Tout ce séjour à Saint-Thomas n’avait pas duré trois semaines. Le comte se rendit de là à Saint-Eustache, en passant par Saint-Jean et Sainte-Croix, et s’embarqua le 28 février pour Amsterdam. Il emmenait un Danois et un noir converti qu’il avait racheté à Saint-Thomas. Au moment du départ, un juif portugais, qui désirait se rendre en Hollande, le supplia de le prendre avec lui. Le cœur généreux de Zinzendorf se laissa facilement attendrir à cette prière : non content de payer le passage du juif et de sa femme, il leur céda le lit et la cabine qui lui avaient été réservés et s’installa dans la salle commune avec les autres passagers. Da Costa ainsi se nommait l’israélite était un homme instruit et une âme sincère ; le comte le prit en amitié et passait d’ordinaire la soirée à causer avec lui. Il ne le pressait jamais de se convertir, mais il lui parlait souvent de ce dont son cœur était rempli, de ce Sauveur qu’il aimait tant. Le juif l’écoutait attentivement, et lorsque le comte chantait quelque cantique, il le priait de le lui traduire ; quelquefois il versait des larmes, ému de cette piété franche et communicative, et, s’associant involontairement au sentiment de Zinzendorf, il se laissait emporter avec lui dans le même flot de prière et d’adoration.
Pendant cette traversée, qui fut de sept semaines, le comte travailla prodigieusement, étudiant, écrivant des lettres, composant des cantiques et même des livres, sans se laisser déranger par le roulis qui brouillait son écriture et la rendait souvent illisible. « On peut faire ici tout ce qu’on fait à terre, et plus encore, » écrit-il. Cependant sa santé était mauvaise, il ne dormait pas, ne mangeait guère et arriva en Europe épuisé de fatigue et malade de la fièvre quarte.
Parvenu à la hauteur de Douvres, il se fit débarquer pour saluer en passant ses amis d’Angleterre, et au bout de peu de jours passa en Hollande. Son absence n’y avait point apaisé l’irritation excitée par la Lettre pastorale ; le dossier de l’accusation contre les Frères s’était grossi d’une quantité d’autres écrits. Zinzendorf ne voulut, pour le moment, répondre qu’en quelques pages. Le mauvais vouloir qui le poursuivait était pour lui une épreuve cruelle, et la pensée des ennemis qu’il laissait en Europe était venue l’attrister, même pendant son voyage aux Indes. « Souvent, » écrivait-il de Saint-Eustache à un ami, « souvent je demande, le cœur plein de larmes, à mon bien-aimé Sauveur s’il n’est pas possible qu’Il éloigne de moi ce calice, calice d’étourdissement, amer pour mes frères et pour moi, salutaire pour moi peut-être, mais nuisible pour eux, et qui cause un tel désordre dans la maison du Seigneur. Si je pouvais arranger les affaires, soit par une soumission et une déclaration, comme le firent saint Paul et saint Pierre, soit en déposant ma charge, comme jadis saint Grégoire, ou enfin de quelque autre manière, avec quelle joie je l’aurais fait depuis longtemps ! Ah ! si ceux de mes frères d’Europe qui m’attaquent avec tant de persistance pouvaient voir à quelles gens ils forgent des armes contre la conversion des païens, je suis sûr qu’ils en seraient désolés, et peut-être rentreraient-ils en eux-mêmes ; quelques-uns d’entre eux se demanderaient du moins s’ils ont toujours bien su ce qu’ils disaient ou écrivaient. » Ce qui lui fut surtout sensible à son retour en Europe, ce fut de trouver dans les rangs de ses ennemis des hommes sur lesquels il avait cru jusqu’alors pouvoir compter, et qui s’étaient montrés auparavant ses amis empressés. Comme en son absence on avait fait courir le bruit de sa mort, beaucoup de gens s’étaient crus déliés par là de toute obligation envers lui et n’avaient pas voulu être les derniers à le condamner.
Si, comme nous l’avons vu, Zinzendorf était arrivé à Saint-Thomas au moment où sa présence pouvait y être le plus utile, il l’avait aussi quitté en temps opportun, car, à peu près au moment où il y débarquait, on expédiait de Copenhague au gouverneur de cette île l’ordre de le faire arrêter et de le garder en prison. Mais le navire qui portait cet ordre eut une longue traversée et n’arriva guère aux Indes que lorsque Zinzendorf débarquait lui-même en Europe.
