Troisième comparution – Trésor des indulgences – La foi – Humble requête – Réponse du légat – Réplique de Luther – Colère du légat – Luther sort – Première défection
Le vendredi, 14 octobre, Luther retourna chez le cardinal, accompagné des conseillers de l’Électeur. Les Italiens se pressaient comme à l’ordinaire autour de lui et assistaient en grand nombre à la conférence. Luther s’avança et présenta au légat sa protestation. Les gens du cardinal regardaient avec étonnement cet écrit, si audacieux à leurs yeux. Voici ce que le docteur de Wittemberg y déclarait à leur maîtrer :
r – L. Opp. (L.) XVII, p. 187.
« Vous m’attaquez sur deux points. D’abord, vous m’opposez la constitution du pape Clément VI, dans laquelle il doit être dit que le trésor des indulgences est le mérite du Seigneur Jésus-Christ et des saints, ce que je nie dans mes thèses.
Panormitanus (Luther désignait par ce nom Ives, auteur du fameux recueil de droit ecclésiastique intitulé Panormia, et évêque de Chartres à la fin du onzième siècle), Panormitanus déclare dans son premier livre, qu’en ce qui regarde la sainte foi, non seulement un concile général, mais encore chaque fidèle, est au-dessus du pape, s’il peut citer des déclarations de l’Écriture et des raisons meilleures que celles du papes. La voix de notre Seigneur Jésus-Christ s’élève beaucoup au-dessus de toutes les voix des hommes, quels que soient les noms qu’ils portent.
s – … Ostendit in materia fidei, non modo generale concilium esse super papam, sed etiam quemlibet fidelium, si melioribus nitatur auctoritate et ratione quam papa. (L. Opp. lat. I, p. 209.)
Ce qui me cause le plus de peine et me donne le plus à penser, c’est que cette constitution renferme des doctrines tout à fait opposées à la vérité. Elle déclare que le mérite des saints est un trésor, tandis que toute l’Écriture témoigne que Dieu récompense bien plus richement que nous ne l’avons mérité. Le prophète s’écrie : Seigneur, n’entre point en jugement avec ton serviteur, car nul homme vivant ne sera trouvé juste devant toi ! (Psa.143.2) Malheur aux hommes, quelque honorable et quelque louable que leur vie puisse être, dit saint Augustin, s’il devait être prononcé sur elle un jugement dont la miséricorde fût excluet !
t – Confess. IX.
Ainsi les saints ne sont pas sauvés par leurs mérites, mais uniquement par la miséricorde de Dieu, comme je l’ai déclaré. Je maintiens ceci et j’y demeure ferme. Les paroles de l’Écriture sainte qui déclarent que les saints n’ont pas assez de mérites, doivent être mises au-dessus des paroles des hommes qui affirment qu’ils en ont trop. Car le pape n’est pas au-dessus, mais au-dessous de la Parole de Dieu. »
Luther ne s’en tient pas là : il montre que si les indulgences ne peuvent être le mérite des saints, elles ne sont pas davantage le mérite de Christ. Il fait voir que les indulgences sont stériles et sans fruit, puisqu’elles n’ont d’autre effet que d’exempter les hommes de faire des bonnes œuvres, telles que la prière et l’aumône. « Non, s’écrie-t-il, le mérite de Christ n’est pas un trésor d’indulgences qui exempte du bien, mais un trésor de grâce qui vivifie. Le mérite de Christ est appliqué au fidèle sans indulgences, sans clefs, par le Saint-Esprit seul, et non par le pape. Si quelqu’un a une opinion mieux fondée que la mienne, ajoute-t-il en terminant ce qui regarde ce premier point, qu’il la fasse connaître, et alors je me rétracterai.
J’ai affirmé, dit-il en en venant au second article, qu’aucun homme ne peut être justifié devant Dieu, si ce n’est par la foi, en sorte qu’il est nécessaire que l’homme croie avec une entière assurance qu’il a obtenu grâce. Douter de cette grâce, c’est la rejeter. La foi du juste est sa justice et sa vieu. »
u – Justitia justi et vita ejus, est fides ejus. (L. Opp. lat. I, p. 211.)
Luther prouve sa proposition par une multitude de déclarations de l’Écriture.
