homme même qu’elles dirigent, ces croyances sont pour lui comme des lois en quelque sorte extérieures, qu’il a reçues mais non acceptées, auxquelles il obéit par instinct, mais sans leur avoir donné un assentiment intime et personnel. Elles suffisent aux besoins de sa vie ; elles le guident, l’avertissent, le poussent ou le retiennent, mais sans que lui-même y concoure pour ainsi dire, sans faire naître en lui le sentiment d’une activité intérieure, énergique et puissante, sans lui procurer la joie profonde de contempler, d’aimer, d’adorer la vérité qui règne sur lui. La foi a ce pouvoir ; elle n’est pas la science, mais elle n’est pas non plus l’ignorance ; l’esprit qui en est pénétré ne s’est peut-être rendu, ne se rendra peut-être jamais vraiment compte de l’idée qui a sa foi ; mais il sait qu’il y croit ; elle est, pour lui, présente et vivante ; ce n’est plus une croyance générale, une loi de la nature humaine qui gouverne l’homme moral comme la loi de la pesanteur gouverne les corps ; c’est une conviction personnelle, une vérité que l’individu moral s’est appropriée par la contemplation, l’obéissance libre et l’amour. Cette vérité fait bien plus dès lors que suffire à sa vie, elle satisfait son âme ; bien plus que le diriger, elle l’éclaire. Que d’hommes, par exemple, vivent sous l’empire de la croyance naturelle et instinctive qu’il y a un bien et un mal moral, sans qu’on puisse dire qu’elle a leur foi ! Elle est en eux comme un maître incontesté auquel ils obéissent, mais sans le voir, sans l’aimer, sans lui rendre hommage. Qu’une circonstance, une cause quelconque, révélant pour ainsi dire la conscience à elle-même, attire et fixe leur attention sur cette distinction du bien et du mal moral, loi spontanée de leur nature ; qu’ils la reconnaissent et l’acceptent sciemment comme leur maître légitime ; que leur intelligence s’honore de la comprendre et leur liberté de lui obéir ; qu’ils sentent leur âme, si je puis ainsi parler, comme le foyer où cette vérité se concentre et s’établit pour répandre de là sa lumière, comme le sanctuaire d’une loi sacrée ; ceci n’est plus la simple croyance naturelle, c’est la foi.
La foi ne rentre donc exclusivement ni dans l’un ni dans l’autre des deux genres de croyances qui, au premier aspect, semblent se partager l’âme de l’homme ; elle participe et diffère en même temps des croyances naturelles et spontanées et des croyances réfléchies et scientifiques ; comme ces dernières, elle est individuelle et intime ; comme les premières, elle est confiante, active, dominante. Considérée en elle-même et indépendamment de toute comparaison avec tel ou tel autre état intellectuel analogue, la foi est la pleine sécurité de l’homme dans la possession de sa croyance ; possession affranchie de travail comme de doute, au sein de laquelle disparaît la pensée même du chemin par lequel l’homme y est parvenu, et qui ne laisse subsister que le sentiment de l’harmonie naturelle et préétablie entre l’esprit humain et la vérité. Pour l’homme pénétré d’une foi, et dans la sphère qui est l’objet de sa foi, l’intelligence et la volonté n’ont plus de problèmes à résoudre ; il se sent en pleine possession de la vérité pour l’éclairer et le conduire, et de lui-même pour agir selon la vérité.