Le 1er juin, le comte rentra à Marienborn, où il retrouva sa famille réunie pour le recevoir ; son fils aîné y était aussi avec quelques étudiants d’Iéna. Le prompt retour du comte semblait un prodige et excitait chez tous les Frères une joie extrême ; le noir qu’il amenait de Saint-Thomas, preuve vivante de l’efficace donnée par le Seigneur à la prédication des missionnaires, eut sa part d’intérêt et de sympathie. Mais l’état de santé de Zinzendorf mêlait de vives inquiétudes à ce moment de bonheur. Il semblait n’être revenu au milieu des siens que pour y mourir, On ne pouvait contempler sans respect et sans une douloureuse admiration les traits, altérés par la souffrance, de ce témoin de l’Évangile, de cet homme que le zèle de la maison de Dieu avait dévoré. (Psaumes 69.9 ; Jean 2.17)
Lui seul paraissait n’y songer point. Dès le lendemain de son arrivée, il assembla les Frères pour leur rendre compte de son voyage, qu’il retraça avec vivacité. Dans la même assemblée, on reçut un nouveau membre de la communauté — c’était ce qu’on appelait confirmer un frère, — et le comte conféra par l’imposition des mains la charge de ministre de l’Évangile à Langguth et à un autre candidat. Il exposa à cette occasion la manière dont il envisageait ce que l’on nomme consécration ou ordination. « Il déclara », dit Spangenberg, « que cette consécration ne devait être considérée parmi nous que comme une mesure d’ordre, et que, par conséquent, un frère, lorsqu’il était consacré, ne devait point se figurer qu’il valût pour cela mieux qu’un autre ; car le Saint-Esprit peut, selon son bon plaisir, accorder plus de dons et bénir de plus de grâces un frère qui n’a pas reçu la consécration qu’un autre qui l’a reçue. Néanmoins, ajoutait-il, la consécration faite au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, avec prière et dans la foi à la parole de Dieu, a aussi une bénédiction qui lui est propre. »
Le comte ne s’arrêta que fort peu de jours à Marienborn et se hâta de se rendre à Ebersdorf, où il avait convoqué un synode. Voici ce qui avait rendu cette convocation nécessaire. On a vu quelle impression profonde avaient produite en diverses villes d’Allemagne les prédications de Zinzendorf ; là où le réveil avait déjà eu lieu, elles l’avaient entretenu ; ailleurs, elles l’avaient amené ; partout, elles avaient fait sentir aux âmes touchées de la Grâce le besoin de s’unir entre elles d’une manière plus intime pour travailler ensemble à leur sanctification et au salut de leur prochain. Il en était résulté que, soit dans l’église luthérienne, soit dans l’église réformée, le réveil s’était groupé en petites sociétés qui, croyant ne pouvoir mieux imiter Herrnhout qu’en le copiant, s’étaient donné une organisation toute pareille à celle de l’église morave. La plupart des Frères s’en étaient réjouis et avaient encouragé cette tendance. Ceci s’était passé en l’absence de Zinzendorf. A son retour, il l’apprit avec un vif déplaisir. Il était doué d’un sens pratique trop juste et trop fin pour ne pas voir du premier coup d’œil les inconvénients inévitables que présentaient ces contrefaçons de Herrnhout. D’un côté, ces nouvelles sociétés, placées dans des conditions très différentes de celles où s’était trouvée l’église morave, ne pouvaient manquer d’être dès l’origine faussées dans leur développement par une organisation qui n’avait point été faite pour elles ; en outre, elles allaient nécessairement se trouver en conflit avec les églises auxquelles elles appartenaient et être poussées à une séparation que Zinzendorf désapprouvait. Enfin, autant il désirait conquérir des âmes à Jésus-Christ dans toutes les confessions, autant il croyait fâcheux et pour la cause du Seigneur et pour la communauté des Frères elle-même, que celle-ci parût vouloir s’agrandir aux dépens des autres églises. Il ne peut, en effet, y avoir d’influence puissante, si elle n’est désintéressée, et les conquêtes extérieures qu’eût faites l’église morave, à supposer même qu’elles n’eussent pas amené sa ruine, ne pouvaient manquer de paralyser son action.
