Nous venons de mettre au jour l’économie des mystères. Or les hérétiques s’en servent pour tromper quelques ignorants : ils mettent au compte d’une soi-disant faiblesse de sa divinité, toutes les paroles et actions du Christ ayant assumé la nature humaine, et ils attribuent à sa forme de Dieu, tout ce qui revient à sa forme d’esclave. Nous nous devons de répondre maintenant à leurs propos. Ainsi, nous serons à même de juger en connaissance de cause des deux thèses en présence, puisque l’unique foi, c’est de reconnaître le Verbe et la chair, c’est-à-dire Jésus-Christ, Dieu et homme.
Nos gens estiment ne pas devoir tenir pour véritable la nature divine de notre Seigneur Jésus-Christ, parce qu’il a dit : « Pourquoi m’appelles-tu bon ? Nul n’est bon, si ce n’est le seul Dieu » (Marc 10.18). La raison de toute réponse est à chercher dans les motifs mêmes de la question. De fait, le Christ n’a voulu répondre qu’à ce qu’on lui demandait.
Et d’abord, je m’enquiers auprès de ceux qui se cabrent devant cette répartie : Le Seigneur se serait-il fâché d’avoir été appelé bon ? Aurait-il préféré qu’on le qualifie de mauvais ? Car on pourrait le croire, me semble-t-il, à l’entendre dire : « Pourquoi m’appelles-tu bon ? » Allons, je ne crois personne assez stupide pour supposer de la méchanceté chez celui qui a dit : « Venez à moi, vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau, et je vous soulagerai. Prenez sur vous mon joug, et apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur ; vous trouverez ainsi le repos pour vos âmes. Oui, mon joug est doux et mon fardeau léger ! » (Matthieu 11.28-30). Il se dit doux et humble, et nous le supposerions irrité parce qu’on l’appelle bon ? L’antinomie de ces affirmations nous heurte : celui qui témoigne de sa propre bonté, ne peut s’irriter si on lui donne le titre de bon. Nous n’avons donc pas à interpréter ce texte en ce sens : le Christ n’est pas fâché de s’être entendu qualifié de bon.
Dès lors, il nous faut rechercher s’il n’y aurait pas une autre déclaration le concernant, qui aurait provoqué le reproche de celui qui, manifestement, n’a pas récusé le titre de bon.
C’est pourquoi il nous faut considérer quel titre donne au Christ son interlocuteur, outre celui de bon. Il lui demande en effet : « Bon Maître, que dois-je faire de profitable ? » (Matthieu 19.16). Il lui donne donc deux titres : « Bon » et « Maître ». Et si le Christ ne lui reproche pas de l’avoir appelé bon, c’est donc qu’il le reprend de l’avoir qualifié de : « Bon Maître ». Or s’il lui fait ce reproche, c’est la foi de celui qui l’interroge qu’il désapprouve, plutôt que le fait de l’avoir dénommé : « Bon » ou « Maître ».
Le jeune homme, en effet, se targue d’être un fidèle observateur de la Loi, mais il ignore la fin de la Loi qui est le Christ[25] ; il se croit justifié par ses œuvres et ne comprend pas que le Christ est venu pour les brebis perdues de la maison d’Israël[26], et que la Loi est impuissante à sauver les fidèles[27] : elle ne donne pas la foi qui justifie. Aussi interroge-t-il le Seigneur de la Loi et le Dieu Unique Engendré, comme s’il n’était qu’un maître enseignant des préceptes ordinaires, et interprétant les écrits de la Loi. Si le Seigneur est indigné par cette demande, c’est qu’au fond, elle reflétait un manque de foi en sa personne, puisqu’il était interrogé en tant que maître de la Loi ; aussi répond-t-il : « Pourquoi m’appelles-tu bon ? » Et pour bien montrer en quel sens on doit reconnaître et proclamer sa bonté, il ajoute : « Nul n’est bon, si ce n’est le seul Dieu ! » Il ne refuse pas ce titre de bon, mais à condition qu’on le lui donne en tant que Dieu.
[25] Cf. Romains 10.4.
[26] Cf. Matthieu 15.24.
[27] Cf. Romains 8.3.
