Théologie Systématique – III. Dogmes Purs

II
Humanité de Jésus-Christ et sa préexistence

1. Humanité

Aperçu historique. — Opinions extrêmes. — Données bibliques, — Importance de ce dogme aux points de vue dogmatique et moral. — Tendance de la théologie nouvelle à relever l’humanité de Jésus-Christ ; ses dangers. — Question de l’anamartésie : « non peccare » ou « non posse peccare » ? — Argument des Unitaires. — Indices d’une nature supérieure même dans ce qui est dit de la nature humaine de Jésus-Christ, Fils de David κατα σαρκα (antithèse qu’emporte cette expression) ; Israël selon la chair, etc. (Romains 1.3, 5).

Le dogme de l’humanité de Jésus-Christ a son histoire comme celui de sa divinité, quoiqu’il ait été l’objet de moins de spéculations et de contestations. Il a été fréquemment nié ou altéré. A côté des Nazaréens, des Ebionites, des rationalistes de tous les temps qui ont dépouillé le Sauveur de sa nature divine, il s’est rencontré des esprits excentriques dans un autre sens qui ont plus ou moins méconnu sa nature humaine. Les Docètes et beaucoup de Gnostiques pensaient qu’il n’avait eu qu’un corps apparent. Les Pauliciens, certains Anabaptistes et quelques Quakers, Pierre Poiret et d’autres mystiques crurent qu’il avait reçu de la Vierge un corps céleste. Les Monophysites soutinrent que l’humanité avait été absorbée en lui par la divinité. D’autres, en lui reconnaissant un corps humain, lui refusèrent une âme humaine (Apollinaire disait que le λογος avait remplacé en lui le νους). Ceux-ci supposèrent que sa nature divine avait tellement pénétré sa nature humaine qu’elle l’avait rendue incorruptible et insensible à la douleur (απαθεις). Ceux-là se figurèrent que son âme préexistait à son incarnation et était, dès le commencement, unie à sa divinité (Origène, Watts). On a aussi disputé sur la forme du corps de Christ…

Il valait la peine de noter ces tendances contraires, dont l’une s’attache à la divinité du Sauveur au point d’anéantir son humanité, tandis que l’autre fait prédominer son humanité jusqu’à nier sa divinité, et qui se sont produites, en des sens différents, à travers les siècles. Pour concilier les deux données générales et, en apparence, contradictoires de l’Écriture, on n’a trouvé d’autre moyen que de les fondre alternativement l’une dans l’autre : conceptions fragmentaires, qui, dans leur opposition, rendent témoignage au dogme complet, constamment professé par l’Église.

L’Écriture enseigne l’humanité de Jésus-Christ. L’Ancien Testament représente le Messie comme la postérité de la femme, le descendant d’Abraham, de Juda, de David, un homme de douleur en qui l’humiliation et la souffrance s’uniraient à la puissance et à la gloire souveraines… Le Nouveau Testament lui donne aussi le nom d’homme (ανηρ ; ανθρωπος ; γενομενος εκ γυναικος). Il nous montre en lui tous les attributs intellectuels, moraux et physiques de l’humanité. Il croissait et se fortifiait en esprit ; il avançait en sagesse ; il était soumis à ses parents ; il était assidu au Temple et à la prière ; il connut la souffrance, la fatigue, la faim, la soif, l’indignation, la pitié ; il vécut et mourut comme nous ; il fut semblable à nous en toutes choses. — Mais deux traits principaux, et probablement solidaires, distinguent Jésus-homme de tous les fils d’Adam : sa naissance fut miraculeuse ; il ne connut pas le péché.