Comme la foi a des caractères intérieurs qui lui sont propres, elle a aussi, sauf des exceptions étranges et rares, des conditions extérieures qui lui sont nécessaires, et elle se distingue des autres modes de croyance de l’homme non-seulement par sa nature, mais par son objet. On peut, jusqu’à un certain point, déterminer ces conditions, les entrevoir du moins d’après la nature même de cet état de l’âme et de ses effets. Une croyance si complète, si sûre d’elle-même, que tout travail intellectuel semble à son terme et que l’homme, tout entier à la vérité dont il se juge en possession, perde jusqu’à la pensée du chemin qui l’y a conduit ; une conviction si puissante qu’elle s’empare de l’activité extérieure comme de l’esprit, et fait à l’homme un besoin passionné aussi bien qu’un devoir de soumettre toutes choses à son empire ; un état intellectuel qui peut être le fruit non seulement de l’exercice de l’intelligence, mais d’une émotion forte, d’une longue obéissance à certaines pratiques, et au sein duquel les trois grandes facultés humaines, la sensibilité, l’intelligence et la volonté sont actives et satisfaites en même temps ; une telle situation de l’âme exige en quelque sorte des occasions dignes d’elles, et ne doit se produire que sur des sujets qui embrassent tout l’homme, qui mettent en jeu toutes ses facultés, qui répondent à tous les besoins de sa nature morale, et qui, en retour, aient droit à son dévouement.
La beauté intellectuelle et l’importance pratique, tels paraissent à priori les caractères des idées propres à devenir vraiment une foi. Une idée qui se présenterait à l’homme comme vraie, mais sans le frapper en même temps par l’étendue ou la gravité de ses conséquences, produirait la certitude ; le nom de foi ne lui conviendrait point. De même le mérite pratique, l’utilité immédiate d’une idée ne saurait suffire à enfanter la foi ; il faut qu’elle attire et saisisse aussi l’esprit humain par la beauté pure de la vérité. En d’autres termes, pour qu’une simple croyance, naturelle ou réfléchie, puisse devenir de la foi, il faut que son objet soit capable de procurer à l’homme les joies réunies de la contemplation et de l’activité, de réveiller en lui le double sentiment de sa haute origine et de sa puissance ; il faut que son idée le présente, à ses propres yeux, comme l’intermédiaire entre le monde idéal et le monde réel. comme le missionnaire chargé de les modeler l’un sur l’autre et de les unir.
On comprend pourquoi le nom de foi est le caractère presque exclusif des croyances religieuses ; ce sont en effet celles dont l’objet possède au plus haut degré les deux caractères qui provoquent le développement de la foi. Beaucoup de notions scientifiques sont belles et fécondes en applications utiles ; les théories politiques peuvent frapper les esprits par l’élévation des principes et la grandeur des résultats ; les doctrines d’une morale pure sont encore plus sûrement et plus généralement investies de cette double puissance. Aussi les unes et les autres de ces croyances ont-elles souvent enfanté la foi dans l’âme humaine. Cependant, pour recevoir une impression claire et profonde, tantôt de leur beauté intellectuelle, tantôt de leur importance pratique, il faut presque toujours une certaine mesure de science ou de sagacité, ou bien un certain tour des mœurs publiques et de l’état social, qui ne sont pas l’apanage de tous les hommes ni de tous les temps. Les croyances religieuses n’ont pas besoin de tels secours ; elles portent en elles-mêmes et dans leur seule nature leurs infaillibles moyens d’effet ; dès qu’elles pénètrent dans le cœur de l’homme, quelque borné que soit d’ailleurs le développement de son intelligence, quelque rude et inférieure que puisse être sa condition, elles lui apparaissent comme des vérités à la fois sublimes et usuelles, qui s’appliquent à sa vie terrestre et lui ouvrent en même temps ces hautes régions, ces trésors de la vie intellectuelle que, sans leur lumière, il n’eût jamais connus ; elles exercent sur lui le charme de la vérité la plus pure et l’empire de l’intérêt le plus puissant. Peut-on s’étonner que, dès qu’elles existent, leur passage à l’état de foi soit si rapide et si général ?
