A la foi transmise par l’Evangile d’étendre sa réponse aux autres propos qu’avance l’égarement impie de nos gens. Qu’elle se défende sur le terrain même où elle se voit attaquée, et, remportant la victoire par les armes préparées pour sa perte, qu’elle démontre que les paroles de l’unique Esprit sont aussi l’enseignement de l’unique foi ! Car il n’y a pas d’autre Christ que celui que nous annonce l’Evangile : le vrai Dieu qui demeure dans la gloire de l’unique vrai Dieu ; et comme il s’affirme Seigneur en s’appuyant sur la Loi, lorsqu’on semble nier qu’il le soit, ainsi dans les Evangiles il se présente comme vrai Dieu, lors même que l’on estime que ce n’est pas évident.
De fait, pour ne pas le reconnaître vrai Dieu, les hérétiques prennent prétexte de cette phrase : « La vie éternelle, c’est de te connaître, toi le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ » (Jean 17.3). Car, prétendent-ils, en disant : « Toi, le seul vrai Dieu », le Christ se dissocie du vrai Dieu par l’exclusion que suppose le mot : « seul », puisque le seul vrai Dieu ne supporterait pas d’être conçu autrement que comme un Dieu unique. C’est exact : la foi qui nous vient des Apôtres, n’admet pas l’existence de deux vrais Dieux, car rien d’étranger à la nature du Dieu unique ne saurait être mis au niveau de la réalité qu’est cette nature. Car le Dieu unique ne serait plus en vérité le Dieu unique, s’il existait, en dehors de la nature du vrai Dieu unique, un autre Dieu d’une autre espèce, et qui ne lui soit pas identique en naturel par suite de sa naissance[34].
[34] « Naturalis » = identique en nature – « homoousios ».
Mais pour que l’on comprenne bien qu’en ce texte, le Seigneur s’affirme vrai Dieu dans la nature de l’unique vrai Dieu, sans qu’il soit possible d’en douter, le déroulement de notre exposé se fera à partir de textes qui se situent plus haut, mais qui ont pourtant un lien avec le passage que nous étudions, et qui forment un tout avec lui[35]. Ainsi, après avoir établi par degrés notre foi, confiants dans la certitude d’avoir été libérés, nous pourrons alors nous reposer sur ce sommet : le Christ, vrai Dieu.
[35] Pour expliquer Jean 17.3, Hilaire part de Jean 14.9-10 qui introduit à Jean 16.30 et sv., texte développé assez longuement et qui précède le passage dont il est ici question.
Partons donc du mystère contenu dans cette parole du Christ : a. Qui m’a vu, a vu le Père » (Jean 14.9), et : « Vous ne me croyez pas ? Je suis dans le Père, et le Père est en moi. Les paroles que je vous dis, je ne les dis pas de moi-même, mais le Père lui-même qui demeure en moi, accomplit lui-même ses œuvres. Croyez-moi : je suis dans le Père et le Père est en moi. Croyez-le du moins à cause de ces œuvres » (Jean 14.10-12). Après cet exposé aux multiples résonances, qui traduit des mystères profonds, vient donc la réponse des disciples : « Nous voyons maintenant que tu sais tout, tu n’as pas besoin qu’on t’interroge ! Cette fois, nous croyons que tu es sorti de Dieu ! » (Jean 16.30).
Les Apôtres ont perçu dans le Christ la nature de Dieu en voyant en lui les merveilles de Dieu. Car savoir toutes choses, connaître les pensées du cœur est plutôt le fait du Fils de Dieu que de son envoyé. Par cette réplique, ils l’avouent : ils croient le Christ sorti de Dieu, puisque la puissance de la nature divine réside en lui.
Or le Seigneur, tout en louant leur perspicacité, répond aux Apôtres qu’il n’a pas seulement été envoyé, mais qu’il est sorti de Dieu, rendant compte ainsi par ce terme : « sorti » du fait[36] de sa naissance du Dieu incorporel. Déjà, en effet, il leur avait parlé de sa naissance en se servant du même mot : « sorti » : « Vous m’aimez, disait-il, et vous croyez que je suis sorti de Dieu, et que je suis venu du Père dans ce monde » (Jean 16.27-28). Car s’il était venu du Père en ce monde, c’est qu’il était sorti de Dieu. Aussi, pour que l’on comprenne que par ce mot : « Sorti », il a bien en vue sa naissance, il ajoute qu’il est venu du Père. Puisqu’il est venu du Père, c’est qu’il est sorti de Dieu ; sa sortie de Dieu, exprimée dans le texte, accompagnée du nom de Père, c’est tout simplement sa naissance parfaite.