Le dogme, ou le fait de l’humanité de Jésus-Christ n’a pas besoin d’être prouvé aujourd’hui. Bornons nous à observer qu’il importe plus au système chrétien que bien des personnes ne semblent le croire. C’est dans sa nature humaine que le Seigneur a fait propitiation pour nous ; c’est pour le salut du monde que la Parole s’est faite chair. Aussi avec quelle vivacité saint Jean ne combat-il pas les premières apparitions du Docétisme (1 Jean 4.3 ; 2.7) ! L’humanité du Sauveur est donc un article capital au point de vue dogmatique. Elle l’est aussi au point de vue religieux et moral, car c’est par là que Jésus-Christ a été l’homme-modèle et que son exemple est devenu la loi de ses disciples.

L’importance de l’humanité de Jésus-Christ grandit encore dans les écoles de nos jours qui basent essentiellement la rédemption sur l’incarnation, et dont la maxime est « que Jésus-Christ est la vie parce qu’il est Dieu, et qu’il est notre vie parce qu’il s’est fait homme. »d

d – Olshausen, Comm. sur saint Jean.

Du reste, un des traits caractéristiques de la nouvelle théologie, sous ses directions et ses formes diverses, est sa tendance à relever l’humanité du Sauveur, qu’elle accuse l’ancienne dogmatique d’avoir amoindrie et annulée en fait, tout en la confessant en principee. Il est possible que ce reproche ne soit pas sans quelque fondement ; car, comment rester parfaitement dans le vrai et ne pas pencher à droite ou à gauche, selon les préoccupations du temps, quand on veut marquer le rapport des deux natures en Celui qui est à la fois le Fils de Dieu et le Fils de l’homme, ce mystère des mystères, que la Révélation atteste simplement comme un fait, et qu’il faut, par cela même, admettre simplement comme tel ? Mais je me défie un peu des réclamations actuelles. D’abord, il faut distinguer celles qui partent des écoles orthodoxes et celles qui viennent des écoles rationalistes. Quoiqu’elles concordent à bien des égards, elles diffèrent par leur esprit et par leur but, elles ont une autre intention et une autre portée. Là, comme partout, le rationalisme se propose de faire disparaître le surnaturel, c’est-à-dire le divin au sens propre. Il grandit l’homme en Jésus-Christ pour qu’on l’y voie seul et qu’on n’y cherche plus le Dieu, ou qu’on n’y trouve que l’homme-Dieu tel qu’il l’entend dans sa phase panthéistique. L’orthodoxie nouvelle, au contraire, d’accord avec l’orthodoxie de tous les temps, maintient l’existence et la nature supérieures du Sauveur. Seulement, elle veut montrer en lui l’homme semblable à nous, afin que l’exemple qu’il nous a laissé ne soit pas celui d’un Être tout à fait à part, qu’on se découragerait d’imiter par l’impossibilité d’y réussir, et que sa vie puisse devenir réellement notre vie. A ce desideratum, pris en soi, nous n’avons rien à redire, car il est profondément évangélique. Mais pour y ramener le vieux dogme en prétendant le rectifier, on arrive à des déterminations qui vont heurter des données fondamentales de l’Écriture et blesser tout ensemble la raison et la foi. On affirme, par exemple, que le Verbe fait chair s’est dépouillé de toute participation à l’essence divine, qu’il a renoncé, non seulement à l’usage, mais à la possession des attributs divins, que sa divinité a été comme n’étant pas depuis son incarnation jusqu’à sa glorificationf. Cela ne touche-t-il pas à l’impossible ? Comment le Λογος a-t-il pu se priver de son être éternel en restant lui-même ? L’inconcevable, qui ne doit point étonner, ne va-t-il pas là jusqu’au contradictoire, qui ne saurait être admis ? Et, ce qui est plus grave encore, pour avoir l’homme tel que le réclame le système, ne s’expose-t-on pas à perdre le Dieu ? Car si la divinité du Sauveur n’est de rien dans la rédemption, elle n’est de rien dans le Christianisme. Dès qu’elle n’est pas nécessaire à la sotériologie elle devient étrangère à la foi ; et ce dogme, tenu pour fondamental, croule peu à peu comme inutile. J’incline à croire que la doctrine protestante qui repoussa, dès l’origine, et l’idée d’Osiander, d’après laquelle Jésus-Christ ne nous sauve qu’en tant que Dieu, et l’idée de Stancaro, d’après laquelle il ne nous sauve qu’en tant qu’homme, est plus conforme à l’esprit des Écritures que celle qu’on y substitue. Si nous admettons le grand mystère de piété, admettons-le comme un mystère. Jésus-Christ est homme, Jésus-Christ est Dieu. Voilà ce que nous savons, parce que la Révélation le dit. Comment est-il l’un et l’autre ? nous l’ignorons, parce que la Révélation ne le dit pas. Que le fait nous suffise.