Il précise ensuite que s’il n’accepte pas ce titre de « Maître » et de « Bon », c’est en raison de ce que croyait son interlocuteur qui l’interrogeait comme s’il n’était qu’un homme ; c’est après avoir constaté la suffisance du jeune homme, la vanité qu’il tirait d’avoir accompli la Loi, qu’il répond : « Il te manque une chose : va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel ; puis viens, et suis-moi » (Marc 10.21).
Ce n’est pas qu’il refuse qu’on lui donne le titre de « Bon », lui qui promet un trésor dans le ciel ; ce n ‘est pas qu’il ne veuille être considéré comme « Maître », lui qui se présente comme le guide qui conduit à cette béatitude parfaite ! C’est ce que croit son interlocuteur, l’idée terre à terre qu’il se fait à son sujet, que le Seigneur condamne, en lui enseignant que la bonté est l’apanage de Dieu seul. Et pour lui faire entrevoir qu’il est, lui, à la fois Dieu et bon, il met en œuvre sa bonté : il lui ouvre les trésors des cieux et s’offre à l’v conduire.
Si le Seigneur s’insurge, c’est donc parce que ces titres lui sont donnés comme s’il n’était qu’un homme. Mais il n’affirme pas qu’il n’a rien à voir avec ces titres de « Maître » et de « Bon », si on les lui demie en tant que Dieu : s’il reconnaît que Dieu seul est bon, ses paroles et ses actions relèvent de la puissance, de la bonté, de la nature du Dieu unique.
Le Christ ne repousse donc pas le titre de « Bon » qui lui est donné, il ne rejette pas non plus l’honneur d’être appelé « Maître ». Mais il s’en prend à la conviction d’un homme qui ne perçoit en lui rien d’autre que le corps et la chair. La preuve en est qu’il adresse aux Apôtres un tout autre langage. Ceux-ci le reconnaissent pour leur Maître, et il leur dit : « Vous m’appelez Maître et Seigneur, et vous dites bien : je le suis » (Jean 13.13). Il leur avait conseillé ailleurs : « Ne vous faites pas appeler Maître, car votre Maître, c’est le Christ » (Matthieu 23.10).
Ici, c’est la foi qui le reconnaît comme Maître ; aussi complimente-t-il les Apôtres et accepte-t-il ce nom. Là, il refuse cette appellation de : « Bon Maître », car on ne comprend pas qu’il est le Seigneur et le Christ ; il déclare alors que Dieu seul est bon, mais il ne se distingue pas de Dieu, lui qui s’affirme Seigneur et Christ, et il nous montre par là qu’il est notre guide pour parvenir aux trésors des cieux.
Or le Seigneur maintient toujours l’expression de la foi propre à l’Eglise : il affirme un seul Dieu, le Père, sans pourtant se mettre à côté de ce mystère du Dieu unique, puisque, par ce que sa naissance a de spécifique, il ne se reconnaît ni autre que Dieu ni Dieu le Père. Car la nature du Dieu Un qu’il possède, ne souffre pas qu’il soit un Dieu d’une autre sorte que le Père, et sa naissance exige qu’il soit ce que doit être un Fils parfait. Ainsi, il ne peut ni être séparé de Dieu ni être lui-même le Père. Et par suite, il règle tout son langage de telle manière que chaque fois qu’il glorifie le Père, il nous montre, par un aveu très discret, qu’il possède lui aussi en propre, cette gloire qu’il rend au Père.
Lorsqu’il dit en effet : « Croyez en Dieu, croyez aussi en moi » (Jean 14.1), je voudrais bien savoir pourquoi il se distinguerait de Dieu par la nature, lui qui ne s’en distingue pas en demandant pour lui le même honneur ? Car il précise bien : « Croyez aussi en moi », tout comme il avait dit : « Croyez en Dieu. » Par ces mots : « En moi », n’est-on pas en droit de comprendre qu’il nous indique quelle est sa nature ? Si tu distingues la foi que l’on doit avoir envers le Père, de celle que l’on doit avoir envers le Fils, alors soit ! Distingue leur nature ! Oui, si la vie[28] consiste à croire en Dieu, sans croire au Christ, tu peux alors arracher au Christ le nom et le caractère propre d’être Dieu. Mais si croire au Christ assure la perfection de la vie chez ceux qui croient en Dieu, au lecteur avisé de peser la force de cette parole : « Croyez en Dieu, croyez aussi en moi ! »
[28] Hilaire insiste sur la vie qui découle de la foi dans le Fils, source de vie.