[36] « Du fait de sa naissance » pour traduire « profectum nativitatis » dans le même sens que « sa sortie du Père ».
C’est pourquoi il dit aux Apôtres qui comprennent le mystère de sa sortie : « Vous croyez à présent ? Mais voici venir l’heure – elle est venue – où vous serez dispersés chacun de son côté, et vous me laisserez seul. Mais non, je ne suis pas seul, le Père est avec moi ! » (Jean 16.31-32). Pour nous enseigner que sa sortie n’est pas une séparation d’avec Dieu le Père, mais une naissance qui conserve au Fils la nature de Dieu le Père, le Christ ajoute donc qu’il n’est pas seul, mais que le Père est avec lui, c’est-à-dire que par la puissance et l’unité de leur nature, le Père qui demeure en lui, est avec lui, parle à travers lui, agit dans ses œuvres[37]. Ensuite, pour leur montrer la raison de tout ce langage, il ajoute : « Je vous ai dit tout cela pour qu’en moi vous ayez la paix. Vous aurez à souffrir dans ce monde, mais gardez courage : j’ai vaincu le monde ! » (Jean 16.33).
[37] Cf. Jean 14.10-11.
Voilà pourquoi il leur a parlé ainsi : ils doivent demeurer en lui dans la paix, et ne pas se déchirer les uns les autres en se querellant avec passion, dans toutes sortes de polémiques sur la foi : celui qui reste seul n’est pas seul, celui qui est sorti de Dieu possède ce Dieu dont il est sorti ; par la suite, lorsqu’ils seront maltraités en ce monde, ils n’auront qu’à attendre avec patience la réalisation des promesses de celui qui a vaincu le monde, en sortant de Dieu tout en ayant Dieu avec lui.
Enfin, pour exprimer la foi qui rend compte de tout ce mystère, le Christ lève les yeux au ciel et dit : « Père, l’heure est venue, glorifie ton Fils, pour que ton Fils te glorifie. Tu lui as donné pouvoir sur toute chair, pour qu’il donne la vie éternelle à tous ceux que tu lui as donnés » (Jean 17.1-2).
Le Seigneur demande à être glorifié : verrais-tu là une marque de faiblesse ? Certes, il ferait preuve de faiblesse, s’il demandait à être glorifié pour un autre motif que pour rendre gloire au Père qui le glorifie. Nous avons parlé dans un autre livre de cette gloire reçue et rendue[38], et il semble superflu de revenir encore sur cette question. Du moins, cela ne fait pas de doute : si le Fils demande la gloire, c’est pour glorifier son Père qui lui donne cette gloire.
[38] Cf. Livre III, chap. 12-13.
Mais le fait qu’il ait reçu pouvoir sur toute chair, serait peut-être une marque de faiblesse ? Oui, il en serait ainsi si le Fils n’était pas capable de donner la vie éternelle à ceux qui lui ont été confiés. Mais voici : il a reçu ce pouvoir, et du coup, on impute à sa nature quelque faiblesse. Certes, on pourrait y voir une faiblesse, si le Christ n’était pas vrai Dieu par naissance, mais s’il l’était par innascibilité. Oui, il a reçu ce pouvoir, mais cela nous montre uniquement que dans sa naissance, il a reçu ce qu’il est ; ce don n’a pas à être mis au compte d’une faiblesse, puisqu’il permet à cet être qui naît, d’être en perfection tout ce qu’est Dieu. Car, puisque dans la naissance parfaite du Dieu bienheureux, le Dieu innascible est l’Auteur du Dieu Unique Engendré, c’est bien la réalité mystérieuse de la paternité divine qui est à la source de la naissance du Fils. Au reste, il ne saurait être une atteinte à la personne du Fils, ce pouvoir qui le fait être, par sa vraie naissance, image parfaite de son Auteur ! Car d’avoir reçu pouvoir sur toute chair, d’avoir reçu un pouvoir qui consiste à donner à la chair la vie éternelle, ceci exige que celui qui donne soit Père, et qu’il soit Dieu celui qui reçoit : on voit qu’il s’agit du Père puisqu’il donne, et le Fils est bien Dieu, puisqu’il reçoit le pouvoir de donner la vie éternelle.