Telle devait être, si nous ne nous trompons, la pensée de Zinzendorf en se prononçant énergiquement dans le synode contre ces communautés manquées. Il ne réussit pas entièrement à faire comprendre aux Frères le danger qu’elles présentaient : beaucoup d’entre eux étaient éblouis de ce qui leur paraissait un succès et ne se laissèrent persuader qu’à demi.
Après le synode, le comte fit un voyage en Wurtemberg, et au retour se mit au travail avec une telle ardeur, que son corps, déjà si affaibli, tomba dans un marasme complet. Il avait le pressentiment de la mort et voyait venir avec joie le moment où il serait réuni au Seigneur ; mais Dieu ne voulait pas encore ravir à son église ce dispensateur fidèle et prudent. (Matthieu 24.15)
L’histoire de sa guérison est trop originale pour ne la pas rapporter. Son médecin, qui désespérait à peu près de le tirer d’affaire, lui avait prescrit une potion calmante ; mais son domestique lui fit prendre par mégarde une potion excitante qui provoqua une abondante transpiration ; il se fit une crise salutaire et Zinzendorf se trouva bientôt convalescent.
A peine guéri, il reprit ses occupations avec une incroyable activité. Il fonda à Herrnhaag un séminaire théologique de la confession d’Augsbourg. Les étudiants qui avaient accompagné son fils d’Iéna à la Wetterau en furent les premiers membres. Il s’occupa aussi avec un soin particulier de l’organisation et de l’instruction spéciale des différents chœurs, fit construire une maison où devaient vivre en commun les Frères non mariés et composa des cantiques pour le chœur des gens mariés et pour celui des sœurs-filles,
A mesure que ces institutions se développaient et se régularisaient, elles donnaient plus de prise à la critique. Ces maisons, où vivaient en commun des célibataires presque entièrement isolés de l’autre sexe, rappelaient assez bien les couvents, et, quoiqu’il n’y eût là ni vœu, ni claustration, ni communauté de biens, on affectait de voir dans cette organisation un retour au catholicisme. On reprochait aussi à Zinzendorf d’aborder avec trop de crudité les questions délicates qui se rattachent au mariage et au célibat. Il est certain, en effet, qu’il les traitait avec une attention bien plus sérieuse et leur accordait dans ses enseignements plus de place qu’on ne le fait généralement ; il ne pouvait approuver que, par une pudeur déplacée, on laissât, soit dans l’instruction de la jeunesse, soit dans la cure d’âme des adultes, une dangereuse lacune sur des matières aussi graves. La société aime à fermer les yeux sur les maux qu’elle ne peut ou ne veut pas guérir et crie au scandale quand on les lui signale, et l’église protestante — par une réaction du reste très naturelle contre la casuistique des jésuites — a banni entièrement de sa théologie la casuistique et laissé trop souvent l’enseignement de la morale s’arrêter à des généralités qui le rendent inutile. On taxa donc d’inconvenance et même d’immoralité la manière de faire de Zinzendorf, et on l’accusa de renouveler l’étrange méthode suivie par Sanchez et les théologiens de cette école.
L’élan missionnaire ne se ralentissait point chez les Frères : Richter, l’ancien patron de Zinzendorf à Stralsund, allait, comme nous l’avons dit, à Alger, pour s’y occuper des malheureux esclaves du bagne ; un autre Frère portait l’Évangile aux Mohicans ; deux autres faisaient voile pour Ceylan, dans l’espérance d’y fonder une double mission, chez les Cingalais et chez les Malais. Ils ne purent y rester longtemps. La Lettre pastorale, dans laquelle il était dit en propres termes « qu’il ne fallait pas même manger avec les Herrnhoutes, » parvint peu après eux dans ces pays lointains ; elle indisposa le peuple, qui se souleva contre les missionnaires, et ils furent forcés de s’en revenir en Europe.
Enfin Zinzendorf, qui songeait alors à envoyer aussi une mission chez les Guèbres, désirait, dans l’intérêt de cette œuvre, que les Frères qui se rendraient en Perse « vécussent, autant que possible, en rapports d’amitié et de bon voisinage avec les Arméniens et les Grecs. » Il envoya donc d’abord un des Frères auprès du patriarche de Constantinople pour s’assurer de son bon vouloir. Le patriarche reçut à merveille le député morave, mais, avec une finesse toute grecque, lui accorda beaucoup plus qu’il ne demandait ; il lui remit une lettre-circulaire pour les prélats d’Orient, dans laquelle il présentait la communauté des Frères non pas seulement comme une alliée de l’église grecque, mais comme unie à cette église. Le comte vit alors qu’il s’était trop avancé et dut revenir en arrière.
