La nuée de témoins

François Coillard

« Soyez mes témoins jusqu’aux extrémités de la terre. »
(Actes 1.8)

La « Mère-Bonté ».

Dans la petite ville d’Asnières-lez-Bourges, où Calvin professa le droit, subsiste le pont qu’il franchissait pour prêcher la Réforme aux villageois de la banlieue. Dans cette localité, au moment de la Saint-Barthélemy, les officiers du Roi marquèrent à la craie les maisons protestantes, pour les désigner aux massacreurs ; les huguenots reproduisirent le signe sur les demeures catholiques. Ainsi, la tuerie fut écartée.

C’est à Asnières-lez-Bourges que naquit François Coillard, le 17 juillet 1834. Il fut élevé par sa mère, demeurée veuve, et qu’on surnommait la « Mère-Bonté ». Fils d’une simple femme de journée, François allait au marché vendre du beurre et des œufs. Plus tard, il fut apprenti-jardinier, comme Félix Neff... Nous voilà, une fois de plus, devant un fait bien digne de méditation : combien souvent les futurs pionniers du Royaume de Dieu commencèrent, ici-bas, leur carrière dans la pauvreté !

Le pasteur de Coillard avait subi l’influence de ce fameux officier de marine anglais (Robert Haldane), qui provoqua un réveil religieux à Genève, en exposant l’Evangile méthodiste aux étudiants en théologie. Ce zélé pasteur ne redoutait pas le travail manuel ; tel Oberlin, il travaillait à la réfection des sentiers de sa paroisse. Il ne craignait pas, non plus, la collaboration féminine, car sa fille enseignait les enfants, et leur insufflait l’enthousiasme pour l’évangélisation des païens. Quand on collecta pour cette œuvre passionnante, Coillard, le petit indigent, n’avait pas de sous à donner ; mais il ramassa de la bouse pour les plates-bandes de l’instituteur, et gagna ainsi de quoi faire une offrande à la Cause missionnaire.

A dix-sept ans, il eut la joie d’entrer à l’Institut protestant de Glay (Doubs), pour y compléter ses études primaires. On y conserve une table, sous laquelle se lit une inscription gravée par le nouvel arrivant : « F. C. est entré à l’Institut comme élève, le 20 septembre 1851, après avoir été domestique deux ans. » Pendant son séjour dans cette Ecole, il traversa une crise religieuse profonde, après la lecture de quelques pages intitulées : Froment ou Balle ? C’est la comparaison saisissante employée par Jean-Baptiste : « Le Messie a son van à la main ; il séparera le grain d’avec la paille. »

En partant pour Glay, François avait dit à sa mère : « Pourquoi ne serais-je pas missionnaire ? » Le cœur maternel avait répondu par un sursaut d’angoisse. Mais la question s’imposait, plus pressante, avec la force d’un appel d’En-Haut ; le jeune homme décida de s’offrir à la Société des Missions évangéliques, à Paris, si toutefois sa mère y consentait. Elle reçut donc l’aveu de ses ambitions apostoliques. Toutefois, il n’insista point ; il fit de l’affaire un sujet de prière. « Si ma mère ne m’envoie pas son approbation dans un délai donné, pensa Coillard, c’est que je dois rester… » Avec le dernier jour de la période fixée, la bénédiction maternelle arriva !

Comment expliquer la mystérieuse attirance du monde païen sur l’humble élève de Glay ? Cinquante-deux années plus tard, il écrivait à un neveu : « Je suppose que tu lis régulièrement le Journal des Missions… Ma vocation a surgi quand, tout petit, je lisais le Journal à ma bonne vieille mère. » Mais d’où venait le mouvement d’idées représenté par cette captivante Revue ? Un véritable réveil de l’esprit missionnaire avait secoué, dans le monde, les églises protestantes. Alors que l’église romaine, fidèle à la tradition de l’Eglise primitive, avait multiplié les tentatives d’évangélisation, tout spécialement en Asie, – les églises de la Réforme, aux prises avec de redoutables problèmes ou d’insondables souffrances, avaient, sauf exception, trop négligé le devoir missionnaire. Au surplus, l’exemple donné par les apôtres du catholicisme papal ne fut pas toujours également admirable ; sans doute, ils déployèrent un extraordinaire esprit de sacrifice : dans les églises fondées par eux, beaucoup de martyrs indigènes périrent suppliciés, plutôt que de renier la foi chrétienne. Cependant, l’apostolat de François Xavier, au XVIe siècle, dans les Indes, s’accompagna de procédés bien extraordinaires, et de méthodes bien expéditives, puisque le missionnaire déclarait avoir instruit et baptisé dix mille Hindous, en un mois. Au siècle suivant, en Indochine, les Jésuites commirent des erreurs plus graves, et qui finirent par inquiéter le Saint-Siège ; ils appliquaient la méthode suivante : par une série de transitions insensibles, faire passer le converti du paganisme au christianisme…, à son insu. Par la théorie de « l’accommodation », on opérait, en quelque sorte, les âmes, en les tenant sous l’anesthésie religieuse.

Des fautes pareilles auraient pu déconcerter les églises protestantes. Au XVIIe et au XVIIIe siècle, elles envoyèrent de courageux missionnaires parmi les Peaux-Rouges, les Hindous, les Esquimaux ; mais l’opinion publique, dans les églises de la Réforme, n’était point gagnée. Le choc initial qui détermina le mouvement universel en faveur des missions évangéliques, est dû à un cordonnier anglais, William Carey, prédicant dans une chapelle baptiste à l’époque de la Révolution française. Dans une réunion de pasteurs, ce laïque s’enhardit à poser la question suivante : « L’ordre du Seigneur d’évangéliser toutes les nations, ne s’adresse-t-il point aussi aux chrétiens d’aujourd’hui ? » Sur quoi, le président de la réunion s’écria : « Jeune homme, rassieds-toi ! S’il plaît à Dieu de convertir les païens, il y réussira sans ton aide ! » Mais la foi est persévérante. Carey avait fixé aux murs de sa chambre une carte des cinq continents, dessinée par lui, et la vision des multitudes païennes l’obsédait. Enfin, au mois de mai 1792 (quelques semaines avant le massacre, à Paris, des prisonniers politiques, par les « septembriseurs » de la Commune jacobine), le savetier apostolique, appelé à prêcher devant un auditoire pastoral, déchargea son âme. Avec une flamme spirituelle qui dévorait les objections, il développa ce programme : « De Dieu attendez de grandes choses, et entreprenez de grandes choses pour Dieu ! » L’élan était donné. Une Société missionnaire s’organisa, décida d’inaugurer une œuvre à Tahiti, accepta les services de quatre pasteurs, d’un médecin, de vingt-quatre artisans, et fréta un navire, qui leva l’ancre,  dès le 10 août 1796, déployant le pavillon (encore inconnu) de l’apostolat : une colombe, porteuse du rameau d’olivier, sur fond écarlate. Ce voilier descendit lentement la Tamise entre deux haies de spectateurs, qui le saluaient au passage par des vivats, par des cantiques ; et, lorsqu’il eut gagné la haute mer, lorsqu’il disparut, imperceptible, dans l’immensité, la « grande nuée de témoins » escorta le navire de l’Evangile, car son blanc sillage à travers l’infini traçait le chemin de Jésus-Christ marchant sur les flots.