Tout le pouvoir dont jouit le Fils lui vient donc de sa nature et de sa naissance ; ce pouvoir lui est donné, et de ce fait, il ne le sépare pas de son Auteur, puisque ce pouvoir qui lui est donné, appartient en propre au Père, à savoir donner la vie éternelle et changer l’homme périssable en un être incorruptible. Par conséquent, le Père a tout donné et le Fils a tout reçu. Cela ne fait aucun doute, puisque celui-ci nous le certifie : « Tout ce qu’a le Père est à moi » (Jean 16.15). Et ces derniers mots ne concernent pas ce que l’on voit ici-bas, ni les divers changements possibles des éléments de ce monde, mais, nous laissant entrevoir la gloire de la divinité bienheureuse et parfaite, ils nous montrent que Dieu le Fils doit être compris comme Dieu, doté des perfections qui sont celles de Dieu : la majesté, l’éternité, la providence et la puissance. Non pas que Dieu posséderait ces perfections d’une manière telle que l’on devrait croire qu’il se situerait en dehors d’elles, mais c’est plutôt qu’il nous laisse entendre par là ce dont il jouit, en termes adaptés à la toute petite conception que peut s’en faire notre intelligence.
Le Fils Unique nous enseigne donc ici qu’il possède toutes les perfections du Père, et comme il avait affirmé que l’Esprit-Saint devait recevoir de lui, il ajoute : « Tout ce qu’a le Père est à moi ; c’est pourquoi j’ai dit : il recevra de moi ». Tout ce qu’a le Père est à lui, c’est-à-dire ce qui a été donné et ce qui a été reçu. Mais ces dons ne portent pas atteinte à la divinité du Fils, ils le font jouir des mêmes perfections que celles du Père.
Le Seigneur utilise donc un langage progressif pour nous permettre de mieux comprendre ce qu’il est : il nous apprend qu’il est sorti de Dieu, il affirme que le Père est avec lui, il nous garantit qu’il a vaincu le monde ; glorifié par le Père, il glorifiera le Père, l’autorité qu’il a reçue lui permettra de donner à toute chair la vie éternelle[39] ; pour terminer, il clôt toutes ces affirmations par cet énoncé parfait : « La vie éternelle, c’est de te connaître, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé : Jésus-Christ » (Jean 17.3).
[39] Cf. Jean 16.27, 32, 33 ; 17.1, 2.
Apprends donc, hérétique, à parler de la foi en la vie éternelle, ou du moins à croire ce qu’il en est ! Et si tu le peux, sépare le Christ de Dieu, le Fils du Père, le Dieu au-dessus de tout du vrai Dieu, le seul de l’Unique – car il y a « Un seul Seigneur Jésus-Christ » (1 Corinthiens 8.6) –, si la vie éternelle est de croire en un seul vrai Dieu sans croire au Christ. Mais si dissocier le Christ du seul vrai Dieu nous empêche de saisir la vie éternelle en reconnaissant le seul Dieu véritable, je ne comprends vraiment pas comment nous pourrions séparer dans notre foi le Christ du vrai Dieu, quand il est inséparable de lui lorsqu’il s’agit de notre salut !
Retarder la solution de questions difficiles déçoit l’attente des lecteurs, je le sais ; cependant, remettant à plus tard l’exposé complet de la vérité, j’estime qu’il est profitable pour un certain progrès de notre foi, de te combattre, hérétique, en me servant des mêmes paroles de l’Ecriture dont tu te sers.
Tu entends l’affirmation du Seigneur : « La vie éternelle, c’est de te connaître, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé : Jésus-Christ » (Jean 17.3). Je te le demande : Qu’est-ce qui te pousse à penser que le Christ ne serait pas vrai Dieu ? Car ici, aucune autre indication n’est suggérée pour t’indiquer ce que tu dois penser du Christ. Ce texte ne porte pas autre chose que « Jésus-Christ », on ne lit pas : « Fils de l’homme », comme le Christ a coutume de s’appeler[40]. Il n’y a pas : « Fils de Dieu », comme il lui arrive de le déclarer de lui-même[41]. Il ne porte pas : « Le pain vivant descendu du ciel » (Jean 6.51), formule qu’il répète à son sujet, au grand scandale de beaucoup. Non, dans cette phrase : « Toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé : Jésus-Christ », le Christ omet tous les titres et les affirmations qui lui viennent de sa nature ou du corps qu’il assuma : ainsi, puisque reconnaître Dieu et Jésus-Christ nous assure la vie éternelle, cela nous montre sans aucun doute que Jésus-Christ est Dieu.
[40] Cf. Jean 3.13.