Mais précisément à cause de leur naturelle transformation en foi, et en foi puissante, les croyances religieuses ont besoin de rester toujours libres et d’être toujours soumises aux épreuves de la liberté. La foi légitime, c’est-à-dire celle qui ne se trompe pas dans son objet et qui s’adresse réellement à la vérité, est sans contredit l’état le plus élevé auquel, dans sa condition actuelle, l’esprit humain puisse parvenir, car c’est celui où l’homme sent sa nature morale pleinement satisfaite, et se donne tout entier à la mission que lui prescrit sa pensée. Mais la foi peut être illégitime ; il se peut que cet état de l’âme se produise à l’occasion de l’erreur ; la chance d’erreur (l’expérience le prouve à chaque pas) est même ici d’autant plus grande que les routes diverses qui mènent à la foi sont plus multipliées et ses effets plus puissants ; l’homme peut être égaré dans sa foi par ses sentiments, par ses habitudes, par l’empire des affections morales ou des circonstances extérieures, aussi bien que par l’insuffisance ou le mauvais emploi de ses facultés intellectuelles, car la foi peut naître en lui de ces sources diverses. Cependant, dès qu’elle existe, la foi est hardie, ambitieuse ; elle aspire passionnément à se répandre, à envahir, à dominer, à devenir la loi des esprits et des faits. Et non seulement la foi est ambitieuse ; de plus, elle est forte, elle possède et déploie, à l’appui de ses prétentions et de ses desseins, une énergie, une adresse, une persévérance qui manquent presque toujours aux opinions purement scientifiques. En sorte qu’il y a, dans ce mode et à ce degré de conviction et de croyance, bien plus que dans aucun autre, pour l’individu chance d’erreur, pour la société chance d’oppression.
A ces périls, il n’y a qu’un remède, la liberté. Qu’il croie ou qu’il agisse, la nature de l’homme est la même, et sa pensée, pour ne pas devenir bientôt absurde ou coupable, a besoin d’être sans cesse contredite et contenue, comme sa volonté. Où manque la foi, la puissance et la dignité morales manquent également ; où la liberté n’est pas, la foi usurpe, puis s’égare et enfin se perd. Que les croyances humaines passent à l’état de foi, c’est leur progrès et leur gloire ; que dans leur effort vers ce but, et quand elles l’ont atteint, elles demeurent constamment sous le contrôle de l’intelligence libre, c’est la garantie de la société contre leur tyrannie et la condition de leur propre légitimité. Dans la coexistence et le respect mutuel de ces deux forces résident la beauté et la sûreté de l’état sociala. »
a – Revue Française (janvier 1828). Méditations et Études morales, par M. Guizot, p. 143, 173-175 (édit. de 1861).
En regard de cette étude, dirai-je de ce portrait psychologique de la foi en général, je place la foi chrétienne, et deux grands caractères m’y frappent immédiatement. D’une part, les idées et les faits sur lesquels la foi chrétienne se fonde ont évidemment ce double mérite de la beauté intellectuelle et de l’importance pratique qui a le droit et la force d’imposer la foi. D’autre part, la foi chrétienne peut prendre et prend en effet naissance aux sources les plus diverses, dans l’étude et la méditation rationnelles, dans le sentiment, dans l’autorité, dans l’appel à la grâce divine.
Quoi de plus grand et de plus saisissant pour l’esprit humain que le principe et l’ensemble de la foi chrétienne ? Dieu et l’homme sans cesse en présence l’un de l’autre, dans la vie de chaque homme et dans l’histoire du genre humain. Quoi de plus grave et de plus pressant au point de vue pratique ? Pour le présent, c’est la paix dans l’âme et la vie de l’homme ; pour l’avenir, c’est de son sort éternel qu’il s’agit.
La diversité des sources de la foi chrétienne n’est pas moins évidente que sa beauté intellectuelle et son importance pratique. A coup sûr, la foi chrétienne du chancelier de Lhospital, de Pascal, de Bossuet, de Fénelon, de Luther, de Calvin ; de Newton, d’Euler, de Chalmers, était bien aussi réfléchie, aussi savante, aussi librement méditée et adoptée que le scepticisme de Montaigne et de Bayle, le sensualisme de Hobbes et le panthéisme de Spinoza. Il est également certain que toutes les communions chrétiennes, catholique et protestantes, ont eu leurs mystiques, des croyants éminents et sincères dont la foi s’est allumée et entretenue au foyer de la sensibilité et de l’imagination ; pour les uns, dans les émotions et les pratiques d’une piété fervente, pour les autres, dans des élans passionnés vers la communication directe avec Dieu et Jésus-Christ. Quant à la foi fondée sur l’autorité, le catholicisme en a donné le plus puissant exemple qu’en ait jamais vu le monde ; et si le protestantisme a fait faire à la foi individuelle un grand pas vers la liberté, il n’en a pas moins pris pour base fixe l’inspiration divine des livres saints, et maintenu ainsi au principe d’autorité une grande part et une action très efficace.