Car par ces mots : « Croyez en Dieu, croyez aussi en moi », le Christ, en unissant la foi que l’on doit avoir en lui, à la foi que l’on doit avoir en Dieu, unit aussi sa nature à celle de Dieu, puisqu’après avoir fait mention du Dieu en qui il faut croire, il nous enseigne qu’il faut croire en lui : par là, il nous apprend qu’il est Dieu, puisque ceux qui croient en Dieu doivent croire en lui. Et pourtant, il enlève tout prétexte à une confusion impie[29], car s’il nous demande de croire en Dieu et en lui, il ne laisse à notre foi aucune raison de le croire un Dieu solitaire.
[29] Celle de Sabellius, pour qui le Père et le Fils ne sont que des manières de parler.
En plusieurs endroits, et même dans la plupart de ses enseignements, le Seigneur nous avait exposé en tous points ce mystère : reconnaissant Dieu le Père, il maintient qu’il est un avec lui. Et s’il se place dans l’unité du Père, il n’affirme pas cependant que cette unité est celle d’une personne unique et solitaire.
Mais voici encore un autre texte où il nous enseigne le plus clairement possible, le mystère de son unité avec le Père et de sa naissance divine : « Pour moi, nous dit-il, j’ai mieux que le témoignage de Jean. Car les œuvres que le Père m’a donné d’accomplir, ces œuvres mêmes que je fais, me rendent témoignage que le Père m’a envoyé. Et le Père qui m’a envoyé, rend lui-même témoignage à mon sujet. Vous n’avez jamais entendu sa voix, vous n’avez jamais vu son visage, et sa parole n’habite pas en vous, puisque vous ne croyez pas en celui qu’il a envoyé » (Jean 5.36-38).
Comment savoir vraiment que le Père a rendu témoignage au Fils, puisque personne ne l’a vu, et que sa voix ne s’est pas fait entendre ? Et pourtant, je me souviens qu’une voix s’est faite entendre du haut du ciel, et qu’elle disait : « Celui-ci est mon Fils Bien-aimé, en qui j’ai mis mes complaisances : écoutez-le ! » (Matthieu 17.5). Comment dire alors que la voix de Dieu n’a pas été entendue, puisque la voix que l’on a perçue se présente elle-même comme la voix du Père ? Mais ceux qui demeuraient à Jérusalem n’ont peut-être pas saisi cette voix que seul Jean a entendue dans le désert[30] !
[30] Cf. Matthieu 3.17. Hilaire attribue au baptême de Jésus ce qui est dit à la Transfiguration.
Cherchons donc comment le Père a rendu témoignage au Christ à Jérusalem. Car en ce texte, le Seigneur ne fait pas appel au témoignage de Jean qui a perçu une voix venant du ciel, mais il présente un témoignage préférable à celui de Jean. Il nous précise en quoi consiste ce témoignage : « Car les œuvres que le Père m’a donné d’accomplir, les œuvres mêmes que je fais, me rendent témoignage que le Père m’a envoyé » (Jean 5.36). Je le reconnais : ce témoignage a du poids : personne d’autre que le Fils envoyé du Père, ne pourrait accomplir de telles œuvres. L’œuvre menée à bien par le Fils est son propre témoignage.
Quelle est la suite du texte ? « Et le Père qui m’a envoyé, rend lui-même témoignage à mon sujet. Vous n’avez jamais entendu sa voix, vous n’avez jamais vu son visage, et sa parole n’habite pas en vous » (Jean 5.37-38). Seraient-ils donc exempts de faute, ces Juifs qui n’ont pas su reconnaître le témoignage du Père, eux qui ne l’ont jamais vu ni entendu, et en qui ne demeure pas sa parole ? Non, ils n’ont pas l’excuse d’ignorer son témoignage, puisque le Fils déclare que le témoignage que portent ses œuvres, c’est le témoignage rendu par son Père. Ses œuvres attestent donc qu’il est l’envoyé du Père. Mais le témoignage de ses œuvres, c’est le témoignage du Père. Et puisque l’œuvre du Fils, c’est le témoignage du Père, il nous reste forcément à conclure que la nature qui est à l’œuvre dans le Christ, est précisément celle-là même par laquelle le Père est aussi son témoin. Et ainsi, le Christ qui agit, et le Père qui témoigne dans l’œuvre du Christ, nous montrent qu’ils jouissent d’une nature inséparable, en vertu de la naissance du Fils, puisque l’œuvre même du Christ montre le témoignage que rend Dieu, au sujet du Christ.
