La détermination synthétique des fonctions de la troisième personne dans les divers ordres où elles s’exercent, est plus difficile à faire que celle des fonctions de la première et de la seconde ; et au défaut aussi de formules scripturaires aussi caractéristiques que celles que nous possédions dans les deux chapitres précédents, nous sommes réduits à des procédés d’induction qui auront un caractère plus ou moins hypothétique.
Nous ne croyons cependant pas trop nous avancer en établissant en tête de ce chapitre que si c’est du Père que toutes choses existent, c’est dans et par l’Esprit que la force vitale, issue du Père, et produite dans le temps et l’espace par le Verbe, est transmise et répartie aux individuités ou essences particulières comprises dans l’ordre général de l’existence finie. Et comme l’action du Père est conceptive et primordiale, celle du Fils propulsive et phénoménale, celle de l’Esprit, formant et entretenant dans l’être chacune de ces individuités particulières, est, dirons-nous, compulsive, assimilatrice et dynamique.
En ceci s’achève le parallèle déjà établi entre les fonctions hypostatiques des personnes divines et leurs fonctions économiques. Car, de même que dans le sein de la vie divine, l’Esprit sonde les mystères de la pensée divine (1 Corinthiens 2.11), sans doute pour les communiquer à nouveau à l’une et à l’autre personne, et qu’en Dieu, l’Esprit n’a pas un rôle de position, mais de transmission ; de même dans l’ordre économique, l’Esprit ne produit rien de sa propre substance, ἀφ’ ἑαυτοῦ (comp. Jean 16.13), mais ne fait qu’apporter la substance du Fils (comp. Jean 16.14 : ἐκ τοῦ λήψεται).
Et de même encore qu’en l’homme même, la parole est le facteur propulsif de la pensée ou de la volonté latente, tandis que l’esprit la formule chez le sujet et la recueille chez l’objet, l’Esprit de Dieu concentre et fait fructifier la pensée divine générale dans et par chaque essence particulière.
Toute activité divine, en effet, comprend, comme nous nous en assurerons tout d’abord dans la doctrine de la création, deux moments ou mouvements principaux, que nous appellerons de promotion et de rémotion ; de différentiation et de concentration : l’un issu de la force centrifuge qui place l’être fini devant l’infini dans son état d’indépendance relative, l’autre de la force centripète qui tend à rappeler cet être posé devant Dieu dans la communauté de l’existence divine. Or dans ce partage des moments de l’activité divine, nous attribuons l’effet centrifuge au Verbe, et l’effet centripète à l’Esprit.
Il s’ensuit que l’action de l’Esprit est dans l’ordre économique consécutive à celle du Verbe, et celle-ci a sur celle-là la priorité du temps parce qu’elle a la priorité d’essence.
Mais comme les fonctions de l’Esprit ne sont pas renfermées dans l’ordre spirituel, mais ont une extension égale à celle des fonctions des deux autres personnes, il importe de déterminer, à la lumière de la révélation scripturaire, le rôle spécial de l’Esprit dans chacun des domaines de l’existence finie où son action s’exerce concurremment avec celle du Père et du Fils ; et nous avons la confiance que cet examen successif des cas particuliers nous procurera rétrospectivement la confirmation de la synthèse que nous venons de formuler.
Les activités de l’Esprit se partageront pour nous, tout d’abord, dans les deux grandes catégories correspondant aux deux ordres principaux de l’existence, et que nous dénommerons : les activités cosmiques et les activités personnelles de l’Esprit, pour désigner celles qu’il exerce dans la nature inconsciente et envers les personnes morales. Celles-ci se subdivisent en activités psychiques et en activités pneumatiques. Ces dernières à leur tour se présentent à nous dans trois phases progressives ; dans l’économie des révélations divines générales ; dans l’économie israélite ; dans l’économie évangélique ; dans celle-ci enfin, l’activité de l’Esprit diffère selon qu’elle s’exerce dans le monde ou dans l’Eglise.
La première mention d’une activité cosmique de la troisième personne se trouve : Genèse 1.2, où, hypostasié ou non, l’Esprit est représenté dans le participe : merachephetha, sous l’image d’un volatile planant à la surface de la matière inerte produite du néant par un premier acte créateur, pour y déposer ces principes de la force universelle qui allaient éclore à leur tour à l’appel réitéré de la parole divine (comp. Psaumes 33.6). Au Verbe, de faire apparaître les êtres et les choses par l’émission de sa toute-puissance ; à l’Esprit, de transmettre aussitôt, par un acte d’appropriation universelle, à toute molécule de cette matière les essences dynamiques, propriétés physiques et chimiques, qui lui sont propres.
a – La traduction de ce mot dans Perret-Gentil par : posait couvant, nous a toujours paru assez heureuse.