La foi chrétienne ainsi placée sous son vrai jour et à son vrai rang dans l’histoire de l’âme humaine, d’où vient la lutte où elle est engagée avec ce qu’on appelle la religion naturelle et la philosophie religieuse ? Quels en sont le principe et le caractère ?
Ici s’élève devant moi la question suprême, la question agitée depuis dix-neuf siècles, et à laquelle se rattache toute la vie intellectuelle du monde moderne. Y a-t-il lutte entre la foi chrétienne et la raison humaine ? Les uns affirment que la lutte est naturelle et inévitable ; et parmi eux, les uns disent que la raison doit baisser la tête devant la foi, les autres que la foi doit céder le pas à la raison ; d’autres nient que la lutte soit inévitable, et soutiennent que la raison et la foi chrétienne doivent et peuvent vivre en paix.
A mon sens, entre la foi chrétienne et ce qu’on appelle la religion naturelle ou la philosophie religieuse, la dissidence est profonde ; mais je ne pense pas qu’entre ces deux puissances la question soit bien posée, ni que le caractère de la lutte soit tel qu’il a été défini. C’est aux philosophes que je m’adresse d’abord pour rechercher quel est en effet ce caractère.
On sait comment Descartes commença son grand travail philosophique et dans quel état d’esprit il se mit lui-même pour s’y livrer : « Je me persuadai, dit-il, que pour toutes les opinions que j’avais reçues jusques alors en ma créance, je ne pouvais mieux faire que d’entreprendre une bonne fois de les en ôter, afin d’y en remettre par après ou d’autres meilleures, ou bien les mêmes lorsque je les aurais ajustées au niveau de la raison. » Et déterminant ensuite les préceptes qu’il devait suivre dans cette refonte rationnelle de toutes ses opinions : « Le premier, dit-il, était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle ; c’est-à-dire d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute. (Discours de la méthode)
Plus d’un siècle après Descartes, Condillac, voulant aussi remonter à l’origine des connaissances humaines et en décrire le développement progressif, a fait bien plus qu’effacer de l’esprit humain ses idées premières ; il a retranché de l’esprit humain, au début de son travail, une grande part de sa propre nature ; il a réduit l’homme à l’état primitif d’une statue qui n’a d’autre faculté que celle de sentir. Puis il a cru pouvoir faire sortir de la sensation toutes les idées, toutes les connaissances humaines et l’homme tout entier.
Ainsi ces deux grands systèmes, le spiritualisme et le sensualisme, débutent par un procédé arbitraire. Descartes fait table rase de tout ce que l’esprit humain a appris et cru par sa seule activité spontanée et le cours naturel de la vie humaine ; et pour combler le vide qu’il a ainsi fait, il ne veut admettre « que ce qui se présentera si clairement et si distinctement à son esprit qu’il n’ait aucune occasion de le mettre en doute. » Condillac supprime non seulement tout ce que l’homme a appris spontanément et sans réflexion, mais l’homme lui-même ; il met à sa place une statue, une statue uniquement sentante ; et, avec cette statue et ses seules sensations, il entreprend de refaire l’homme, l’homme tout entier, avec tous les développements de sa nature et de sa pensée.