Tels furent les événements dont les contre-coups, de proche en proche, gagnèrent les églises protestantes sur le continent européen et atteignirent, un jour, la conscience du jeune François Coillard. Il commença donc ses études théologiques. Il y apporta cet esprit de méthode intellectuelle qui décuple l’effort humain, et cet esprit de discipline morale qui forge, pour la vie, des caractères que rien ne brise. Parmi les hommes, dont je vous ai retracé l’histoire, sont-ils nombreux ceux qui n’aient point recouru, au moins pour un temps, à la règle du jeûne volontaire ? Ils n’y cherchaient pas toujours une privation physique, mais une libération de l’esprit. Coillard pratiqua cet exercice ; il lui fut, d’ailleurs, facilité par le fait que sa pauvreté lui retrancha parfois le nécessaire.

Agé de dix-neuf ans et demi, le 1er janvier 1854, il rédigea un plan de conduite, inscrit dans son journal intime. Comment ne pas se rappeler Oberlin qui, à vingt ans, et aussi en un 1er janvier, écrivit un acte de consécration à Dieu ? Voici quelques lignes du document sacré où se reflète l’âme du futur missionnaire : « Evitant avec le plus grand soin de me mettre en colère, je m’étudierai chaque jour à pratiquer une douceur et une charité chrétiennes telles que les demande le Seigneur... En un mot, je désire vivre de cette « vie cachée avec Christ en Dieu » qui

ne sait se manifester au dehors que par des actions, et non par du bruit. » Remarquez cette expression : « Je m’étudierai à pratiquer... » Voilà l’idéal d’un étudiant en théologie vraiment complet ; puisque la « théologie » est la « science de Dieu », celle-ci ne s’obtient pas seulement par la tête, mais par le cœur.

Aussi, Coillard suivait-il avec assiduité, à l’Oratoire du Louvre, les réunions mensuelles réservées aux Missions. Bouleversé, un jour, par l’exposé des besoins du monde païen, il traça au crayon ces mots, qui révèlent tout l’enthousiasme et toute la naïveté de son âme : « Mon Dieu ! mon Dieu ! vois et exauce les vœux et les transports de mon cœur. Je viens déposer à tes pieds mes chers Patagons. »

Il fut consacré sous les voûtes de l’Oratoire, le 24 mai 1857 ; et, dans cette occasion, il formula, en ces termes, un vœu que la vie réalisa : « Demandez à Dieu, avec ardeur, que je puisse blanchir à son service, et qu’il me fasse la grande grâce de voir mon ministère ne se terminer qu’à ma mort. » C’était la fervente prière d’Adolphe Monod pour lui-même.

Vers le Zambèze.

Notre Société des Missions était établie, depuis 1829, dans le Sud-Est africain, entre la colonie du Cap et le Natal. C’est dans la région qu’elle occupait, le Lessouto, que le jeune Coillard fut chargé de fonder un poste avancé, en plein paganisme, à Léribé. Cet homme fluet et discret apparut dépourvu de majesté aux indigènes. Ils s’écrièrent : « Ça, un missionnaire ! Que peut-il enseigner ? Il n’a ni femme, ni barbe. » On fit le vide autour de lui.

Mais Coillard, sans se décourager, appliqua (peut-être à son insu) l’un des principes fondamentaux du christianisme social. Venu de France pour sauver les âmes, il comprit cependant que, pour préparer son activité religieuse, il fallait d’abord s’établir solidement sur le terrain matériel, assurer les bases de son apostolat. Il passait des journées entières, les jambes dans l’eau, à couper des roseaux pour la toiture de sa maison. Par là, il exerçait déjà une influence ; les noirs l’observaient ; sa persévérance les confondit. Ils disaient entre eux : « Ces blancs bâtissent comme s’ils ne devaient jamais mourir. »

Et puis, il continua de s’instruire. Il étudia l’histoire de l’Eglise et fut profondément touché par le supplice de Jean Hus. Il apprit aussi la langue du pays ; il parvint à la manier si aisément, qu’il composa, pour les indigènes, une série de fables, restées populaires dans la région.

Deux ans après son arrivée à Léribé, Coillard épousa, au Cap, une femme qui lui parla en ces termes : « Où que Dieu t’appelle, jamais tu ne me trouveras en travers du chemin du Devoir. » Elle put d’autant mieux se consacrer à son ministère, qu’ils restèrent sans enfants. Une terrible épreuve interrompît leur travail à Léribé : la guerre entre les indigènes et les Boers. Cette crise réveilla les consciences ; l’œuvre missionnaire progressa. Coillard se fit apprécier par sa courtoisie, sa douceur, son parler pittoresque, son dévouement. Sans doute, on l’accusait parfois d’être « long comme la pluie » dans ses discours, mais il arrosait les cœurs et fertilisait les consciences. Heureux dans son ministère, il formait le vœu de rester à Léribé toute sa vie.

Quelle surprise lui réservait l’avenir ! En 1875, il reçut la visite d’un chrétien débordant de zèle, petit-fils de César Malan, l’un des pionniers du Réveil calviniste en Suisse (1). Ce voyageur organisa des réunions religieuses, où il insista sur la consécration entière au service de Dieu. « Il nous semblait, raconte Coillard, que nous n’avions jamais compris l’A B C du renoncement. » Alors, s’accomplit, dans l’âme du missionnaire, un extraordinaire travail en profondeur, silencieux, inaperçu, mais qui, brusquement, s’affirma au grand jour. Et voici dans quelles circonstances.

(1) C’est parmi ses disciples, à Genève, que Félix Neff, épuisé par l’apostolat dans les Hautes-Alpes, rencontra l’opposition aveugle des fanatiques de la prédestination.

Au retour de ces réunions, convoquées par le major Malan, Coillard chevauchait avec lui et Adolphe Mabille (missionnaire dont la mémoire est en vénération). Les trois cavaliers apparaissaient comme des points mouvants sous le ciel immense, et la distance à franchir était longue, à travers les solitudes africaines. « Tout à coup, raconte Coillard, cédant à un besoin irrésistible de nos cœurs, nous mîmes pied à terre, et là, à genoux, sous ces arbrisseaux que je vois encore, tous les trois, nous prenant mutuellement à témoin, nous nous consacrâmes tout à nouveau à notre Maître, et nous jurâmes fidélité dans la vérité… Moment solennel et inoubliable ! Remontant en selle, le major lançait son chapeau en l’air, en s’écriant : « Trois soldats prêts pour la conquête de l’Afrique ! » Et nous nous disions, Mabille et moi : « Oui, des soldats. Et, avec la grâce de Dieu, nous serons fidèles jusqu’à la mort. » Nous étions sincères. Ce sont là, en ce qui me concerne, les vraies origines de la Mission du Zambèze, comme aussi un nouveau point de départ de notre vie chrétienne. »

Vous voyez à quel point l’histoire, ici-bas, prend sa source dans les âmes. « C’est du cœur, déclarait Jésus, que viennent les mauvaises pensées. » Mais c’est aussi du cœur que viennent les grands amours et les saintes ambitions qui sauvent le monde.

