Telle est notre conception de l’œuvre rédemptrice par la croix de Jésus-Christ. Je ne me flatte pas de l’avoir exposée aussi bien, aussi solidement, aussi complètement qu’elle eût mérité de l’être. Telle qu’elle est cependant, je crois pouvoir affirmer qu’elle repose en plein sur les bases principales qui doivent soutenir toute conception de ce genre :
- sur les données des évangiles (la pensée de Jésus sur la mort de Christ)
- sur les données apostoliques, prises dans leur ensemble
- sur les besoins moraux de la conscience humaine,
- enfin, sur la grande loi de l’histoire, qui régit aussi les destinées du royaume de Dieu, la solidarité.
Chacune de ces bases à elle seule serait suffisante. La correspondance de toutes ensemble ne peut qu’ajouter à la certitude.
Je pense qu’un peu de réflexion personnelle vous fera voir qu’elle concilie ensemble, bien que sous un autre point de vue, les données contradictoires et pourtant légitimes de la théorie juridique et de la théorie morale de l’expiation, et que cette conciliation n’est pas un vulgaire expédient, mais une reprise et une transformation organique de ce qu’il y a de vital en chacune d’elles, pour en former une théorie nouvelle et distincte1. Enfin l’accord de nos résultats sotériologiques avec la définition du caractère distinctif de l’expérience chrétienne, telle qu’elle a été statuée au commencement de ce cours, n’aura pas manqué de vous apparaître. Cet accord, en même temps qu’il nous acheminait vers le dernier article de notre dogmatique expérimentale (la pneumatologie ou doctrine de la réalisation individuelle et collective du salut par le Saint-Esprit) article, que malheureusement nous ne pouvons même aborder cette année2 — cet accord, dis-je, nous permet de pressentir l’unité et l’harmonie générale de l’ensemble et du système de notre conception dogmatique. Des anciennes théories de la scolastique protestante relatives au salut (pour ne parler que des protestantes, lesquelles seules nous importent) une seule est abandonnée par nous : celle qui estime que tout péché mérite une éternité de malheurs, qu’il faut absolument que toutes ces éternités de malheur soient souffertes par quelqu’un pour que la justice et la loi divines soient satisfaites, et qu’elles ont été effectivement souffertes d’une manière absolument équivalente par la seconde personne trinitaire. Cette théorie ne nous a paru avoir des bases sérieuses nulle part, si ce n’est dans une fausse représentation de Dieu et de sa justice. Elle n’est pas dans les évangiles, elle n’est pas dans les écrits apostoliques, elle n’est pas dans les besoins de la conscience, elle n’est pas dans le fait ou la loi de solidarité. Nous la laissons donc tomber sans inquiétude et sans remords, — au contraire avec un véritable soulagement3.
1 – Il aurait été bon peut-être de marquer mieux cet aspect de la question que je n’ai su le faire.
2 – Les circonstances n’ont pas permis à Frommel d’aborder ce dernier article dans son cours universitaire.
3 – Charles Bois, Revue de théologie et des questions religieuses, 1889, page 29.
Je résume mes conclusions dans les thèses suivantes :
- La croix n’a rien à voir avec l’idée païenne que Dieu a besoin d’être réconcilié avec l’homme par un sacrifice offert par l’homme. Elle ne procure pas la grâce ; elle est un don de la grâce divine.
- Christ n’a pas pris sur lui notre châtiment dans le sens quantitatif d’une équivalence de souffrances pour un total de fautes données. Le châtiment qui est tombé sur lui n’est pas l’équivalent de la punition du péché de l’homme, mais sa juste condamnation, son jugement qualitatif (non combien, mais ce qu’il méritait).
- Toute notion d’équivalence quantitative tombant, il ne faut plus parler de mérite. Christ n’a rien mérité pour nous ; il n’y a pas transfert ni imputation de mérite de lui au croyant. Le croyant n’est au bénéfice de ce que Jésus-Christ a fait, que dans la mesure où il devient ce que Jésus-Christ a été.
- Il ne faut pas non plus parler de la repentance de Jésus-Christ à notre place. La repentance est strictement personnelle ; la personne sainte ne peut se repentir ni pour elle ni pour les autres. Celui qui a été et qui s’est fait péché pour nous ne peut avoir été fait, ni s’être fait pécheur à notre place ; celui qui a été et qui s’est fait malédiction pour nous ne peut avoir été lui-même maudit de Dieu. Mais il a été et a voulu être pour nous, de la part de Dieu, condamnation du péché dans la chair.
- Ce que Jésus-Christ a fait et ce que Jésus-Christ a souffert pour nous, Dieu lui-même l’a fait et l’a souffert en lui pour nous. Dieu expiant en Christ le péché de l’homme, c’est la clef de tout l’Evangile. C’est là ce qui en fait l’Evangile : la bonne nouvelle de la grâce gratuite et souveraine de Dieu.
- Cette grâce consiste en ceci : Qu’il a pris, lui seul, l’initiative et couru les risques de la réconciliation quand rien en l’homme ne l’y obligeait ni même ne l’y invitait ; qu’il a donné son Fils au monde et qu’il l’a livré à la méchanceté des pécheurs, souffrant en lui d’être rejeté, méconnu et haï comme Dieu, c’est-à-dire dans sa souveraineté royale, dans son amour paternel, au moment même où il aimait et pardonnait, dans la manifestation même de son amour et de son pardon. Elle consiste encore en ce que Dieu ne réclame pas une expiation équivalente au péché (ce dont il aurait le droit), mais qu’il lui suffit d’une reconnaissance par l’homme et dans l’homme de la condamnation qualitative qu’il mérite.