Dans l’un et l’autre de ces procédés, je ne puis voir qu’un point de départ factice, un faux pas à l’entrée même de la carrière philosophique, une hypothèse. Descartes a servi admirablement la cause de la liberté et de la sincérité intellectuelle ; Condillac a contribué au progrès de la méthode que j’appellerai d’anatomie et de dissection scientifique appliquée à l’esprit humain comme au monde matériel ; mais l’un et l’autre se sont jetés, dès le début, hors du grand et droit chemin philosophique ; l’un et l’autre ont mis, dès le début, une hypothèse à la place de l’observation exacte et complète des faits. Je n’ai garde de songer à discuter ici les deux systèmes ; je ne veux qu’écarter les deux hypothèses, la table rase de Descartes comme la statue de Condillac, et rechercher à la lumière des faits, tels qu’ils se produisent naturellement dans l’histoire de l’esprit humain, quelles sont la cause et la portée de la lutte engagée entre la philosophie religieuse rationaliste et la foi chrétienne.
Le vrai point de départ de cette histoire, le premier des faits qui s’y manifestent, c’est la coexistence de l’homme et de l’univers, le spectateur et le spectacle en face l’un de l’autre, le moi et le non-moi, le sujet et l’objet, selon le langage de la philosophie. Je me hâte de dire que je répudie absolument les divers systèmes, panthéisme matérialiste ou idéaliste, scepticisme idéaliste ou absolu, qui ne reconnaissent pas ce premier fait, nient soit la réalité du monde extérieur, soit la légitimité de la connaissance qu’en prend l’esprit humain, et ne voient qu’illusion dans les rapports de l’homme avec l’univers, ou absorbent l’homme et l’univers ensemble dans la confusion et la nuit d’une prétendue unité. Je ne songe pas à discuter ici ces divers systèmes ; si je m’y engageais, j’aurais à me préoccuper de bien autre chose que de la question à laquelle je m’attache en ce moment. C’est au spiritualisme rationaliste seul que j’ai affaire. Comme le christianisme, le spiritualisme rationaliste admet la réalité et la distinction du moi et du non-moi, du sujet et de l’objet, du spectateur et du spectacle, de l’esprit et de la matière, de l’homme et de l’univers. Pour les spiritualistes rationalistes comme pour les chrétiens, c’est là le grand fait au sein et sous l’empire duquel se développe l’intelligence comme se passe la vie humaine. L’homme y est à la fois passif, actif et témoin. Le spectateur reçoit du spectacle des impressions qui suscitent son action propre et intime ; il assiste à ce qui se passe en lui-même et à ce qui se passe hors de lui. Sous la diversité et la mobilité des impressions qu’il reçoit du dehors et des actes qu’il produit lui-même, il a la conscience de son existence personnelle et permanente, et aussi la conscience d’existences autres que la sienne ; il connaît, non par voie de raisonnement ou d’hypothèse, mais par une intuition naturelle et immédiate, ce qui n’est pas lui et agit sur lui comme ce qui provient de lui-même. L’homme découvre le monde extérieur comme il se découvre lui-même, par les communications qu’ils ont l’un avec l’autre en se distinguant l’un de l’autre. Il observe et constate ce qui se passe soit hors de lui, soit en lui-même. C’est ce qu’il appelle des faits et ces faits ne sont pas pour lui de vaines apparences, des créations de sa pensée ou de sa volonté ; ils lui manifestent des réalités indépendantes de lui, et avec lesquelles il a des rapports et des liens dans lesquels il se sent grandement intéressé, non pas seulement comme spectateur curieux, mais comme être réel, non pas seulement pour sa science, mais pour son sort.
Parmi ces faits si nombreux et si divers, je ne m’occupe ici que de ceux qui se rattachent aux instincts religieux de l’homme et aux questions que ces instincts soulèvent. J’en reconnais de deux sortes. Les uns sont les croyances religieuses spontanées et communes que, sous des formes et à des degrés très divers, professe le genre humain. Les autres sont les travaux et les systèmes des philosophes en présence des croyances religieuses populaires, pour discuter ces croyances et résoudre les questions qu’elles contiennent. D’une part est la religion naturelle et instinctive de l’humanité ; de l’autre est une science humaine qui s’applique à dégager la religion naturelle de toutes les mythologies, et qui s’appelle la philosophie religieuse.