Faut-il conclure du récit de Coillard, qu’à l’heure où il priait, avec deux cavaliers, sous un arbuste, il eut soudain la vision du grand fleuve zambézien ? Nullement. Toutefois, c’est l’instant décisif où jaillirent en lui les énergies spirituelles qui le rendirent capable d’un apostolat plus héroïque. Et voici les événements qui lui révélèrent sa nouvelle tâche. Le progrès de la vie chrétienne parmi les indigènes du Lessouto leur avait donné l’ambition d’évangéliser, à leur tour, l’Afrique : pourquoi les blancs, seuls, seraient-ils qualifiés pour prêcher le Christ aux noirs ? En avril 1876, une première expédition missionnaire fut arrêtée à Prétoria par les Boers. Les églises indigènes préparèrent une deuxième expédition, et Coillard fut désigné pour la diriger. Il allait, précisément, partir pour l’Europe ; c’était donc le renversement de ses plans, un adieu indéfini à Léribé, une écrasante responsabilité ! Malgré tout, il obéit.

En avril 1877, la petite troupe se dirigea vers le Nord, pour gagner le pays des ba-Nyaï, où elle parvint en septembre. Là, elle courut de sérieux dangers. Serrés de près, et menacés par une foule de sauvages, les compagnons de Coillard songeaient à défendre leur vie ; mais il s’y opposa, disant : « Mettez votre confiance en Dieu. » D’ailleurs, un seul coup de fusil eût déclenché un massacre général et le pillage des wagons. Echappés à cette grave tourmente, les voyageurs, parvinrent chez le grand chef des ma-Tébélé, qui expulsa les arrivants, après avoir célébré des fêtes marquées par le sacrifice d’une quinzaine de vies humaines. Que faire ? On redescendit vers le Sud, errant à la recherche d’un champ de mission. Soudain, quelle rencontre étrange ! Un groupe de réfugiés zambéziens, qui avaient fui leur pays, ensanglanté par les révolutions et les guerres, s’adressèrent à Gaillard et dirent : « Pourquoi n’irais-tu pas là-bas, pour sauver la nation ? » Chose remarquable, ces gens parlaient la langue même des ba-Souto.

De nouveau, les longs attelages de bœufs pointèrent vers le Nord, et Coillard parvenait enfin, après une année de voyage, devant les cataractes du Zambèze, Annoncées de loin par leur grondement, et contemplées dans leur splendeur éblouissante. Les indigènes les nommaient « la fumée tonnante ». Plus extraordinaire encore, était le radieux souvenir laissé par le passage de Livingstone dans la contrée. Coillard écrivait que, « partout où l’on retrouvait sa trace, le nom de missionnaire est un passeport. Que je le veuille ou non, je suis docteur, le successeur de Livingstone. C’est ainsi qu’on chausse au premier venu les bottes de ce géant. »

L’expédition séjourna dans le pays durant trois mois, pour étudier la situation ; puis elle repartit pour le Lessouto. Elle laissait derrière elle, au Zambèze, le corps d’un des compagnons de Coillard, l’évangéliste indigène Marathane. Cet humble nègre avait déclaré en mourant : « Dieu soit béni ! La porte est ouverte. Mon tombeau sera un jalon sur la route, et un gage des succès de la Mission. » D’ailleurs, sur les quatre aides indigènes emmenés par Coillard, deux autres périrent également de maladie, au cours de l’expédition. Telle était l’insalubrité du climat zambézien.

Rentré au Lessouto, après deux ans d’absence, Coillard en repartit, à la fin de 1879, pour l’Europe. Il avait le cœur plein de la cause passionnante qu’il venait plaider devant le Comité parisien de la Société des Missions. « Si nous avons la conviction, affirmait-il, que cette œuvre au Zambèze nous est donnée de Dieu, nous ne nous laisserons décourager ni par les dépenses, ni par les revers, ni surtout par les morts de ceux qui succomberont à ce poste d’honneur. »

Mais, le Comité des Missions une fois persuadé, il fallait convaincre les églises en France, en Suisse, en Belgique, en Hollande, en Ecosse, et dans les vallées vaudoises d’Italie. Gagner l’opinion protestante, c’était assurer les subsides indispensables ; car la parole évangélique : « Où est ton trésor, là sera ton cœur », peut se retourner : Où est le cœur, là sera le trésor. Après une incessante campagne de discours, de lettres, de démarches et de déplacements, Coillard repartit, en avril. 1882, laissant aux chrétiens un message où il déclarait que les disciples du Maître, quand l’occasion s’offre d’évangéliser les païens, ne s’inquiètent pas de savoir quel drapeau européen flotte sur telle contrée africaine. La région zambézienne, sans doute, n’était pas une colonie française : « Mais pourquoi voudrait-on imposer au Royaume de Jésus-Christ les frontières de notre pays ou les limites d’une localité ? Excelsior ! chers amis ; et plus haut nous nous élèverons, plus aussi disparaîtront les distances et les nationalités. »

De retour à Léribé, où la guerre civile ravagea de nouveau le district, Coillard fut retenu un an et demi, avant de repartir pour le Zambèze. Quand il prit enfin congé de son église et lui présenta son successeur, un ba-Souto dit au nouveau missionnaire : « Sais-tu ce que nous étions quand M. Coillard vint ici, voilà vingt-ans ?… Des bêtes sauvages, oui, des bêtes des champs ! » – et il éclata en sanglots.

D’Europe arrivaient les échos des critiques soulevées par un projet qui paraissait téméraire. Coillard justifia, une dernière fois, sou attitude : « L’héroïsme du monde, c’est peut-être la soif de l’extraordinaire et de la gloire ; mais, pour moi, l’héroïsme de l’enfant de Dieu, c’est la conviction du devoir, et l’obéissance que l’amour du Sauveur et des âmes rend facile et joyeuse... Nous nous sommes donnés à cette œuvre sans enthousiasme comme sans arrière-pensée. Je ne suis pas un amateur d’aventures... Je suis un soldat, ma feuille de route est signée, je pars... Ne regardons pas en arrière, jamais. L’Eternel, qui nous envoie, nous a ceints de force, couronnés de sérénité et de joie ; il nous chaussera, s’il le faut, de fer et d’airain. »

Le royaume de Lewanika.

La caravane s’ébranla, le 2 janvier 1884 : quatre wagons tirés chacun par seize bœufs, et un tombereau tiré par huit bœufs, quelques bœufs de réserve, sept chevaux de trait, sans compter les chevaux de selle et de nombreux animaux domestiques. Distance à parcourir : 1.260 kilomètres à vol d’oiseau. Le chef de l’expédition était cinquantenaire.