C’est pourquoi les Juifs ne sont pas exempts de péché pour avoir méconnu ce témoignage, puisque l’œuvre du Christ est le témoignage du Père à son sujet. S’ils n’ont pas entendu la voix du Père qui rend témoignage, s’ils n’ont pas vu son visage, s’ils n’ont pas sa parole qui demeure en eux, ils ont eu du moins, connaissance de ce témoignage. Car après ces mots : « Vous n’avez jamais entendu sa voix, vous n’avez jamais vu son visage, et sa parole n’habite pas en vous » (Jean 5.37-38), pour nous permettre de comprendre pourquoi ils n’avaient pas entendu sa voix, ni vu son visage, pourquoi sa parole ne demeurait pas en eux, alors que le Père avait rendu témoignage à son sujet, le Seigneur s’empresse d’ajouter : « Vous ne croyez pas en celui qu’il a envoyé » (Jean 5.38). Par suite, il nous l’indique : si l’on croit en lui, on entendra la voix de Dieu, on verra son visage et sa parole habitera dans les croyants. Car, par suite de l’unité de leur nature, c’est le Père qui, dans le Fils, est entendu, vu et possédé. Le Christ n’est-il pas la preuve de l’existence du Père, puisqu’il est envoyé par lui ? Une différence quelconque de nature le distinguerait-elle du Père, quand ce Père qui rend témoignage au Christ, n’est pas entendu, ni vu, ni connu, si l’on ne croit pas que le Christ est l’envoyé du Père ?
Non, le Fils Unique ne se distingue pas de Dieu, lorsqu’il reconnaît Dieu pour son Père. Mais révélant le Dieu Père par ce terme de Père, il s’inclut lui aussi dans la dignité de Dieu.
Ainsi dans ce même passage où, nous disait-il, ses œuvres rendent témoignage qu’il est l’envoyé du Père, le Christ nous laisse entendre que le Père, lui aussi, témoigne qu’il l’a envoyé ; car il ajoute : « Et vous ne cherchez pas la gloire de celui qui est le seul Dieu » (Jean 5.44). Il ne s’agit pourtant pas là d’une parole citée hors de son contexte : ce qui précédait nous préparait à croire en l’unité de nature du Père et du Fils. Car plus haut, le Seigneur s’exprimait ainsi : « Vous ne voulez pas venir à moi pour avoir la vie ! La gloire, je ne la reçois pas des hommes ! D’ailleurs, je vous connais : l’amour de Dieu n’est pas en vous. Je suis venu au nom de mon Père, et vous ne me recevez pas ; qu’un autre vienne en son nom, vous le recevrez ! Comment pouvez-vous croire, vous qui tirez votre gloire des hommes, et qui ne recherchez pas la gloire de celui qui est le seul Dieu ? » (Jean 5.40-44).
Le Christ n’a que faire de la gloire des hommes. La gloire est à chercher auprès de Dieu, et c’est le propre de ceux qui n’ont pas la foi, de la recevoir les uns des autres. Quelle gloire en effet, un homme peut-il apporter à un autre homme ? C’est pourquoi le Christ le déclare : il le sait, l’amour de Dieu n’est pas en ses interlocuteurs. Et la raison pour laquelle cet amour de Dieu n’est pas en eux, c’est qu’ils ne le reçoivent pas, lui qui vient au nom de son Père.
Je te le demande : Qu’est-ce à dire qu’il vient au nom de son Père ? Est-ce différent de dire qu’il vient au nom de Dieu ? Et si l’amour de Dieu n’est pas en ces Juifs, n’est-ce pas précisément parce qu’ils n’ont pas reçu celui qui vient au nom de Dieu ? Et celui-ci ne nous laisse-t-il pas entendre qu’il possède la nature divine lorsqu’il dit : « Vous ne voulez pas venir à moi pour avoir la vie ! » N’avait-il pas déjà dit dans le même passage : « En vérité, en vérité, je vous le dis, l’heure vient, et nous y sommes, où les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et ceux qui l’auront entendue, vivront » (Jean 5.25) ! Le Christ vient au nom du Père ; il n’est donc pas le Père, mais il n’est pourtant pas sans jouir de cette nature divine qui est celle du Père, car en tant que Fils et en tant que Dieu, c’est sa caractéristique propre de venir au nom de Dieu le Père.