N’y a-t-il, dans la nature et l’histoire religieuse des hommes, point d’autres grands faits que ces instincts du genre humain et ces travaux de la science humaine ? La religion naturelle, avec ses mythologies, et la philosophie religieuse, avec ses systèmes, sont-elles toute la lumière religieuse de l’humanité ? A cette question précise, le spiritualisme rationaliste dit oui, et la foi chrétienne dit non.
En dehors des faits que je viens de rappeler, au delà des croyances instinctives du genre humain et des doctrines systématiques de la science humaine en matière de religion, la foi chrétienne reconnaît et proclame un autre grand fait religieux, la présence réelle et active de Dieu dans la vie de l’homme et dans l’histoire de l’humanité. Ce que la foi chrétienne affirme, c’est que la présence réelle et active de Dieu, dans la vie de l’homme, à travers les mystères de la Providence, de la prière et de la grâce, et la présence réelle et active de Dieu dans l’histoire du genre humain, à travers les mystères de la Révélation, de l’Inspiration, de l’Incarnation et de la Rédemption, ne sont point des mythologies poétiques, ni des hypothèses philosophiques, mais des faits psychologiques et historiques que la science humaine ne saurait expliquer, mais qu’elle peut et doit reconnaître.
Le genre humain et les philosophes, les croyants et les incrédules sont tous placés dans la même situation originaire et permanente ; c’est toujours l’homme en face de l’univers, l’homme à la fois spectateur et acteur, avide de connaître et de comprendre le spectacle auquel il assiste et dont il fait lui-même partie. Le spectacle est immense, infini ; les spectateurs sont petits, imparfaits, à vue limitée, éphémères et divers. Selon leur situation, leurs dispositions intimes et la portée de leur intelligence, ils voient plus ou moins loin et plus ou moins juste dans le spectacle ; ils observent plus ou moins complètement et plus ou moins exactement les faits qui s’y produisent. De là proviennent entre eux les dissidences. Lesquels d’entre eux reconnaissent et décrivent le mieux tous ces faits, sans les dénaturer et sans en omettre aucun ? Là est entre eux la question fondamentale, la question qui précède et domine toutes les autres.
La lutte entre les chrétiens et les non-chrétiens n’est donc pas une lutte entre la foi et la raison. La raison prend place, une large place, dans la foi des chrétiens ; ils y arrivent par la raison aussi bien que par le sentiment ou l’autorité ; et en même temps il y a, dans les négations ou les doutes des non-chrétiens, bien plus d’irréflexion et d’observation incomplète qu’ils ne l’imaginent. Les chrétiens sont-ils dans le vrai quand ils affirment, non pas seulement l’existence de Dieu, mais sa présence réelle et active dans la vie de l’homme et dans l’histoire du genre humain ? Sont-ce là des faits psychologiques et historiques que la raison et la science soient tenues d’admettre ? Ou bien les déistes non-chrétiens sont-ils fondés à nier ces faits et à confiner Dieu dans le seul fait de l’existence et dans les lois générales et permanentes assignées à toutes les existences ?
Entre le christianisme et le spiritualisme rationaliste, là est le vrai débat. Je viens d’indiquer la source du dissentiment ; je ne veux plus qu’en indiquer la conséquence.
Le spiritualisme rationaliste affirme Dieu, ses adhérents ont fortement à cœur de démontrer l’existence de Dieu. Ils ont raison, car l’existence de Dieu et ses conséquences rationnelles, c’est là, pour eux, toute la religion naturelle, toute la philosophie religieuse. De nos jours, des hommes d’un esprit aussi éminent que sincère, M. Émile Saisset, M. Jules Simon, M. Ernest Bersot, M. de Rémusat ont fait de sérieux, je dirais volontiers de pieux efforts pour mettre en lumière l’existence de Dieu, et pour en tirer tout ce que la raison peut fournir à l’explication des instincts et à la satisfaction des besoins religieux de l’humanité. Mais les spiritualistes rationalistes se font illusion ; ce n’est pas à Dieu lui-même, c’est seulement à l’idée de Dieu qu’ils parviennent ; c’est la légitimité d’une notion intellectuelle, non pas la présence d’un être réel qu’ils établissent. En repoussant les faits psychologiques et historiques sur lesquels le christianisme se fonde, c’est-à-dire les rapports continus et libres de Dieu avec l’homme, soit dans la vie individuelle de chaque homme, soit dans l’histoire du genre humain, le spiritualisme rationaliste s’enlève les preuves directes et positives de l’existence de Dieu ; il met une argumentation humaine à la place de la manifestation divine et le travail scientifique de l’homme à la place de l’action réelle de Dieu.