Le voyage fut pénible ; les lourds véhicules s’ensablaient en traversant les rivières, ou s’embourbaient dans les marais ; les bêtes de somme périssaient de fatigue ou de maladie ; le mécontentement grondait parmi les noirs ; Coillard passait des nuits d’insomnie à méditer sur le problème du ravitaillement, et à prier. On arriva sur les rives du Zambèze, après six mois d’un rude pèlerinage ; mais là commencèrent de nouveaux atermoiements : pour traverser le fleuve et s’établir dans le pays des ba-Rotsi, il fallait une autorisation du roi Lewanika. Enfin, le 18 janvier 1886, arriva un message de lui à Coillard. « Il m’attend, dit-il, avec impatience ; je suis son ami. Il aimerait un chien noir. les crocodiles ont mangé les siens ; il me demande surtout un fusil ; il lui faut aussi de l’huile pour sa lampe. »

Voilà en quels termes l’âme zambézienne venait au-devant de l’Evangile. Et, derrière ces enfantillages, quelles saturnales de cruauté, quel gouffre de corruption ! « J’ai vu de près le paganisme au Lessouto, écrit Coillard ; il était horrible. Ici, il dépasse toute conception. » Quels tableaux dans ses lettres ! Et il s’abstenait de tout peindre, ou même de tout mentionner. Voici quelques lignes évocatrices, rédigées en pleine contrée des ba-Rotsi, après quelque expérience acquise : « Il y a peu de pays qui soient plus souillés de sang humain. En m’asseyant à l’assemblée où le roi traite les affaires, je passais en revue des centaines d’hommes ; je s’en retrouvais pas un seul de ceux dont j’avais fait connaissance l’an passé. Ils ont été jetés en pâture aux vautours, et leurs os blanchissent au soleil. A peine trouve-t-on, parmi les chefs actuels, une tête qui grisonne. On ne vieillit pas ici... » Après une expédition guerrière : « On a commis sur les petits enfants et sur les femmes des atrocités que la plume se refuse à décrire. Les femmes qui ont échappé à ces hécatombes ont été partagées comme une partie du butin, et sont tombées au pouvoir des meurtriers de leurs maris. Elles passent de mains en mains, en sont à leur cinquième, sixième ou même dixième maître... Vous allez croire que la mine sauvage de ces gens, accoutumés à tremper leurs mains dans le sang de leurs frères, est de nature à nous inspirer de l’effroi. Pas du tout. Ce sont les gens les plus polis du monde, et je crois même qu’ils l’emportent sur les Parisiens... La semaine dernière, on a massacré un chef. Lewanika, craignant que la chose ne parvînt à nos oreilles, avait mandé que cet homme fût entraîné à la chasse et exécuté loin de nous. Les chefs (quelques-uns ses parents) n’approuvèrent pas ces mesures de précaution : « Qu’est-ce que c’est que de tuer un homme ! Les missionnaires savent que notre pays est un pays de sang. »

Coillard parle d’un homme, accusé de compromettre la sûreté du roi. Ce malheureux, « d’un caractère doux », fut dépouillé de ses vêtements et forcé de s’accroupir, tête nue, sur le sable brûlant, et par une chaleur de 40 degrés à l’ombre, au milieu des hurlements de la foule. La scène dura de sept heures du matin à quatre heures du soir. Coillard s’avança vers la victime désignée : « Ba-Rotsi, vous ne tuerez pas cet homme, ou vous me tuerez d’abord. Quel est son crime ? » Il continua de parler ; d’autres reprirent son plaidoyer ; l’exécution n’eut pas lieu.

Outre la guerre et l’assassinat, la croyance en la sorcellerie était, elle aussi, une source inépuisable de sang. La magie, encore vivace dans nos pays « civilisés », a toujours été l’un des pires fléaux de l’humanité ; non seulement, elle abrutit l’intelligence, mais elle insensibilise la conscience religieuse en détruisant le sens même des réalités morales et de la spiritualité ; enfin, par les frayeurs irraisonnées qu’elle fomente et propage, elle pousse inlassablement à la cruauté ; car l’homme qui a peur tue celui qui est pour lui une mystérieuse menace. Ne pactisons pas, nous-mêmes, avec la superstition ; on en sourit parfois, il faudrait en frissonner.

Enfin, que de violences mortelles accompagnaient deux institutions hideuses : la polygamie et l’esclavage ! L’infanticide était courant. « La vie d’un enfant n’a pas grande valeur. Il crie, il importune la mère, il est une gêne pour le père, un obstacle peut-être à un nouveau mariage. Qu’à cela ne tienne ! La mère ou la grand’mère lui bourre la bouche de cendres, ou lui plante ses ongles dans la gorge, et, de nuit, le pauvre petit cadavre est jeté à la voirie, où les bêtes fauves se chargent de sa sépulture. Les détails sont trop écoeurants pour être dits. Cela se fait ouvertement. L’opinion publique ne flétrit point ces atrocités. Il faut en accuser l’esclavage qui abrutit et avilit, pétrifie le cœur et fait de l’homme une chose. »

Coillard décrit un marché d’esclaves. On avait massacré les hommes, à la guerre ; restaient à distribuer les femmes, avec leurs enfants. Il vit un petit enfant de trois ans, qu’on arrachait à sa mère. Il parvint à se dégager, et se mit à courir, en pleurant. On criait : « Assomme-le donc ! » …mais, le maître ne veut pas tarir une source de gains possibles dans l’avenir. Les répartiteurs s’approchèrent d’une autre mère : « Otez-lui cet enfant ! » Elle l’étreint, elle jette des regards flamboyants. Dans son angoisse, elle trouve des paroles extraordinaires, accueillies par tout le monde avec hilarité. Lewanika ordonne, pourtant, de laisser à cette femme son petit ; le maître, d’ailleurs, obtenait ainsi double bénéfice.

Ceux qui dirigeaient cette peuplade l’entraînaient, par leur exempte, sur la voie de la perdition. La sœur du roi, la reine Mokouaé, avait fait jeter un esclave aux crocodiles pour une assiette cassée. Voici le récit d’un entretien de Coillard avec elle. « Pendant qu’une fillette joue avec la chaîne de ma montre, la reine me raconte comment elle s’est enfuie de captivité. Elle termine en s’écriant avec de gros éclats de rires : « Mathaha et sa clique, nous les avons exterminés, et leurs os blanchissent au soleil. Et l’impertinence de quelques-uns de ces sorciers, d’oser demander grâce ! Grâce ? Ah ! bien oui ! Nous les avons jetés en pâture aux vautours. Voilà notre grâce, à nous ! » Ces éclats de rire, ces accents d’exaltation, cette vengeance insatiable, me donnaient le frisson. » Elle avait décapité, elle-même, son premier ministre, avec un vieux sabre portugais ; ensuite, un crieur publie avait annoncé : « La reine prévient qu’elle s’est arraché du pied une mauvaise épine. »