Nous n’avons pas toujours mentionné dans notre récit les écrits publiés par Zinzendorf ; Spangenberg donne une bibliographie complète de ses œuvres, qui ne comprend pas moins de 108 articles. A fort peu d’exceptions près, ils n’ont pas été traduits en français ; aussi n’avons-nous cité que les plus saillants. Parmi ceux qui parurent à cette époque (1739), nous nommerons d’abord son Essai de traduction du Nouveau Testament d’après l’original. Ce travail assez informe se ressentait des circonstances dans lesquelles l’auteur s’en était occupé ; c’était principalement sur mer, pendant son voyage aux Indes. Il s’y trouvait une quantité de lacunes et de négligences auxquelles il s’était proposé de remédier lorsqu’il corrigerait les épreuves, mais il ne put surveiller l’impression, qui eut lieu pendant sa maladie et qui ne fit par conséquent qu’ajouter de nouvelles fautes à celles du manuscrit. Zinzendorf ne voyait du reste dans ce travail qu’un simple essai et ne le faisait imprimer qu’afin de pouvoir le soumettre à un plus grand nombre de personnes de qui il attendait les avis. « Notre première pensée », disait-il modestement dans sa préface, « ne sera pas de défendre notre ouvrage, mais de le corriger ; nous désirons être traité comme un écolier qui récite sa leçon. »
Jamais précaution de ce genre n’a désarmé la critique, et Zinzendorf en fit l’expérience. On ne se contenta point de relever des fautes, on condamna l’entreprise dans l’intention aussi bien que dans l’exécution, et je ne sais combien d’hérésies on trouva moyen d’y signaler. L’auteur, comme il l’avait annoncé, n’essaya point de se défendre ; il retira autant que possible les exemplaires déjà distribués, en fit de la maculature et recommença courageusement son travail, dont il put livrer au public, en 1744, une édition considérablement corrigée.
Peu après son premier essai de traduction parurent ses Entretiens sur diverses vérités religieuses et son Jérémie, prédicateur de la justice. Ce dernier ouvrage, un de ses écrits les plus connus et les plus intéressants, avait aussi été composé pendant son voyage aux Indes-Occidentales. L’idée de ce livre, adressé aux ecclésiastiques, avait été inspirée à Zinzendorf par l’état de profonde décadence où se trouvait alors en Allemagne l’église protestante. « C’est une Babylone ! » s’écriait-on de toutes parts. « Non, répond Zinzendorf, c’est une Sion déchue dont il faut relever les ruines. » Et il montre aux ministres de l’Évangile quels sont les moyens à employer pour remédier efficacement aux maux de l’Église.
A la fin de l’année, le comte partit pour la Suisse. Comme le but essentiel de ce voyage était de fortifier sa santé, il en fit la plus grande partie à pied. Son ami, Frédéric de Watteville, l’accompagnait. De Berne ils se rendirent à cheval à Montmirail, maison de campagne située près de Neuchâtel. La neige qui couvrait le sol leur fit perdre le chemin ; ils s’égarèrent dans les bois, manquèrent y périr et n’arrivèrent que le lendemain, premier jour de l’année 1740. Montmirail, qui devint par la suite une propriété de l’église des Frères, appartenait alors à Nicolas de Watteville, que le comte avait rencontré à Paris vingt ans auparavant et n’avait pas revu depuis. L’annonce de la visite de Zinzendorf avait inspiré un véritable effroi à Mme de Watteville et à toute sa famille ; on se le figurait comme un homme atrabilaire, à physionomie grave et morose ; on le trouva gai, enjoué et du commerce le plus agréable. Le comte alla voir aussi à Saint-Jean, près de Montmirail, le vieux baron de Watteville, père de ses deux amis, avec lequel il était depuis longtemps en correspondance. Il fit aussi connaissance d’un ecclésiastique bernois alors célèbre, le pieux Samuel Lucius (Lutz), pasteur du village de Diesbach.