e – J. Muller, Dogm.

f – Muller, Dogm.Revue chrétienne, nov. 1857.

Jésus-Christ est homme. Quiconque met son espérance en lui doit travailler à être dans ce monde tel qu’il y a été lui-même (1 Jean 4.17). Il nous est proposé pour modèle en un point qui étonne au suprême degré, savoir le rapport de la fidélité ici-bas avec la gloire d’En haut (Philippiens 2.9 ; Hébreux 12.1-2), cette gloire qu’il possédait dès les temps éternels et dans laquelle il ne faisait que rentrer (Jean 17.5).

Une autre des innombrables questions agitées autrefois à ce sujet, abandonnées pendant un temps et de nouveau reprises, est celle ci : L’anamartésie du Sauveur a-t-elle été le non peccare ou le non posse peccare ? Sa nature supérieure, sans le mettre à l’abri de la tentation, le mettait-elle à l’abri de la chute ? — Il est clair que sur cette question, laissée complètement dans l’ombre par les Livres saints, on peut soutenir le oui ou le non, selon le point de vue où l’on se place, et que l’ancienne dogmatique qui penchait pour l’impeccabilité et la nouvelle qui incline en sens contraire, se balançant entre des probabilités inverses, se trouvent, en définitive, avoir également tort et raison. Si Jésus-Christ ne pouvait succomber, pourquoi la tentation et comment a t-il été semblable à nous en toutes choses ? S’il pouvait tomber comme le premier Adam, que devenait la rédemption qui reposait de toute éternité sur lui ?

cette question a plus ou moins préoccupé à toutes les époques. On s’est toujours demandé : Puisque Jésus-Christ a été fait de femme (γενομενος εκ γυναικος) et qu’il a participé à la chair et au sang, comment n’a-t-il pas participé à la viciosité qui caractérise la race humaine ? — Voici les cinq principaux systèmes de solution qu’on avait vu régner tour à tour dans les temps anciens, et auxquels les spéculations modernes ajouteront sans doute peu de chose :

  1. Jésus-Christ a porté d’En haut un corps céleste.
  2. Son corps a été formé par une création immédiate.
  3. La Vierge était née elle-même pure du péché originel (conception immaculée).
  4. Il était resté en Adam une particule de matière que le mal ne souilla point, et de laquelle fut tiré le corps de Christ.
  5. Le Saint Esprit épura et sanctifia tout…

Sur cette question, comme sur tant d’autres, rappelons-nous le μη υπερφρονειν de Romains 12.3 (Cf. Colossiens 2.18).

Avant d’abandonner ce premier élément du dogme évangélique, indiquons un des arguments que les unitaires y ont fondé. Ils prétendent que ce point décide à lui seul et décide en leur faveur la grande controverse que nous avons avec eux. Jésus Christ est homme, disent-ils, donc il n’est pas Dieu. — C’est exactement comme si les matérialistes soutenaient que dès que l’existence du corps est reconnue, la non-existence de l’âme est par là-même démontrée. Jésus-Christ est homme. Oui sans doute. Mais n’est-il que cela ? En d’autres termes, le fait de son humanité épuise t-il l’enseignement biblique à son égard ? Voilà la question.