Son frère, le roi Lewanika, sensuel et cruel, était cependant accessible à des sentiments nouveaux. De même qu’Hérode « écoutait Jean-Baptiste avec plaisir », il recherchait la compagnie de Coillard et subissait, dans une certaine mesure, sou influence. Le missionnaire, qui priait beaucoup en sa faveur, conserva longtemps l’espoir de l’amener à la conversion. Coillard a résumé en ces termes un entretien de plusieurs heures avec ce tyranneau : « Content de ses progrès en lecture, il riait de bon cœur et se roulait sur sa natte. Puis, plus sérieux, il me dit : « J’ai toutes sortes de choses à te demander : chandelles, café, médecines des yeux et de la tête. – Je n’ai apporté que l’essentiel. – Et s’il me faut chemises, pantalons, chapeau, souliers ? – Je ne suis pas marchand. » – Il garda le silence, puis reprit : « Tu as de l’âge, conseille-moi pour gouverner mon pays. – D’abord, pose la sagaie, et la laisse dormir, et renonce à la vengeance. Applique-toi à gagner la confiance du peuple, et à inspirer au plus petit un sentiment de parfaite sécurité. Punis le vol. Et surtout, accepte l’Evangile pour toi-même et pour la nation. – Est-ce mal de faire la guerre ? – Pour défendre son pays, non. – Si je me trouvais engagé dans une entreprise guerrière, m’accompagnerais-tu ? – Non, notre mission est une mission de paix. – Tu me prêterais ton fusil ? – Non, ce serait participer à la guerre. – Comment ! Quand Mathaha s’est révolté contre moi, tu m’aurais refusé armes et munitions ? – Oui, mais j’eusse prié pour toi. » – Il rit aux éclats. « En attendant, Mathaha m’aurait tué. Mais si je m’étais sauvé chez toi ? – Je t’eusse reçu dans ma maison, je t’eusse donné de la nourriture et des vêtements, et, à défaut de serviteurs, j’eusse moi-même allumé ton feu. – Ça, c’est bien. Mais si les gens de Mathaha t’avaient dit : Livre-nous Lewanika, nous voulons le tuer ? – Je me fusse tenu à la porte en disant : Ceci est une « Ville de refuge » ; si vous voulez la violer, vous me tuerez d’abord. – Ça, c’est admirable. »

Tel était le milieu où Coillard vînt s’installer tenant en main l’Evangile des Béatitudes et de Gethsémané. Etait-ce pure folie ? Non, car il savait qu’il existe une harmonie préétablie entre le cœur humain et le Fils de l’homme : n’étaient-ce point les nègres convertis du Lessouto qui l’avaient envoyé au Zambèze ?

Mais comment capter l’attention d’une assemblée de ba-Rotsi ? Comment se faire écouter, ou même se faire entendre ? Car ces auditoires de sauvages étaient non seulement distraits, mais railleurs. « Qu’il est difficile, écrivait Coillard, de captiver tout ce monde remuant ! C’est un oiseau qui voie, une poule qui caquette, les chiens qui aboient et se battent. On se salue, on cause, on prise, on va et vient, on rit… Que le roi éternue, c’est un tonnerre de battements de mains – (expression des vœux formés en sa faveur). Un fou se lie en face de moi, imitant ma voix et mes gestes ; un enfant idiot interpelle et bat tout le monde. Et quand, gardant mon sang-froid, je croyais avoir surmonté l’effervescence, voilà un caméléon, tombé de je ne sais où, mais envoyé par le diable, qui jette la moitié de mon auditoire dans les transes, et l’autre dans les convulsions de rire. Nos pauvres ba-Rotsi ont le sens du ridicule ; ils se moquent de tout et de tous. C’est souvent avec une lutte intérieure terrible que je me prépare à affronter un pareil auditoire. Oh ! que n’y a-t-il ici un apôtre, rempli de la puissance du Saint-Esprit. » Il ajoutait : « Plus je vais, plus je crois que des tribulations nous attendent. Nous suivons l’Homme de douleur ; le suivrions-nous de loin ? Je comprends que le monde taxe d’enthousiastes ceux qui suivent le Sauveur avec amour. Je ne comprends pas que j’aie pu, si longtemps, le suivre sans enthousiasme. »

Suivre l’Homme de douleur ? En vérité, l’apostolat missionnaire jette un jour singulier sur la carrière même du Sauveur. Coillard, parmi les Zambéziens, fut encore moins dépaysé que « le Saint de Dieu » en pleine humanité pécheresse. Entre Lewanika et le fils de « la Mère-Bonté », la distance était moins grande qu’entre Judas, Caïphe, Hérode, Pilate, et « le Fils du Père ». Contre quelles montagnes d’incompréhension et d’endurcissement le Messie alla se briser ! Cependant, l’amour eut le dernier mot.

L’apostolat de Coillard au Zambèze fut, également, une défaite ; mais celle d’un vaincu victorieux. Il travailla dix-sept années parmi les ba-Rotsi, en deux périodes successives, l’une de douze ans, l’autre de cinq ans, séparées par un voyage de deux années en Europe. Les lettres du pionnier, pittoresques, primesautières, pathétiques, étonnamment humaines, déroulent devant nous un « film » de valeur unique. Ces innombrables scènes, d’un relief inouï, nous introduisent dans les coulisses de l’existence missionnaire, et les confidences du chrétien nous font vivre dans sa communion.

L’horreur constitue le fond du tableau : « Le sang versé, les atrocités de tous genres, les pauvres petits enfants emmenés en perpétuel esclavage, c’est un cauchemar qui me fait frémir. » Et, devant cet enfer, quelle impuissance ! Les détails même du traintrain quotidien sont odieux. Un matin, pendant que Coillard priait avec sa femme, « les trois filles du roi étaient à la cuisine, à se quereller, à se maudire, et à se battre. Journée misérable, qu’on voudrait n’avoir pas vécue. » Les continuelles moqueries de ses auditeurs finissent par peser au missionnaire. Après une prédication, il écrit : « Je me suis senti si découragé, que j’aurais voulu m’enfuir et pleurer. »

On est envahi par les grenouilles, persécuté par les insectes ailés, pourchassé par les fourmis ; les termites rongent les livres, et le mobilier. Mais, qu’est-ce que cela, si le bon message transformait les âmes ! Or, le roi résiste à l’Evangile. « Je ne me suis jamais senti plus poussé à prier pour Lewanika. Je crie à Dieu, la nuit, quand je ne dors pas, et même dans mes rêves, et, de jour, au milieu de mes occupations. » Et le roitelet nègre, malgré ces intercessions, sème les obstacles sous les pas du missionnaire. « Lutter avec un despote fourbe, batailler même pour fonder cette station !... Quand je me vois sur ce coteau désolé, entouré de tant de malveillance, de duplicité, ne pouvant pas bouger, pas même acheter une botte de roseaux ou un plat de farine, n’ayant la confiance et l’affection de personne, et tout à faire, tout à créer, j’éprouve un affaissement. »