Dans un livre excellent, qu’il a justement intitulé l’Idée de Dieu, un autre philosophe contemporain, M. Caro, a vaillamment et brillamment défendu cette idée contre les divers systèmes qui la repoussent ou la dénaturent. Et pour ne pas se borner à de la polémique, il a terminé son ouvrage par une forte et claire affirmation de sa propre pensée : « C’est le Dieu vivant, le Dieu intelligent, dit-il, que nous défendons contre le Dieu du naturalisme, qui ne serait qu’une loi géométrique ou une force aveugle ; contre le Dieu hégélien, qui ne serait que l’Être indéterminé, origine et commencement des choses, ou l’Esprit absolu, résultat et produit du monde ; contre le Dieu d’un idéalisme nouveau qui, pour sauver sa divinité, lui ôte sa réalité. Nous affirmons, contre toutes ces conceptions subtiles et hasardeuses, qu’un être parfait qui n’existerait pas ne serait pas parfait ; qu’un idéal pur de la pensée n’est pas un Dieu ; que, s’il n’est pas substance, il n’est qu’un concept, une pure catégorie de l’esprit, une création et une dépendance de ma pensée qui, en s’éteignant, anéantit son Dieu ; que, s’il n’est pas cause, il est le plus inutile des êtres ; que, s’il est cause, il est Raison, Pensée suprême, car s’il ne l’était pas, il ne serait qu’un agent inconscient et fatal, un ressort aveugle du monde, inférieur à ce qu’il produit, puisque dans le système organique de ses effets éclate l’intelligence dont on le prive, et que dans l’homme brille la divine raison.
Un dernier trait, et notre définition sera achevée. Ce Dieu vivant, ce Dieu intelligent est aussi un Dieu aimant… Un Dieu qui n’aimerait pas ne serait pas digne d’être adoré… On n’adore pas une loi, quelque simple et féconde qu’elle soit ; on n’adore pas une force, si elle est aveugle, quelque puissante, quelque universelle qu’elle puisse être ; ni un idéal, si pur qu’il soit, s’il n’est qu’une abstraction. On n’adore qu’un être qui soit la perfection vivante, la perfection de la réalité sous ses formes les plus hautes, la pensée et l’amour. Toute autre adoration implique un non-sens s’il s’agit d’un pur abstrait, une idolâtrie s’il s’agit de la substance de l’univers ou de l’humanité.
Voilà Dieu, tel que le conçoit la raison, tel que le réclame la conscience religieuse de l’homme. Voilà notre Dieub. »
b – L’Idée de Dieu et ses nouveaux critiques, par E. Caro, p. 498 (in-8°, Paris, 1864).
C’est dommage que M. Caro n’ait pas porté plus haut encore sa conclusion et complété son œuvre en passant du spiritualisme philosophique au spiritualisme chrétien. Le déisme rationaliste, c’est uniquement l’idée de Dieu, donnée comme la solution philosophique du grand problème que fait peser sur l’esprit humain le spectacle de l’univers et de l’homme dans l’univers. Le christianisme, c’est la foi en Dieu, être et souverain réel, continûment présent et actif dans le gouvernement de l’univers, dans l’âme de l’homme et dans l’histoire du genre humain. Le déisme rationaliste s’arrête dans la seule idée de Dieu, parce qu’il méconnaît les faits psychologiques et historiques qui dépassent cette idée. C’est en tenant compte de ces faits et en leur rendant l’hommage qui leur est dû, que le christianisme fonde et légitime sa foi.