« Veuillez donc intercéder pour moi auprès de notre très saint seigneur le pape Léon X, ajoute-t-il, afin qu’il ne me traite pas avec tant de défaveur… Mon âme cherche la lumière de la vérité. Je ne suis pas tellement orgueilleux, tellement désireux d’une vaine gloire, que j’aie honte de me rétracter si j’ai enseigné des choses fausses. Ma plus grande joie sera de voir triompher ce qui est selon Dieu. Seulement qu’on ne me force pas à faire quoi que ce soit contre le cri de ma conscience. »
Le légat avait pris la déclaration des mains de Luther. Après l’avoir parcourue, il lui dit froidement : « Tu as fait là un verbiage inutile ; tu as écrit beaucoup de paroles vaines ; tu as répondu follement aux deux articles, et tu as noirci ton papier d’un grand nombre de passages de la sainte Écriture, qui ne se rapportent point au sujet. » Puis, d’un air dédaigneux, de Vio jeta la prostestation de Luther, comme n’en faisant aucun cas, et recommençant sur le ton qui lui avait assez bien réussi dans la dernière entrevue, il se mit à crier de toutes ses forces que Luther devait se rétracter. Celui-ci fut inébranlable. « Frère ! frère ! s’écrie alors de Vio en italien, la dernière fois tu as été très bon, mais aujourd’hui tu es tout à fait méchant. » Puis le cardinal commence un long discours, tiré des écrits de saint Thomas ; il élève de nouveau de toutes ses forces la constitution de Clément VI ; il persiste à soutenir qu’en vertu de cette constitution, ce sont les mérites mêmes de Jésus-Christ qui sont distribués aux fidèles par le moyen des indulgences. Il croit avoir réduit Luther au silence : celui-ci prend quelquefois la parole ; mais de Vio gronde, tonne sans cesse, et prétend, comme l’avant-veille, s’agiter seul sur le champ de bataille.
Cette manière avait pu avoir quelque succès une première fois : mais Luther n’était pas homme à la souffrir une seconde. Son indignation éclate à la fin ; c’est à son tour de frapper d’étonnement les spectateurs, qui le croient déjà vaincu par la volubilité du prélat. Il élève sa voix retentissante, il saisit l’objection favorite du cardinal, et lui fait payer cher la témérité qu’il a eue d’entrer en lutte avec lui. « Rétracte ! rétracte ! » lui répétait de Vio, en lui montrant la constitution du pape. « Eh bien ! dit Luther, s’il peut être prouvé par cette constitution que le trésor des indulgences est le mérite même de Jésus-Christ, je consens à rétracter, selon la volonté et le bon plaisir de Votre Éminence… »
Les Italiens, qui n’attendaient rien de pareil, ouvrent de grands yeux à ces paroles, et ne peuvent se contenir de joie de voir l’adversaire pris enfin dans le filet. Pour le cardinal, il est comme hors de lui ; il rit tout haut, mais d’un rire auquel se mêlent l’indignation et la colère ; il s’élance, il saisit le livre dans lequel est contenue la fameuse constitution ; il la cherche, il la trouve, et, tout fier de la victoire dont il se croit sûr, il lit à haute voix, avec fougue et tout haletantv. Les Italiens triomphent ; les conseillers de l’Électeur sont inquiets et embarrassés ; Luther attend son adversaire. Enfin, quand le cardinal en vient à ces paroles : « Le Seigneur Jésus-Christ a acquis ce trésor par sa souffrance, » Luther l’arrête : « Très digne Père, lui dit-il, veuillez bien considérer et méditer avec soin cette parole : Il a acquisw. Christ a acquis un trésor par ses mérites ; les mérites ne sont donc pas le trésor ; car, pour parler avec les philosophes, la cause est autre chose que ce qui en découle. Les mérites de Christ ont acquis au pape le pouvoir de donner de telles indulgences au peuple ; mais ce ne sont pas les mérites mêmes du Seigneur que la main du pontife distribue. Ainsi donc, ma conclusion est véritable, et cette constitution que vous invoquez avec tant de bruit, rend témoignage avec moi à la vérité que je proclame. »
v – Legit fervens et anhelans. (L. Epp. I, p. 145.)
w – Acquisivit. (Ibid.)