L’angoisse de la solitude étreignit souvent ce cœur vaillant. « Nous avions bien prévu notre isolement, mais la réalité dépasse de beaucoup l’idée que nous nous en faisions. La vie matérielle est dure aussi. Tout nous matérialise, tout nous tire en bas et nous avons beau être dans la poussière, nous sommes encore au-dessus du niveau des ténèbres et de la fange qui nous entourent. Cette atmosphère de paganisme, sans la moindre jouissance sociale, nous étoufferait, si Jésus n’était pas là. » Et il insiste sur le côté prosaïque de son existence. A une certaine époque, il écrivait : « La meilleure partie de notre temps est prise par les bâtisses. Je me sens parfois très fatigué du métier de maçon. J’en ai eu ma grosse part... Les occupations matérielles et les soucis sont une lourde croix que nous traînons, souvent, de mauvaise grâce. La vie du missionnaire n’est pas la vie contemplative du moine,, ni celle d’un amateur d’aventures héroïques. Elle est d’une terre à terre qui vous étonnerait. C’est un tissu d’humbles devoirs et de petits détails qui émiettent son temps, sa patience et ses forces. Le soir, la tristesse s’empare de lui quand il fait le bilan de ses occupations et qu’il n’a presque rien à enregistrer, que désappointement et fatigue. Même dans son sommeil, il est souvent hanté par la perspective des luttes du lendemain. »

A cette lassitude constante s’ajoutaient les accès de fièvre, ou les maladies. Mme Coillard, après avoir traîné une santé de plus en plus misérable, s’éteignit en 1891 ; elle avait partagé, durant trente-cinq années, le ministère de son mari. Il écrivait : « Elle a été mon ange gardien, le parfum de toutes jouissances et le rayon de soleil aux temps sombres. »

Il faut méditer ces données, et s’en pénétrer, pour apprécier à leur juste valeur les miraculeux bourgeons de vie spirituelle qui apparurent, ça et là, sur l’arbre du paganisme. Un jour, c’est un jeune Zambézien qui raconte à Coillard qu’il est travaillé dans son âme, et qu’il s’agenouille dans les bois pour prier. Il fut baptisé, le jour de Pentecôte, en 1890, et reçut le nom nouveau d’André. Une autre fois, un esclave du fils de la reine vint dire à Coillard : « J’ai trouvé Jésus ! » Après avoir prié avec lui, le missionnaire s’écriait : « Grande nouvelle ! Mpoutoutou dit qu’il a trouvé Jésus ! » Quelle rencontre ! Formule grotesque pour l’oreille, pathétique pour l’âme ; prodigieux commentaire de cet Evangile qui est « La Nouvelle » par excellence. Au cours d’une réunion religieuse, un fils de Lewanika fit profession d’être converti à l’Evangile. Aussitôt, un jeune homme de la famille royale, revêtu de fonctions officielles, fondit en larmes. Et Coillard s’écria : « Un Zambézien, un homme, un personnage ici, pleurant sur ses péchés, c’est un spectacle digne des anges. » Le lendemain, ce jeune homme vint dire au missionnaire : « Longtemps, j’ai lutté pour étouffer la voix de ma conscience. Je suis comme le brigand sur la croix, j’ai couvert mon Sauveur de mépris. »

Et que penser du récit qui suit ? « Prêché sur la brebis perdue. J’ai chanté un cantique en solo. L’Esprit de Dieu était sur moi. Quand j’eus fini, pendant plusieurs minutes, l’Assemblée resta comme pétrifiée. Le lendemain, Lewanika disait à un noir : « Ah ! tu as beaucoup perdu. Le missionnaire nous a chanté, tout seul, un cantique ; lui-même était tout changé. Je n’osais pas le regarder ; ce cantique me faisait trembler, et je ne pouvais presque pas m’empêcher de pleurer. Ce cri : « Où es-tu, où es-tu, ma brebis ? » oh ! ce cri nous perçait le cœur. Même les tout petits enfants avaient les yeux braqués sur le missionnaire ; nul ne bougeait ; on respirait à peine. »

Sans doute, ces lueurs brillaient et s’éteignaient, comme les flammèches qui fusent des bûches et s’évanouissent, quand s’allume un feu de bois. Les premiers convertis firent défection. Les écoliers se débandèrent. « L’esprit d’insubordination, de bouffonnerie et de moquerie est arrivé à ce point, qu’il défie presque toute discipline. » Les premiers convertis glissèrent dans le gouffre béant du paganisme. De nuit, à une heure du matin, Coillard écrivît : « Impossible de dormir. Je suis en agonie. Mes jeunes gens, mes élèves, je ne puis pas penser à autre chose. » Et cette lamentation : « Plus nous prions, plus tout va mal. Nos expériences avec les petites filles de notre maison entr’ouvirent toujours de nouveaux abîmes. Ils sont insondables ces abîmes, et font reculer d’épouvante. » Lewanika, lui-même, invectiva le missionnaire... « Si jamais j’avais douté de l’existence personnelle de Satan, le doute ne serait plus possible. Jamais je ne me suis senti plus furieusement attaqué. »

Mais la foi soutint le messager. « Malgré tous nos désastres, j’ai la conviction que nous avons planté le coin de l’Evangile dans le système social de cette nation. A d’autres de l’enfoncer, à coups redoubles. Et ce paganisme. si puissant, si compact, si formidable, cédera, éclatera. » D’ailleurs, un vrai réveil religieux se manifesta dans la région, en 1896. « Une soixantaine de jeunes gens et de jeunes filles font profession de servir le Seigneur. Il se fait un grand travail dans les consciences. Quelle révolution dans la vie de ces pauvres gens ! La foi prend la place de la superstition. »

Pour suffire à tant d’émotions, de responsabilités et de labeurs, Coillard puisait aux sources profondes. En 1889, l’année, à Paris, d’une éblouissante Exposition universelle, pour le centenaire de la Révolution française, le solitaire écrivait : « Depuis quelque temps, j’ai réussi à me lever à quatre heures, et j’étudie ma Bible jusqu’à six heures. C’est le seul moment que je puisse appeler mien. » Le 17 juillet 1893, il notait : « J’étais debout à quatre heures, contemplant le ciel. En ouvrant ma porte, ce qui me captive, c’est la splendeur d’Orion, les Pléiades, Aldébaran, avec Sirius qui flamboie à l’ouest. Venus qui plane près des Pléiades, les constellations du Nord, Cassiopée, Persée, Andromède, et ce n’est que la moitié du ciel. »

Notre Maître à tous pria bien souvent, la nuit, au désert, sous le scintillement des constellations. Si « le Saint et le Juste » chercha ainsi, obstinément, l’inspiration, combien plus ses indignes serviteurs en ont-ils besoin ! « Je suis un pauvre ignorant des choses de Dieu, écrivait Coillard, et je le sens toujours plus. » Mais ses heures quotidiennes de communion matinale avec le Père lui apportaient secours et révélation. « Le Seigneur est fidèle. Que de bénédictions il nous fait trouver dans les épreuves ! C’est alors que nous apprenons « les chants de la nuit ». Ne croyez-vous pas que ce soit un ange qui veille à notre chevet et qui, durant notre sommeil entrecoupé, vient murmurer à notre oreille un message d’En-Haut : « Ma grâce te suffit... Ne vous inquiétez de rien, car il prend soin de vous... Invoque-moi au jour de ta détresse ; je t’en délivrerai, et tu me glorifieras. »