Or, bien loin que ce qui est dit de la nature humaine du Sauveur décide cette question dans le sens unitaire, au point de rendre superflue toute recherche ultérieure, il y a là déjà des traits remarquables qui annoncent une nature supérieure. Nos auteurs sacrés déclarent que Jésus-Christ est venu en chair, qu’il a pris un corps, qu’il s’est fait homme, etc., etc. ; expressions plus qu’étranges si le Fils de Marie ne se distingue en rien des autres enfants d’Adam. Quand le Nouveau Testament rappelle que Jésus-Christ descend d’Abraham ou de David, il ajoute selon la chair, κατα σαρκα (Actes 2.30 ; Romains 1.3 ; 9.5). Cette limitation extraordinaire a-t-elle été appliquée à un autre que Jésus-Christ ? Est-il monté dans l’esprit de personne de dire des Juifs en général, ou de quelques-uns d’entre eux en particulier, qu’ils sont les descendants d’Abraham selon la chair, à moins que, dans un ordre d’idées différent, on ne voulût distinguer la filiation morale de la filiation naturelle (Romains 9.7-8). Dans le Nouveau Testament, κατα σαρκα exprime toujours une opposition (Romains 2.28 ; Éphésiens 6.5, etc.). L’Israël selon la chair a son contraste dans l’Israël selon l’esprit, comme la vie selon la chair, ou selon l’homme, dans la vie selon l’esprit ou selon Dieu. Le terme κατα σαρκα, désignant incontestablement la nature humaine de Jésus-Christ, suppose donc en lui une autre nature… Les textes donnent, à cet égard, plus qu’une induction, ils renferment pour la plupart une attestation positive.

Dans Romains 1.3-4, par exemple, l’apôtre affirme que Jésus-Christ, né de la race de David selon la chair, a, selon l’esprit de sainteté, été déclaré Fils de Dieu avec puissance… En mettant de côté les discussions critiques auxquelles ce texte a donné lieu, l’idée immédiate qu’il réveille, l’impression qu’il laisse, c’est que si Jésus-Christ est en un sens et sous un rapport le Fils de David, dans un autre sens et sous un autre rapport il est le Fils de Dieu et qu’il a, par conséquent, une nature surhumaine. De même dans Romains 9.5, que nous aurons à étudier plus tard.

Les unitaires se refusent à reconnaître ce que ces textes impliquent ou affirment, parce que l’union des deux natures en Christ répugne à leur intelligence. Nous pourrions leur rappeler que l’union du corps et de l’âme dans l’homme présente des difficultés analogues, sinon identiques ; qu’a priori la raison la jugerait également impossible et incroyable ; et qu’ils font pourtant céder ces difficultés et ces impossibilités apparentes à l’évidence intérieure, quoique certains unitaires de la physiologie (Cabanis, Broussais) les déclarent décisives. Mais nous nous bornons à leur dire que le dogme qu’ils rejettent est un fait, et que les faits ne se jugent a priori ni dans l’ordre naturel, ni dans l’ordre extranaturel…

Là était une énorme difficulté avec la tendance déistique du xviiie siècle et du commencement du xixe, qui séparait si fort Dieu du monde et, par conséquent, de l’homme. Avec la tendance panthéistique, aujourd’hui prédominante, la montagne s’est aplanie sur ce point comme sur bien d’autres, et l’on est autant exposé à dépasser l’enseignement biblique qu’on l’était auparavant à le rejeter. L’opposition a fait volte-face : Dieu, vivant dans l’humanité et dans la nature, il a été en Jésus-Christ comme partout. Au lieu de la négation du dogme chrétien, c’est son exagération que nous avons maintenant à combattre. Mais l’exagération équivaut à la négation (et le témoignage divin les frappe l’une comme l’autre). Du reste, si la vieille position est discréditée, elle n’est point abandonnée, et le revirement des systèmes ne fait guère que nous placer entre deux feux. Nous nous tiendrons simplement à la donnée scripturaire, notre seule lumière réelle.

Aux passages qui impliquent manifestement quelque chose de surhumain en Jésus-Christ, nous avons à joindre ceux qui énoncent plus directement son existence et sa nature supérieures…

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