Le double récit de la création de l’homme nous fait assister successivement à l’action productive de la parole divine (Genèse 1.26), et à celle du souffle divin (vaippach, Genèse 2.7) individualisant cette portion de la poudre de la terre que Dieu en avait tirée pour former le corps animé de l’homme. Comp. Job 33.4.
Et, comme l’Esprit a concouru à l’acte de la création, il concourt incessamment à l’acte de la sustentation de toute créature physique, en renouvelant à ses organes le souffle de vie qu’elle avait reçu une première fois, et sans lequel elle défaudrait aussitôt dans le néant d’où elle était sortie (Psaumes 104.30). C’est rouach divin qui circonvient incessamment le corps de l’homme une fois formé, impuissant à respirer, à se mouvoir et à agir, sinon avec son concours : Psaumes 139.7 et sq.
C’est encore à l’action surnaturelle de l’Esprit qu’est rapportée la conception du Fils de Dieu dans le sein de Marie (Luc 1.35), ainsi que la vivification de son corps dans le tombeau, Romains 1.4 ; 8.11 ; et ce sera en vertu de cette même action assimilatrice et dynamique que les corps rappelés à l’existence par le verbe éclatant du Fils (Jean 5.28-29), seront ranimés intérieurement pour être rendus conformes au corps de Christ lui-même (Romains 8.11 : διὰ τὸ ἐνοικοῦν αὐτοῦ πνεῦμα ἐν ὑμῖν.b). Comp. la vision de la résurrection des os secs, Ézéchiel 37.9-10.
b – La leçon διὰ τοῦ πνεύματος est condamnée par la critique interne et externe. Voir Godet, Commentaire.
Nous appelons de ce nom les activités qui tendent à la formation de l’âme humaine et des facultés naturelles d’intelligence et de volonté dont elle est douée. Outre les passages : Genèse 2.7 ; Job 33.4, qui trouveraient de nouveau leur place ici, nous citons tous les textes de l’Ancien Testament qui rapportent au rouach Elohim les aptitudes de l’homme dans les ordres inférieurs de l’existence : l’art et l’industrie, Exode 31.3 ; 35.31 ; etc., comp. Job 32.8, etc. ; tandis que les dons déjà supérieurs, et touchant à l’ordre pneumatique, départis aux organes de la théocratie, juges, rois et prophètes, sont rapportés au rouach Jahve : Juges 3.10 ; 6.34 ; 11.29 ; 1 Samuel 10.6 ; Ésaïe 11.2, etc.c
c – Il est remarquable que l’Esprit qui inspire le prophète païen Balaam est désigné comme rouach Elohim : Nombres 24.2.
a. Dans l’économie des révélations divines générales.
De même que c’est l’action de l’Esprit qui entretient dans chaque essence particulière la part de la force physique universelle qui lui est propre, c’est l’Esprit encore qui, dans l’économie des révélations divines générales, censeur universel, représente dans le for de chaque homme la cause du bien moral, en suscitant le blâme ou l’éloge dans la conscience humaine : Genèse 6.3d. Le passage : Ésaïe 63.10 se rapporte à ce même rôle de censeur exercé par l’Esprit en Israël ; comp. Éphésiens 4.30.
d – Traduction de la Bible annotée : « Mon Esprit ne contestera pas à toujours avec l’homme » : et non pas : « n’habitera pas ».
b. Dans l’économie israélite.
La fonction spécialement pneumatique de l’Esprit dans l’ancienne alliance s’est réduite à une activité d’inspiration. Son action sanctifiante dans le cœur de l’homme est prévue, attendue, désirée, implorée, prédite (Psaumes 51.12-14 ; Ésaïe 12.3 ; 44.3 ; Ézéchiel 36.20 ; 37.6,9) ; elle n’est point encore commencée : οὔπω γὰρ ἦν πνεῦμα ἅγιον (Jean 7.39) ; et Jésus-Christ a pu dire du plus grand des prophètes de l’ancienne alliance, du plus grand des hommes jusqu’à lui, que le plus petit des membres de la nouvelle alliance était plus grand que Jean-Baptiste. (Matthieu 11.11 ; comp. Luc 1.15, qui doit être entendu sous cette réserve).