Après lui, on en recevra un autre qui lui aussi, viendra au nom du Père. Mais lui, il ne sera qu’un homme ; les hommes en attendront de la gloire, et en retour, ils le glorifieront ; et pourtant, il mentira lorsqu’il prétendra venir au nom du Père. Ici, c’est clair, le Seigneur veut parler de l’Antéchrist, qui se glorifie en abusant les gens avec le nom du Père. Les hommes l’honoreront et ils en recevront de la gloire, car ils accueilleront cet esprit d’erreur ; aussi ne chercheront-ils plus à glorifier celui qui est le seul Dieu.
Si les Juifs n’ont pas l’amour de Dieu, c’est qu’ils n’ont pas reçu le Christ lorsqu’il est venu au nom de son Père ; en recevant plutôt un autre qui vient lui aussi, au nom du Père, et en se rendant gloire les uns aux autres, ils ne recherchent pas la gloire de celui qui est le seul Dieu ; dès lors ne pourrait-on pas en déduire que le Christ ne s’inclut pas forcément dans la gloire du Dieu unique : car si les Juifs ne cherchent pas la gloire du seul Dieu, ce pourrait être parce qu’ils ne reçoivent pas le Christ, mais l’Antéchrist ? Mais c’est refuser de rendre gloire au seul Dieu, de rejeter celui en qui réside nécessairement la gloire du seul Dieu, de repousser celui en qui ils auraient dû rechercher la gloire du seul Dieu, s’ils l’avaient reçu.
Et ici encore, dans le même passage, nous en trouvons l’assurance : au début on peut lire : « … afin que tous honorent le Fils comme ils honorent le Père. Qui n’honore pas le Fils, n’honore pas le Père qui l’a envoyé » (Jean 5.23). Seuls des êtres identiques en nature méritent un honneur égal ; un même honneur à rendre ne permet pas d’établir une distinction entre ceux qui doivent le recevoir. Si le mystère de la naissance exige que soit rendu au Père et au Fils un honneur égal, le Fils doit alors être honoré autant que le Père. Et puisque les Juifs ne recherchent pas la gloire du seul Dieu, c’est donc qu’il n’est pas en dehors de la gloire du seul Dieu, celui qui jouit d’un honneur identique et unique, et qui est Dieu. Celui qui n’honore pas le Fils, n’honore pas non plus le Père ; de même celui qui ne recherche pas la gloire du seul Dieu, ne recherche pas non plus la gloire du Christ.
La gloire du Christ est donc inséparable de la gloire de Dieu. Que la gloire de l’un et de l’autre soit une gloire unique et identique, le Seigneur nous le confirme par sa remarque lorsqu’on lui annonce la maladie de Lazare : « Cette maladie ne va pas à la mort, mais elle est pour la gloire de Dieu, afin que par elle, le Fils de l’Homme soit glorifié » (Jean 11.4).
La mort de Lazare servira à la gloire de Dieu, lorsque le Fils de Dieu sera glorifié par Lazare. Y a-t-il lieu d’en douter ? La gloire de Dieu, c’est la gloire du Fils de Dieu, puisque la mort de Lazare qui sera pour la gloire de Dieu, servira à glorifier le Fils de Dieu ! Ainsi le Christ nous enseigne qu’il jouit d’une même nature que le Père par suite de sa naissance, puisque la maladie de Lazare a pour fin de glorifier Dieu ; et le mystère de la foi est sauf, puisque le Fils de Dieu doit être glorifié par Lazare ! Par là, il faut comprendre que le Fils de Dieu est Dieu, mais le reconnaître comme Dieu ne doit pas nous faire oublier qu’il est aussi Fils de Dieu : si Dieu est glorifié par la résurrection de Lazare, le Fils de Dieu en est comblé de gloire.