- La souffrance de Dieu en Jésus-Christ est liée d’une part à la paternité divine dont elle achève la révélation, de l’autre à la loi universelle du pardon dans la personne. Tout pardon est un sacrifice ; un pardon absolu est nécessairement un sacrifice absolu. La croix où le Père meurt en son Fils nous le révèle et en fixe la mesure.
- La valeur rédemptrice de la croix ne consiste pas dans le simple fait que Jésus-Christ est mort, mais dans le motif spirituel et l’active liberté de cette mort voulue. La souffrance subie n’y marque que la mesure de l’obéissance volontaire. Or l’obéissance jusqu’à la mort manifeste la liberté d’une sainteté parfaite dans l’amour absolu. En d’autres termes : ce n’est pas la mort de Jésus-Christ qui nous sauve, mais Jésus-Christ mourant (l’acte de mourir et non la passivité de la mort).
- On ne peut séparer la mort de la vie de Christ. Sa vie d’obéissance, de sainteté et d’amour explique seule sa mort. Sa mort, consommation de son obéissance, de sa sainteté et de son amour, consomme seule sa vie. Sans la vie, la mort est incompréhensible ; sans la mort, la vie est incomplète. Sa mort est donc nécessaire à la vie de Jésus-Christ ; comme sa vie est nécessaire à sa mort.
- Comme on ne peut considérer Jésus-Christ à part de Dieu ni à part des pécheurs avec lesquels il se solidarise entièrement, de même on ne peut le considérer à part des croyants qui sont solidaires de lui par la foi. Cette triple solidarité explique l’apparente injustice de la triple substitution qu’elle entraîne nécessairement et justifie le rôle de médiateur que Jésus-Christ conserve jusqu’à ce que le salut de l’humanité soit accompli.
- La vie de Jésus-Christ en eux ne dispense pas les croyants — sauvés en lui, et non jamais en eux-mêmes — de mourir comme il est mort (pour les mêmes motifs et dans le même ordre de choses), mais au contraire les en rend capables et les y entraîne.
- L’amour fut en Jésus-Christ le moyen de sa solidarisation avec l’homme ; la foi est dans le croyant le moyen de sa solidarisation avec Jésus-Christ. La foi a pour objet le saint, capable de sanctifier complètement ceux qui se confient en Lui et étant le principe même de cette sanctification. Dieu, en imputant au pécheur sa foi à justice, ne fait rien d’irréel ou de factice, mais il voit la conséquence dans le principe et déclare ce qui sera dans ce qui est.
- La justification par la foi (justice imputée ou justification déclarative, qui découle de l’objet de la foi tel qu’il est donné par la croix) est le premier grand chef-d’œuvre de l’Evangile, la preuve de sa divinité. Car elle correspond à un besoin vital du salut et n’aurait jamais pu être imaginée par la conscience humaine, tant elle est contraire à ses besoins apparents. Pour être affirmée, elle a dû être expérimentée et vécue.
- La rupture, en Jésus-Christ mort à l’humanité pécheresse, du croyant à la solidarité naturelle et à sa puissance, et son entrée par la foi en Jésus-Christ vivant dans une solidarité tout aussi puissante et tout aussi organique est le deuxième chef-d’œuvre de Dieu dans l’Evangile. Elle justifie le Dieu créateur par le Dieu rédempteur, et rend possible ce qu’on appelle la sanctification par la foi (qui exclut l’œuvre et le mérite autant que la justification déclarative).
- Pour le croyant, la mort de Jésus-Christ sur la croix est le jugement de Dieu sur le monde, prélude ou prophétie d’un autre jugement qui attend tout pécheur persévérant dans son péché. Elle est la condition historique de cette conviction « de péché, de justice et de jugement » par l’Esprit, dont parle le quatrième évangile. Celui qui, par la solidarité avec Christ a passé par ce premier n’en a plus d’autre à craindre. Il est passé de la condamnation de la loi à la liberté de la grâce ; le Dieu juge de la vie morale est devenu pour lui un Dieu Père, générateur de sa vie morale ; il vit dès maintenant de la vie filiale dans la maison du Père.
Avons-nous tout expliqué ? Nous ne le pensons pas. Je crois avoir justifié quelques-unes des grandes notions qui servent de base à la rédemption par la croix ; je pense même avoir fait pressentir leur convergence, leur appartenance, leur corrélation mutuelle. Je ne pense pas avoir fait davantage. Je dirai plus : je ne pense pas qu’il soit possible de faire davantage ; de faire mieux, oui ; de faire davantage, non. Qu’on suive, qu’on prolonge chacune des grandes notions que nous avons étudiées, on les verra toutes s’infléchir et rejoindre la croix ; mais le point de jonction, le point central, la synthèse absolue reste un mystère, le mystère du sanctuaire, où la pensée n’entre pas, — mais seulement le cœur, par la foi, l’amour et l’expérience.
Ma tâche n’est pas de vous y introduire. Chacun n’y entre que pour soi-même par le Saint Esprit. Ma tâche est d’en faciliter l’accès, d’en marquer le chemin, d’en écarter les obstacles et d’en justifier l’existence et la nécessité. J’aurais désiré la remplir mieux, d’une manière moins insuffisante ; mais je me suis efforcé de la remplir. Après cela je ne me cache pas que tout reste en question pour vous. Tout au plus ceux d’entre vous qui m’ont suivi ont-ils le droit de tenir pour probable la solution que j’indique. La certitude vient d’ailleurs. La certitude définitive, victorieuse, lumineuse, indéfectible, la certitude vient de l’expérience.