De Vio tient encore le livre en ses mains ; ses regards sont encore arrêtés sur le fatal passage : il n’v a rien à répondre. Le voilà pris lui-même dans le piège qu’il a tendu ; et Luther l’y retient d’une main puissante, à l’inexprimable étonnement des courtisans italiens qui l’entourent. Le légat voudrait éluder la difficulté ; mais il n’y a pas moyen : il avait abandonné depuis longtemps et les témoignages de l’Écriture, et les témoignages des Pères ; il s’était réfugié dans cette extravagante de Clément VI, et l’y voilà pris. Cependant il est trop fin pour laisser paraître son embarras. Voulant cacher sa honte, le prince de l’Église change brusquement de sujet, et se jette avec violence sur d’autres articles. Luther, qui s’aperçoit de cette manœuvre habile, ne lui permet pas de s’échapper : il serre et ferme de tous côtés le réseau qu’il a jeté sur le cardinal, et rend l’évasion impossible : « Très révérend Père, » dit-il avec une ironie revêtue de toutes les apparences du respect. « Votre éminence ne peut pourtant pas penser que nous autres Allemands nous ne sachions pas la grammaire : être un trésor et acquérir un trésor sont deux choses très différentes. »
« Rétracte ! lui dit de Vio, rétracte ! ou si tu ne le fais, je t’envoie à Rome pour y comparaître devant les juges qui ont été chargés de prendre connaissance de ta cause. Je t’excommunie, toi, tous tes partisans, tous ceux qui te sont ou te deviendront favorables, et je les rejette de l’Église. Tout pouvoir m’a été donné à cet égard par le saint-siége apostoliquex. Penses-tu que tes protecteurs m’arrêtent ? T’imagines-tu que le pape se soucie de l’Allemagne ? Le petit doigt du pape est plus fort que tous les princes allemands ne le sonty. »
x – L. Opp. (L.)XVII, p. 197.
y – Ibid. (W.) XXII, p. 1331.
« Daignez, répond Luther, envoyer au pape Léon X, avec mes très humbles prières, la réponse que je vous ai remise par écrit. »
Le légat, à ces paroles, tout content de trouver un moment de relâche, s’enveloppe de nouveau dans le sentiment de sa dignité, et dit à Luther avec fierté et colère :
« Rétracte-toi, ou ne reviens pasz. »
z – Revoca aut non revertere (ibid. (L.) XVII. p. 202.)
Cette parole frappe Luther. Cette fois-ci il va répondre autrement que par des discours : il s’incline et il sort. Les conseillers de l’Électeur le suivent. Le cardinal et les Italiens, demeurés seuls, se regardent, tout confus d’une telle issue du débat.
Ainsi le système dominicain, recouvert de l’éclat de la pourpre romaine, avait orgueilleusement éconduit son humble adversaire. Mais Luther sentait qu’il est une puissance, la doctrine chrétienne, la vérité, qu’aucune autorité, séculière, ou spirituelle, ne saurait jamais subjuguer. Des deux combattants, celui qui se retira demeura maître du champ de bataille.
C’est ici le premier pas par lequel l’Église se détacha de la papauté.
Luther et de Vio ne se revirent plus ; mais le réformateur avait fait sur le légat une impression puissante qui ne s’effaça jamais entièrement. Ce que Luther avait dit sur la foi, ce que de Vio lut dans des écrits postérieurs du docteur de Wittemberg, modifia beaucoup les sentiments du cardinal. Les théologiens de Rome virent avec surprise et mécontentement ce qu’il avança sur la justification, dans son commentaire sur l’Épître aux Romains. La Réformation ne recula pas, et ne se rétracta pas ; mais son juge, celui qui n’avait cessé de s’écrier : Rétracte ! changea de vues, et rétracta indirectement ses erreurs. Ainsi fut couronnée l’inébranlable fidélité du réformateur.
Luther retourna dans le monastère où il avait trouvé l’hospitalité. Il était demeuré ferme ; il avait rendu témoignage à la vérité ; il avait fait ce qu’il lui appartenait de faire : Dieu fera le reste ! Son cœur était rempli de paix et de joie.