La naissance du Vivant, à partir du Vivant, est inséparable du mystère de la nature divine. Le Fils de Dieu ne souffre aucune altération dans sa manière d’être, si bien que la véritable nature du Père demeure en lui. Car même en ces passages où le Christ, après avoir proclamé qu’il n’y a qu’un seul Dieu, semble laisser entendre, par l’emploi de cette expression : « un seul », qu’il ne possède pas la nature divine, il se place pourtant au sein de la nature du Père, sans porter atteinte à notre foi en un seul Dieu.
En effet, interrogé par un scribe sur le premier commandement de la Loi, il répond : « Ecoute, Israël, le Seigneur ton Dieu est l’unique Seigneur. Et tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tous tes biens et de toute ta force. C’est le premier commandement. Le second lui est semblable : tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n’y a pas de plus grand commandement que ceux-là » (Marc 12.29-31).
Nos gens estiment que le Christ se déclare ici d’une autre nature que celle du Dieu unique et qu’il n’a pas droit à ce qu’on lui rende un culte, puisqu’il reconnaît comme premier commandement : « Ecoute, Israël, le Seigneur ton Dieu est l’unique Seigneur ». Et l’on poursuit : Dans la suite de ce texte, se présente-t-il vraiment comme l’objet d’un culte, puisque la Loi nous appelle à l’amour de nos proches, tout comme elle nous avait commandé de croire en un seul Seigneur ?
Mais la réponse du scribe n’est pas à négliger. Il constate : « Bien. Maître, tu as eu raison de dire que Dieu est unique et qu’il n’y en a pas d’autre que lui qui doive être aimé de tout son cœur, de toutes ses forces et de toute son âme ; et aussi qu’il faut aimer son prochain comme soi-même. Ce commandement est plus grand que tous les holocaustes et tous les sacrifices » (Marc 12.32-33). Cette réponse du scribe semble bien concorder en tous points avec les dires du Seigneur : il nous faut aimer au fond de notre cœur le Dieu unique, mais aussi avoir une grande affection pour notre prochain, à la mesure de l’amour incontestable que nous avons pour nous-mêmes ; il reconnaît aussi que l’amour envers Dieu et le prochain est préférable aux holocaustes et aux sacrifices.
Mais voyons ce qui suit.
« Jésus, voyant qu’il avait bien répondu, lui dit : Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu » (Marc 12.34). Que veut dire une réponse aussi réservée ? La foi qui rend l’homme parfait pour le Royaume des deux est bien : croire en un seul Dieu, le chérir de toute son âme, de toutes ses forces et de tout son cœur, aimer aussi son prochain comme soi-même. Ce scribe ne serait-il donc pas déjà dans le Royaume de Dieu, plutôt que : « pas loin » ?
Selon un autre texte, le Royaume des cieux est donné à ceux qui revêtent l’homme nu, visitent le malade, servent à manger à l’affamé, abreuvent celui qui a soif, et vont souvent voir le prisonnier : « Venez les bénis de mon Père, prenez possession du royaume qui vous a été préparé dès l’origine du monde » (Matthieu 25.34). Ailleurs, ce royaume est la récompense promise aux pauvres en esprit : « Bienheureux les pauvres en esprit, car le Royaume des cieux est à eux » (Matthieu 5.3). Pour tous ceux-ci, leur gain est parfait, leur jouissance est complète, les voici tranquilles : l’héritage du Royaume leur est assuré !
La déclaration du jeune homme[31] avait-elle moins de valeur que tout cela ? Car puisqu’il met sur le même pied l’amour de soi-même et l’amour du prochain, que lui manque-t-il pour arriver à la perfection qu’assure une bonne conduite ? C’est donc qu’être bienveillant à l’occasion et prêt à rendre service n’est pas encore la charité parfaite : certes, la charité parfaite, parce qu’elle ne néglige rien de ce qu’elle doit à l’autre, s’acquitte de tout ce qu’exige une bienveillance qui rend à l’autre autant qu’il lui a été donné. Mais l’ignorance du scribe le retient éloigné du mystère parfait ; si le Seigneur loue sa déclaration où il fait preuve de sa foi, s’il lui répond qu’il n’est pas loin du Royaume de Dieu, il ne s’engage pourtant pas encore à lui donner ce que possède déjà la bienheureuse espérance. Car il y tendait d’un pas allègre, lui qui plaçait au-dessus de tout la tendresse envers Dieu et qui mettait l’amour du prochain sur le même pied que l’amour de soi-même. Du moins, comme il faisait passer l’amour de Dieu avant la charité envers le prochain, il n’était plus tenu aux prescriptions des holocaustes et des sacrifices. Il n’était pas loin du mystère de l’Evangile.
