Le christianisme regardait comme un dogme fondamental l’unité de Dieu, et ses docteurs avaient dû y insister contre le dualisme plus ou moins explicite de la gnose. Il admettait, d’autre part, comme non moins certaine la divinité de Jésus-Christ. Entre ces deux croyances une contradiction semblait exister qui ne pouvait manquer d’attirer de bonne heure l’attention des théologiens. Comment concilier la foi en un Dieu unique avec la foi en la divinité du Rédempteur ? Comment ne confesser qu’un seul Dieu, si ce Verbe que saint Justin si énergiquement dit être ἕτερος ἀριϑμῷ par rapport au Père, est lui-même Dieu ?
La difficulté en effet avait été aperçue très vite, et on se souvient que les apologistes s’étaient efforcés de la résoudre en remarquant que la présence de la nature divine dans le Fils est l’effet d’une communication et d’une distribution, non d’une division. D’autres docteurs, signalés par saint Justin (Dial., cxxviii), avaient adopté une autre solution. Ils enseignaient que le Verbe était simplement une puissance (δύναμις) de Dieu, inséparable de lui comme la lumière l’est du soleil, qu’il étendait hors de lui ou retirait à lui à sa volontéa, et à laquelle on donnait différents noms, ange, gloire, homme, logos, suivant la forme qu’elle prenait ou les fonctions que l’on considérait en elle. Ces docteurs étaient-ils chrétiens, où étaient-ce, comme le pense Otto, des juifs alexandrins ? Nous l’ignorons. Saint Justin, en tout cas, repousse leur explication comme ne mettant entre le Père et le Verbe qu’une distinction purement nominale : et il est impossible en effet de n’être pas frappé de l’analogie qu’elle présente avec certains systèmes sabelliens du ive siècle.
a – Δύναμιν αὐτοῦ προπηδᾶν ποιεῖ, καὶ, ὅταν βούληται, πάλιν ἀναστέλλει εἰς αὐτόν.
Elle fut reprise cependant moins de cinquante ans après saint Justin, mais en réaction d’une autre erreur qui l’avait précédée : la négation de la divinité de Jésus-Christ.
Il s’est produit à ce propos dans l’histoire ecclésiastique, et dans l’histoire des dogmes en particulier, une confusion qu’il faut dissiper en quelques mots.
On a supposé que ces deux erreurs, la négation de la divinité de Jésus-Christ et le patripassianisme ou modalisme, étaient nées toutes deux de la préoccupation de maintenir l’unité, la monarchie divineb, et on leur a donné le nom commun de monarchianisme. Puis, pour les distinguer entre elles, on a surnommé la première monarchianisme dynamique, parce qu’elle n’admettait, comme présente en Jésus-Christ, que la puissance ou la grâce (δύναμις), et non l’essence même de Dieu (οὐσία) ; tandis que l’on surnommait la seconde monarchianisme patripassien, parce qu’elle attribuait à Dieu en général ou au Père les souffrances de Jésus-Christ. Or, de ces dénominations, la dernière est historiquement exacte et avouée des contemporains. Mais jamais ceux-ci n’ont donné le nom de monarchianisme à l’hérésie de Théodote et d’Artémon, et surtout — chose plus importante — on ne voit nulle part que Théodote et Artémon aient été amenés à nier la divinité du Christ par le désir de sauvegarder l’unité, la monarchie divine. Cette monarchie stricte résultait sans doute de leur système, mais elle n’en a pas été la raison d’être, et c’est pourquoi le nom de monarchianisme ne lui convient pasc. M. Harnack a proposé de le remplacer par celui d’adoptianisme. C’est la doctrine qui fait de Jésus-Christ non le fils naturel, mais le fils adoptif de Dieu par la grâce. Cette appellation nous semble plus juste, et nous nous en servirons ici.
b – Novatien semble confirmer cette manière de voir (De Trinitate, 30).
c – L’hérésie de Théodote n’est pas une hérésie trinitaire, comme celle de Noet, mais bien christologique.
[Elle a sans doute l’inconvénient de désigner déjà une hérésie espagnole du viiie siècle, mais la confusion est facile à éviter, et puisqu’il faut toujours faire une distinction, celle-ci portera du moins sur un terme exact.]
L’adoptianisme s’est montré successivement dans deux centres assez éloignés l’un de l’autre, à Rome à la fin du iie siècle, et vers 260-270 à Antioche. Ces deux manifestations sont reliées entre elles par le nom d’Artémon, et la dernière, à son tour, a rattaché, par le lieu où elle s’est produite, l’adoptianisme à l’arianisme. Il sera question plus loin de l’adoptianisme à Antioche : nous nous occuperons exclusivement, dans ce paragraphe, de l’adoptianisme romain.