Gravement atteint dans sa santé, en proie à des souffrances qui lui arrachaient, jour et nuit, des gémissements, Coillard accepta un appel de la Société des Missions, appuyé sur une décision de la Conférence régulière de ses collaborateurs au Zambèze, et il partit pour l’Europe. Ce changement d’air lui fut très profitable, malgré les incroyables fatigues de la nouvelle campagne qu’il entreprit, dans les églises, en faveur de son œuvre africaine. Par exemple, dans une cure à Contrexéville, il fut si absorbé par la correspondance et la correction d’épreuves, qu’il se levait dès quatre et trois heures du matin, et se couchait à onze heures du soir. Il s’était fixé, audacieusement, ce programme : susciter quinze collaborateurs, pour l’accompagner chez les ba-Rotsi. Au cours de ses tournées, le sentiment de son insuffisance le poignait : « J’ai bavardé quand j’aurais dû tonner. » Après avoir plaidé la grande Cause dans une Faculté de théologie : « Je me sens si honteux, que je n’ose presque pas prier et rencontrer mon Père. Je fais un gâchis de son œuvre. » Cependant, les ouvriers réclamés surgirent à sa voix. Alors, le Comité dès Missions lui demanda de chercher l’argent nécessaire pour couvrir les frais de l’expédition… Il le trouva. C’est qu’il avait des accents qui frappaient au cœur. Durant les fêtes du jubilé cinquantenaire des Asiles de La Force, il s’écria : « Quand aurons-nous, au Zambèze, nos John Bost, nos médecins, nos diaconesses, nos infirmières et nos asiles ? Cela viendra, et d’autres le verront. » Il écrivait, dans un appel Aux amis de notre œuvre : « Les travaux que nous avons entrepris ne sont pas considérables ? Dites ! n’avons-nous pas créé et sauvé une nation ? Comptez-vous pour rien la place d’honneur  que Dieu nous a faite à l’avant-garde des missions africaines, pour rien ces églises que nous avons enfantées, ces liens de parenté qui les unissent à nous, et qu’à aucun prix elles ne voudraient briser ? »

C’est pendant ce séjour de Coillard en Europe, que j’eus l’honneur de m’entretenir avec lui. Nous traversions à pied la place Clichy (sauf erreur), tourbillon de bruit et de mouvement. « Combien le séjour à Paris, lui dis-je, doit vous être pénible, après le silence de l’Afrique ! » Il répondit vivement : « Au contraire ? La solitude morale me pèse, là-bas ! Ici, chaque jour me procure le contact avec des chrétiens. Privilège indicible. »

Le dimanche 20 novembre 1898, à l’Oratoire du Louvre, une grande assemblée prit congé du missionnaire. Après cette solennelle réunion d’adieux, il écrivait : « Tout le monde a bien parlé, excepté moi. J’ai dit tout, sauf ce que j’aurai voulu dire. »

De retour en Afrique, avec sa belle phalange de collaborateurs, Coillard montra, une fois de plus, qu’il n’était pas dupe de son imagination chez les ba-Rotsi : « Je crois, dit-il, que le succès du missionnaire dépend de l’amour qu’il a pour le païen. Il est très facile à aimer de loin ; mais, vu de près, couvert d’ocre et de graisse, il est facilement un sujet d’aversion. »

Malgré ses renforts, aucune ivresse romantique ne le grise : « Je suis vieux, j’ai soixante-cinq ans. Je ne suis plus bon à rien. Je suis entouré d’une jeunesse ardente, parmi laquelle je n’ai pas de place. » Bientôt, il fut repris par l’engrenage : « Mes comptes m’ont absorbé pendant des semaines ; je me levais à deux heures du matin, jamais plus tard que trois heures. » Cet effort, excessif, aggrava la réaction physique due aux deux années de propagande intensive en Europe. Il traversa aussi une crise morale : « Jamais, comme ces jours-ci. Je n’ai senti ce que c’est que le péché. Le pardon, je l’ai obtenu. Mais la sanctification ! Oh ! ce péché. C’est le cancer qui ronge toute la volonté, les affections, l’imagination, la mémoire, la pensée ; rien ne lui échappe. » En ouvrant un flacon d’ammoniaque, il reçut un jet de liquide brûlant dans les yeux, et pensa perdre la vue. Pendant quelques jours de repos forcé, d’obscurité, de silence, il retrouva la paix intérieure.

Mais il restait incapable d’illusions. « Sans poésie aucune, nous végétons dans ce climat meurtrier : nous nous débattons avec la fièvre, nous luttons avec les difficultés et les privations, nous semons avec larmes dans un terrain des plus ingrats. » Cela ne l’empêchait pas de continuer son apostolat courageux dans tous les domaines. Un dimanche, où le culte n’avait pas lieu à l’église, il trouva la maison où il devait prêcher pleine d’hommes. « Où est la place pour les femmes ? – Il n’y en a pas ! », dit le roi. – « Elles s’assiéront dehors ! », crièrent les chefs. – « Jamais, aussi longtemps que je suis ici. Elles partageront la place des hommes. » Claquements de langue ; on me lance des regards enflammés. Je rassemble quelques chrétiennes, je les fais entrer : « Entrez ! entrez ! est-ce qu’il n’y a pas de place pour les femmes au ciel ? » Je fais ranger les chefs à la droite du roi, je fais sortir un tas de jeunes gens. On me regarde avec stupéfaction, mais on m’obéît. »

Aussi, avait-il le droit d’écrire : « Quelles merveilleuses transformations ce sont déjà opérées dans ce pays de ténèbres, de meurtres et de souffrances inénarrables ! Qui dira les maux que nous avons pu soulager, les vies que nous avons pu sauver et les existences désolées que nous avons pu orienter ? » Mais, toujours ennemi de l’exagération, il répondait aux chrétiens d’Europe qui demandaient des récits de conversions : « Vous ne voudriez pas d’un article falsifié, et, d’ailleurs, cet article-là nous ne le fabriquons pas. Les conversions ? Le temps n’est pas encore venu d’en parler. Mais, pendant cette période de germination, le Seigneur soutient notre courage. C’est une conversation, un incident significatif, quelque chose qui soulève la croûte du sol, et qui, en vous faisant entrevoir le travail latent et silencieux qui se manifestera à son heure, vous fait battre le cœur. Si nous en parlions, nous risquerions de tout compromettre, et vous-mêmes vous risqueriez d’aller au-delà de notre pensée. Patience, patience ! »