[31] Hilaire parle d’un « jeune homme », alors que dans Marc (Marc 12.28) rien ne précise que le scribe était un adolescent. Confusion avec Matthieu 19.22.
Le même passage nous permet de comprendre pourquoi le Seigneur dit au scribe : Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu, plutôt que : Tu seras dans le Royaume de Dieu. Voici la suite du texte : « Et personne n’osait plus l’interroger. Jésus enseignant dans le temple, dit en guide de réponse : Comment les scribes précisent-ils que le Christ est fils de David ? Car David lui-même, dit dans l’Esprit-Saint : Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Siège à ma droite jusqu’à ce que j’aie fait de tes ennemis un escabeau pour tes pieds. David lui-même l’appelle : Seigneur –, comment peut-il être son fils ? » (Marc 12.34-37).
Le scribe n’est pas loin du Royaume de Dieu quand il reconnaît un Dieu unique qui doit être aimé par-dessus tout. Mais sa propre déclaration lui signale qu’il ignore le mystère contenu dans la Loi, qu’il ne sait pas que le Christ Seigneur, Fils de Dieu, doit être inclus dans la confession d’un seul Seigneur, par la nature de sa naissance. Avouer, selon la Loi, qu’il n’y a qu’un unique Seigneur, semblait ne laisser au Fils de Dieu rien qui lui permette d’exister dans le mystère de l’unique Seigneur. Aussi le Christ demande au scribe : David peut-il appeler le Christ son fils ? Puisque David le reconnaît pour son Seigneur, il serait contraire à la nature que le fils d’un tel patriarche soit aussi son Seigneur. C’est pourquoi le Seigneur s’adresse au scribe qui ne voit en lui que la chair, et ne le saisit que comme le fils de Marie, laquelle est une descendante de David[32], et lui rappelle que, selon l’Esprit, le Christ est plutôt le Seigneur de David que son fils.
[32] Cf. Matthieu 1.20 ; Romains 1.3-4.
C’est donc que ce texte : « Ecoute, Israël, le Seigneur ton Dieu est l’unique Seigneur » (Marc 12.29) n’envisage pas le Christ comme étant en dehors de l’unique Seigneur, lui que le Seigneur a engendré de son sein avant l’aurore[33] ; ce n’est pas que le Christ oublie la Loi et qu’il ne sache qu’on ne doit reconnaître aucun autre Seigneur que le Dieu unique ; mais sans porter atteinte à la foi qui découle de la Loi, on doit comprendre qu’il est Seigneur, lui qui, par le mystère d’une naissance conforme à la nature, procède du sein du Dieu incorporel. Puisqu’il est l’Un né de l’Un, par la nature de l’unique Seigneur, il a en lui d’être par nature ce qu’est le Seigneur.
[33] Cf. Psaumes 109.5.
Reste-t-il donc maintenant encore quelque point obscur ? Le Seigneur lui-même nous enseigne que le premier commandement de la Loi consiste à reconnaître et à aimer l’unique Seigneur, et pour convaincre le scribe qu’il est Seigneur, il lui apporte, non pas son propre témoignage, mais le témoignage du prophète, ce témoignage laissant toutefois entendre que s’il est Seigneur, c’est qu’il est Fils de Dieu.
En effet, par sa naissance, le Christ demeure dans le mystère du Dieu Un, car, possédant en lui la nature de Dieu, le Fils de Dieu n’en sort pas pour constituer un autre Dieu d’une nature différente. Et la vérité de cette génération n’enlève pas au Père son titre de Seigneur et donne au Fils d’être lui aussi, le Seigneur. Ainsi le Père conserve sa primauté, et le Fils garde sa nature. Par là, bien que Dieu le Père soit le seul Seigneur, le Seigneur Unique engendré n’est pas séparé du seul Seigneur, puisque Unique né de l’Unique, il existe comme personne, dans le seul Seigneur.
C’est ainsi que, tout en enseignant selon la Loi, qu’il n’y a qu’un unique Seigneur, le Christ tient à préciser par le témoignage du prophète, que lui aussi est Seigneur.