Cette action encore externe et superficielle de l’Esprit dans l’ancienne alliance, était, en second lieu, locale, c’est-à-dire limitée non seulement à un pays et à un peuple, mais à certains organes dans le sein de ce peuple : sacrificateurs, rois et prophètes (Nombres 11.29 ; Joël 2.28). Elle était enfin, chez ces organes privilégiés eux-mêmes, intermittente. C’est Jésus-Christ qui le premier en recevant l’Esprit « sans mesure » (Jean 3.34), a inauguré l’ère proprement pneumatique dans le sein de l’humanité.
c. Dans l’économie évangélique.
Nous avons dit que l’activité économique de l’Esprit est consécutive à celle du Verbe. Cet ordre de succession s’est reproduit avec plus d’évidence encore dans le grand drame de l’accomplissement du salut. Il y avait à ce rapport de l’action de l’Esprit à celle du Verbe, des nécessités objectives et subjectives. Il fallait, d’une part, que le vase contenant le parfum divin eût été brisé pour que ce parfum pût se répandre et emplir le monde. Il fallait que Christ fût glorifié par sa mort, sa résurrection et son ascension, pour qu’il put répandre l’Esprit (Jean 7.39). Il fallait que la seconde personne fût rentrée dans son premier état pour pouvoir disposer de la troisième. Il fallait que la justice divine fût satisfaite pour que le fleuve d’eau vive, jusque là arrêté par cet obstacle invincible, pût reprendre son cours dans le sein d’une humanité réconciliée. Mais il y avait à cet ordre, disons-nous d’autre part, des nécessités subjectives, des raisons pédagogiques tirées de notre nature elle-même. C’est dans l’intérêt de la liberté humaine que le fait du salut a dû être présenté tout d’abord sous une forme sensible et phénoménale, afin qu’en présence de l’objet librement contemplé et librement reconnu, toute créature humaine fût mise en demeure de prendre une décision suffisamment délibérée. C’est l’effet que Jésus attendait de sa mort prochaine (Jean 12.32) ; c’est celui qui fut produit chez ses premiers témoins (1 Jean 1.1-3). La croix élevée à la vue du monde entier, a dû solliciter la liberté humaine sans la contraindre, et préparer par là le contact d’Esprit à esprit dans des âmes déjà convaincues et vaincues par le plus grand et le plus saint des spectacles. C’est enfin par des messagers humains, par les espèces terrestres de l’eau, du pain et du vin, par les organes visibles de la Bible, du dimanche, du culte et de l’Eglise, que le Christ glorifié agit jusqu’à aujourd’hui sur la terre et dans l’humanité.
Mais d’un autre côté, le fait externe, historique et phénoménal du salut, l’œuvre du Verbe fait chair n’eût pas suffi sans l’action intérieure, assimilatrice et individualisatrice de l’Esprit. Il n’eût pas suffi que l’œuvre fût réalisée objectivement en Christ mort, ressuscité et élevé dans le ciel, si elle ne se fût répétée dans le for intime de chaque individu croyant ; car alors, destinée à tous, elle ne profiterait à personne. Il fallait que l’Esprit divin remplaçât le Verbe incarné pour refaire dans chaque croyant ce que le Verbe avait fait dans l’histoire. Il faut que le Christ glorifié dans le ciel soit glorifié à nouveau, et pour ainsi dire, distribué dans chaque personnalité humaine (Jean 6. 48-58 ; 16.14). Il faut que le Christ pour nous devienne le Christ en nous. Il a fallu que Pentecôte suivit Pâques, comme il avait fallu que Pâques précédât Pentecôte.
L’œuvre de l’Esprit non précédée de l’œuvre du Verbe serait magique ; l’œuvre du Verbe non suivie de celle de l’Esprit serait stérile.
Mais l’action de l’Esprit depuis la Pentecôte se différencie selon qu’elle s’exerce dans le monde christianisé ou dans l’Eglise des croyants.
α. Activité de l’Esprit dans le monde christianisé depuis la Pentecôte.
L’Esprit exerce depuis la Pentecôte une activité permanente dans le monde christianisé, c’est-à-dire dans toute la partie de l’humanité où le nom de Christ est annoncé et où les sacrements de la nouvelle alliance sont administrés ; et cette action se distingue spécifiquement à la fois de celle qui a précédé l’apparition de Christ, et de celle qu’il exerce jusqu’à aujourd’hui dans le monde encore étranger à toute influence de l’Evangile.