Hélas ! il en eut besoin jusqu’au bout. De terribles épreuves fondirent sur son œuvre. D’abord, l’installation dans la contrée d’une église dite éthiopienne. Un de ses évangélistes noirs s’entendit secrètement avec Lewanika, pour installer dans le pays une mission concurrente, entièrement composée de nègres, et qui supplanterait les prédicateurs blancs. Bien que cette église nouvelle fût animée de sentiments hostiles à son égard, Coillard reconnut qu’elle annoncerait pourtant l’Evangile ; et il refusa de « se mettre sur un pied de rivalité avec des Bassoutos, nos enfants en la foi. » Mais la duplicité du roi le peina. – De plus, il souffrit de malentendus avec certains de ses collègues, qui l’accusaient de nationalisme. « N’est-il donc pas possible, écrivait-il, d’être Français et huguenot de cœur, sans être accusé d’un chauvinisme exclusif ? » – Puis, Coillard eut le cœur percé par la construction d’un grand harem royal. C’est « comme une rupture avec nous, une profession publique de retour au paganisme. Pauvre Lewanika ! Je prierai pour lui, et je pleurerai, jusqu’à ce que le Seigneur me dise, comme à Samuel intercédant pour Saül, que c’est assez. »

Coillard ne réussit pas à dissuader Lewanika de se rendre à Londres, sur l’invitation du gouvernement anglais, pour le couronnement d’Edouard VII. « Si tu es admis en sa présence, demanda le missionnaire, que lui diras-tu ? » Réponse digne d’un Louis le Grand : « Quand des rois sont assis ensemble, les affaires à traiter ne font pas défaut. » On peut admirer une photographie de Lewanika, prise en Ecosse ; il est assis sur une chaise, drapé d’une redingote, avec un pantalon rayé, des souliers à boutons, des manchettes, un col droit, et un chapeau tube à huit reflets. Mais, après son retour, ce personnage artificiel disparut. Il essaya de ruiner l’école du missionnaire, qui était la base angulaire de l’œuvre évangélique au Zambèze. « Oh ! le mensonge, chez cet homme ! » répétait Coillard. Ses collègues le voyant pleurer, s’enquirent du sujet de ses larmes. Il répondit : « Mon œuvre s’écroule avant moi ! »

Enfin, il était menacé de cécité ; il fit même le voyage au Cap, afin de consulter un médecin. Quels assauts contre sa confiance en Dieu ! « Je pourrais bien jeter, comme Luther, mon encrier à la tête du diable, si réelle est pour moi sa présence ! » La maladie et la mort avaient fauché ses collaborateurs ; les uns avaient dû repartir, les autres avaient fermé leurs yeux pour toujours à la lumière du soleil zambézien. Sur une équipe missionnaire de vingt-trois ouvriers, il en restait quatre seulement, chez les ba-Rotsi, dès 1901. Coillard avait, sans doute, manqué de prudence en acceptant des collaborateurs trop jeunes et non acclimatés. Mais ces coups répétés n’eurent pas raison de son entêtement sublime. « Je m’absorbais, en canot, l’autre jour, dans le martyrologe de la mission en Chine ; l’émotion faisait jaillir la priera de mon cœur et couler mes larmes... Ce que les Chinois, ce que les cannibales de la Nouvelle-Guinée, ce que les sauvages de l’Ouganda ont été pour les héros dont l’Eglise s’honore, le climat du Zambèze l’est pour nous. Montrez-moi la carte du monde, et sur cette carte, le coin, un seul, que l’amour de Dieu ne couvre pas et pour lequel Jésus-Christ ne soit pas mort ! Si vous ne le pouvez, ne nous dites pas de passer à d’autres – parce qu’on y meurt – une mission que Dieu nous a si clairement désignée. »

Dans cette obstination stoïque à évangéliser, on ne retrouve guère le moteur qui propulsait la prédication de Booth, la hantise des peines éternelles. Les appels de Coillard sont d’une rare spiritualité, d’une substance morale et d’une solidité religieuse extraordinaires. On dirait qu’il ne sentait pas le besoin de menacer d’un enfer posthume des malheureux qui vivaient déjà dans l’abîme infernal. Sa suprême obsession était de les en délivrer. L’amour de Dieu, la suavité du Christ, l’inspiration de l’Esprit, occupent le premier plan dans les enseignements de l’apôtre du Zambèze ; telle est, du moins, l’impression qui se dégage de sa correspondance.

Brusquement, il fut saisi d’une crise d’hématurie ; la faiblesse devint extrême, accompagnée de fortes douleurs. Lewanika ne se dérangea point ; il fit prendre deux fois des nouvelles. Cette indifférence fut bien amère au malade et contribua peut-être à l’achever.

A un certain moment, le patient s’exprima en ces termes : « Qu’il est difficile, au moment de la souffrance de se cramponner à quelque parole qui réconforte ! La souffrance ne nous éloigne pas de Dieu, mais elle met comme un voile entre nous et Lui. » Plus tard, il montra deux passages bibliques, fixé à la muraille : « L’Eternel est celui qui te guérit », et : « La paix soit avec vous ». Mais l’organisme usé refusait enfin de servir l’esprit. Le combat touchait à sa fin. Celui qui s’était souvent comparé au soldat, entendait un mystérieux : Cessez le feu !

Il rendit le dernier soupir, 1s vendre di 27 mai 1904. On étendit sa dépouille mortelle dans la terre de Séfoula. « Ce fut sous le grand arbre, à la lueur de la lune, que nous fîmes le service funèbre, au sein d’un recueillement profond, solennel », écrivit un collègue du noble disparu.

Est-ce qu’on pleurait un vaincu ? Ecoutez ce témoignage d’un missionnaire, en 1910 : « Vingt-cinq ans ont passé, depuis le début de la mission au Zambèze. Lewanika et Mokouaé sont toujours là ; mais le sang ne coule plus. Une paix profonde règne dans le pays ; la sécurité est absolue ; les empoisonnements, les épreuves par le feu, les étranglements, les noyades jusqu’à perte de connaissance ; tout cela devient l’exception dans les provinces gouvernées directement par Lewanika. Une opinion publique se forme. Le roi ne boit jamais de bière indigène ; l’alcool des blancs, est interdit. Certaines danses impures sont défendues. Les sacrifices aux mariés, les offrandes dans les bocages sacrés.... traditions qui tombent en désuétude. Le labeur manuel cesse d’être considéré comme un châtiment ou une corvée dégradante. Affluence dans les écoles primaires. Le succès de l’Ecole Normale va grandissant. Le 16 juillet 1906, l’émancipation des esclaves a été proclamée. »

C’est à la lumière de ces faits qu’il convient de lire, avec respect, le testament spirituel de François Coillard : « Sur le seuil de l’éternité, et en la présence de mon Dieu, je lègue solennellement aux églises de la France, mon pays natal, la responsabilité de l’œuvre du Seigneur au pays des ba-Rotsi, et je les adjure, en son saint nom, de ne jamais y renoncer, ce qui serait méconnaître et renier la riche moisson réservée aux semailles qu’elles ont accomplies dans les souffrances et dans les larmes. »

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