Il eut pour premier auteur un riche corroyeur de Byzance nommé Théodoted, érudit et d’une éducation soignée, qui, ayant apostasié dans une persécution, vint à Rome pour y cacher sa honte. Il fut reconnu, et, pour se justifier, allégua qu’après tout, en reniant Jésus-Christ, il n’avait pas renié Dieu, mais seulement un hommee. Pressé de s’expliquer, il développa sa doctrine et s’efforça de l’appuyer sur des textes de l’Écriture dont saint Epiphane a conservé la liste et le commentaire. Cette doctrine est fort simple et rapportée substantiellement de la même façon par nos diverses sources. Sur la création, disent les Philosophoumena (vii, 35), Théodote admettait l’enseignement de l’Église. Mais d’après lui, Jésus n’était qu’un homme né d’une vierge, qui avait vécu plus religieusement (εὐσεβέστατον) que ses semblables. A son baptême dans le Jourdain, le Christ était descendu sur lui sous la figure d’une colombe, et lui avait communiqué les puissances (δυνάμεις) dont il avait besoin pour remplir sa mission. C’est pour cela qu’avant ce moment, il n’est pas, dans sa vie, question de miracles. Cette effusion du Christ, ainsi confondu avec l’Esprit-Saint, n’avait pas fait sans doute que Jésus devînt Dieu. Il l’était toutefois devenu, au dire de quelques théodotiens, après sa résurrection.
d – Sources spéciales : Hippolyte, Philosophoumena, VII, 35 ; X, 23 ; IX, 3, 12 ; X, 2T ; Contra Noetum, 3, 4. Le traité contre Artémon cité par Eusèbe, H. E., 5.28. Philastrius, 50, 8. Epiphane, Haer. liv. Pseudo-Tertullien, 23.
e – Θεὸν ἐγὼ οὐκ ἠρνησάμην, ἀλλὰ ἄνϑρωπον ἠρνησάμην (Épiphane, Haer, 1)
Vers 190, Théodote fut excommunié par le pape Victor. Il parvint cependant à maintenir son parti, et même à organiser à Rome une communauté schismatique. Recrutée dans un cercle étroit de lettrés et d’érudits, celle-ci ressembla plutôt à une école qu’à une église. Les études y étaient en honneur, mais — nous disent, il est vrai, des adversaires — avec une tendance rationaliste et positiviste marquée. Les auteurs préférés étaient Euclide, Aristote, Théophraste, Galien : des logiciens, des géomètres, des médecins. La méthode que l’on puisait dans leurs ouvrages était ensuite appliquée à l’explication des Écritures. D’interpréter celles-ci suivant la tradition et en conformité avec l’enseignement de l’Église on ne se souciait guère ; mais on se préoccupait d’en établir exactement le texte, et d’en ramener les exemplaires à la correction primitive, ce sur quoi d’ailleurs on ne parvenait pas à s’entendre. L’exégèse en était exclusivement grammaticale et littérale : elle se réduisait aux syllogismes conjonctifs ou disjonctifs qu’il était possible d’extraire d’un passage donné.
Entre les théodotiens qui se distinguèrent dans ces exercices, le traité contre Artémon, qui donne ces détails, signale Asclépias ou Asclépiodote, Hermophile, Apollonius, auxquels il faut joindre sans doute un certain Natalius, qui fut quelque temps évêque du schisme sous Zéphyrin. Mais de tous les disciples du corroyeur, le plus connu est un second Théodote, surnommé le banquier, qui fonda la secte particulière des Melchisédéciens.
Il partageait sur la personne de Jésus les erreurs de son maître, en y ajoutant sur celle de Melchisédec des spéculations bizarres. Celui-ci était plus grand que Jésus : il était la plus grande puissance (δύναμίν τινα μεγίστην), « la vertu céleste de la grâce principale », médiateur entre Dieu et les anges, et aussi, dit saint Épiphane (Haer. lv, 8), entre Dieu et nous (εἰσαγωγέα), spirituel et Fils de Dieu (πνευματικὸς καὶ υἱὸς ϑεοῦ). C’est pourquoi nous devons lui présenter nos offrandes, afin qu’il les présente à son tour pour nous, et que par lui nous obtenions la vie. — Quelle était au juste la portée de ces expressions, il n’est pas aisé de le dire. Remarquons seulement que le premier Théodote semble avoir confondu le Christ avec l’Esprit-Saint ; d’autre part nous voyons ici Melchisédec nommé — avec allusion à Hébreux.7.3, évidemment — fils de Dieu. Or, saint Épiphane (Haer. lv, 5, 7) nous apprend qu’un peu plus tard, Melchisédec était identifié par un Égyptien, Hiéracas, avec l’Esprit-Saint, et par certains chrétiens avec le Fils de Dieu qui serait apparu à Abraham. D’étranges malentendus se sont évidemment produits ici qu’il suffit d’avoir signalés.
[Plusieurs auteurs en effet ont vu en Melchisédec une théophanie. Ceci explique qu’on l’ait identifié avec le Fils ou le Saint-Esprit, et que Théodote l’ait proclamé plus grand que Jésus homme.]
Le dernier représentant de l’adoptianisme en Occident fut Artémon ou Artémas. Nous ne savons guère sur lui que ce que nous apprend le traité contre son système cité par Eusèbe (H. E., 5.28). Il dut enseigner à Rome vers l’an 235 ou même plus tard, et est présenté par le troisième concile d’Antioche, tenu en 266-269, comme le père en hérésie de Paul de Samo-sate, et vivant encore à cette époque (H. E., 7.30.16-17). Quant à ses relations avec l’école théodotienne, elles sont assez obscures. Théodote avait été condamné par le pape Victor vers 190. Or, Artémon prétendait que la doctrine qu’il prêchait lui-même avait été celle de l’Église romaine jusqu’à Zéphyrin exclusivement (199-218). Comment, s’il n’avait fait que continuer et répéter Théodote, aurait-il pu émettre pareille assertion ? Il a donc vraisemblablement existé au moins une nuance entre les deux écoles ; mais nous ignorons en quoi elle consistait. On sait seulement qu’Artémon niait, lui aussi, la divinité de Jésus-Christ.