Jésus-Christ a défini lui-même le rôle du Saint-Esprit dans le monde christianisé depuis la Pentecôte jusqu’à son retour dans les trois termes suivants : Καὶ ἐλθὼν ἐκεῖνος ἐλέγξει τὸν κόσμον περὶ ἁμαρτίας καὶ περὶ δικαιοσύνης καὶ περὶ κρίσεως Jean 16.8).
L’action du Saint-Esprit dans la partie de l’humanité évangélisée, même à l’égard des individus inconvertis qui se trouvent en majorité dans son sein, est une opération de conviction portant sur trois objets : le péché du monde meurtrier de Christ, la justice de Christ, la sainte victime du monde, et le jugement du Prince de ce monde (Jean 16.9-11), dont l’inimitié meurtrière contre le Fils de Dieu, de mieux en mieux reconnue et démasquée depuis la Pentecôte, prélude à sa défaite finale (Jean 12.31).
Nous sommes donc dans cette période de lente incubation correspondant dans le domaine de l’histoire à celle qui a eu lieu dans le domaine de la nature (Genèse 1.2), où l’Esprit, en soumettant le monde lui-même au charme de la croix, et arrachant l’hommage à rendre à la justice de Christ des lèvres même de ses adversaires, fraie silencieusement les voies à Celui qui n’est remonté visible au ciel que pour en redescendre visible, glorieux et reconnu de toute la terre. Cette action latente de l’Esprit de Christ dans le monde est la cause de ce qu’on appelle la civilisation chrétienne, cet ensemble d’institutions, de mœurs et de lois, qui sans relever directement de la foi chrétienne, ont cependant été inspirés par elle ; c’est la longue période que Jésus a prédite dans la parabole du levain (Luc 13.21).
Cette action préparatoire de l’Esprit n’amène donc point tous les hommes au salut ; mais elle a du moins ce résultat de ne laisser personne indifférent, de provoquer l’adhésion des uns et la haine des autres, de manifester toujours plus ouvertement la séparation des bons et des méchants sur la terre (Apocalypse 22.11), jusqu’au jour où Christ apparaissant, tout genou se ploiera bon gré malgré devant Lui (Philippiens 2.10). Mais cette action générale de l’Esprit dans le monde évangélisé, n’est, pour ainsi dire, que le rayonnement de :
β. L’activité de l’Esprit dans l’Eglise des croyants depuis la Pentecôte.
Nous opposons cette action nouvelle de l’Esprit à celle qu’il exerçait dans l’économie israélite, dans ces trois termes : elle est intérieure, produisant la régénération et la sanctification du croyant ; universelle, n’étant soumise à nulle autre condition que la foi, qui est accessible à toute créature ; continue, du moment de la conversion à Christ à celui de la mort physique, ou jusqu’à ce rejet conscient et volontaire de la grâce de Dieu qui se nomme le péché contre le Saint-Esprit (Matthieu 12.2 ; comp. Hébreux 6.4-6 ; 10.29 ; 1Jean 5.16).
Toutefois cette habitation de l’Esprit dans le cœur des croyants n’est pas une immanence absolue ; l’Esprit de Dieu dans l’Eglise ne se résout pas dans ce que Schleiermacher, puis Ritschl et son école, ont désigné comme la conscience chrétienne de l’Eglise, pas plus que le Verbe ne cesse d’être Dieu dans la nature humaine. « Le Saint-Esprit, dit Schleiermacher, est l’union de l’essence divine avec la nature humaine dans la forme de l’esprit collectif animant la vie collective de l’Eglise. » Selon l’Ecriture, au contraire, l’Esprit n’est pas la généralisation abstraite de tous les esprits individuels ; il est et reste une personne divine, distincte de la personnalité humaine, et que Christ seul a reçue sans mesure (Jean 3.34).
Le développement de ce dernier sujet appartient à la Morale chrétienne.
Nous résumons ce troisième Article sur les déterminations économiques de l’Être divin, en disant que le Père, le Fils et le Saint-Esprit coopèrent, chacun à sa manière, à chacune des grandes œuvres divines accomplies dans le temps et l’espace. Et nous disons de plus que le sort de chaque âme humaine, le salut de chaque âme fidèle, est placé sous la triple invocation de ces noms suprêmes : Père, Fils et Saint-Esprit, ce qu’enseigne dans sa simplicité sublime la formule du baptême : Matthieu 28.19. Nous disons, d’après l’Ecriture, que le salut d’une seule âme pécheresse a réclamé le concours de ces trois personnes tout aussi bien que la création des cieux et de la terre : du Père, par son conseil éternel ; du Fils, par ses interventions dans l’histoire ; du Saint-Esprit, par son habitation dans les cœurs.