[41] Cf Jean 9.35.
Mais cette précision : « Toi, le seul » souligne peut-être que le Christ n’est pas uni à Dieu dans la communion à une même nature ? Certes, elle le soulignerait, si à cette parole : « Toi, le seul vrai Dieu », ne faisait suite aussitôt : « Et celui que tu as envoyé : Jésus-Christ ». J’en appelle à l’intelligence de celui qui entend ces deux textes : Qui est Jésus-Christ ? Si le Père est le seul vrai Dieu, le Christ le sera-t-il aussi ? Mais si le Père est seul vrai Dieu, il n’y a sans doute plus moyen que le Fils soit Dieu. Certes, il ne pourrait l’être, si pour le Père, être seul Dieu ne permettait pas au Christ d’être seul Seigneur ! Si donc, le fait que le Père, Dieu unique, n’enlève pas au Christ Jésus d’être Seigneur unique[42], de même, le fait que Dieu le Père soit seul vrai Dieu, n’enlève pas au Christ Jésus d’être vrai Dieu : de fait, pour mériter la vie éternelle, il faut croire au seul vrai Dieu, mais aussi croire au Christ !
[42] Cf. 1 Corinthiens 8.6 ; Livre VIII, chap. 35.
Et maintenant, je te le demande, hérétique, quelle idée ta sottise se fait-elle du Christ, comment faut-il le croire ? Ne le vois-tu pas ce Christ : il accorde la vie éternelle ; il doit être glorifié par le Père, et il le glorifie ; il a vaincu le monde ; il est laissé seul, mais il n’est pas seul, car le Père est avec lui. Il est sorti de Dieu et il vient du Père ? Quelle réalité et quelle nature attribueras-tu à un être né avec de telles capacités, des capacités qui sont celles de Dieu ? Car nous croirons sans profit au Père, le seul vrai Dieu, si nous ne croyons pas aussi en celui qu’il a envoyé : Jésus-Christ ? Pourquoi hésiter ? Pourquoi tergiverser ? Enseigne-moi quel Christ je dois reconnaître ! Car toi qui nies ce qui est écrit, que te reste-t-il à faire, sinon de croire en ce qui n’a pas été écrit ?
O volonté qui fera ton malheur ! Imposture qui se dresse contre la vérité ! Puisque le Christ est inclus dans la foi et dans la confession du vrai Dieu le Père, dis-moi, au nom de quelle foi rejettes-tu le vrai Dieu pour prétendre qu’il n’est qu’une créature ? Car nulle foi digne de ce nom, ne demanderait de croire dans le seul vrai Dieu sans croire au Christ !
Mais ton esprit est trop étroit, hérétique, oui, il est trop petit pour recevoir le Souffle divin[43] le sens des paroles célestes lui échappe ! C’est plutôt le souffle de ton erreur venimeuse qui te porte à nier que pour obtenir la vie éternelle, il faut reconnaître le Christ inclus dans la foi au seul vrai Dieu !
[43] « Souffle divin » plutôt que « Esprit-Saint », pour rendre le jeu de mot de ce passage : « Spiritus » – « inspiratus ».
Oui, si la foi de l’Eglise reconnaît un seul vrai Dieu, le Père, elle reconnaît aussi le Christ. Si elle ne reconnaissait pas le Christ vrai Dieu, elle ne reconnaîtrait pas non plus le seul vrai Dieu, le Père. A l’inverse, si elle ne reconnaissait pas le seul vrai Dieu, le Père, elle ne reconnaîtrait pas non plus le Christ. Car du fait qu’elle proclame le Christ vrai Dieu, elle proclame aussi que le Père est vrai Dieu. Ainsi, affirmer que seul le Père est vrai Dieu, c’est prouver que le Christ, lui aussi, est vrai Dieu.
En effet, la naissance selon la nature de Dieu le Fils unique, ne lui apporte aucun changement de nature, et celui qui, selon la nature de la génération divine, existe en tant que personne, comme Dieu procédant de celui qui existe lui aussi en tant que personne, n’est donc pas séparable, dans la vérité de sa nature, de celui qui est seul vrai Dieu. La nature suit donc sa vraie loi : la vérité de la nature amène la vérité de la naissance, et le Dieu unique n’engendre pas un Dieu doté d’une nature autre que la sienne. C’est pourquoi le mystère de Dieu n’est pas celui d’un Dieu solitaire ; il ne s’explique pas non plus par des natures diverses : car celui qui procède de Dieu le Père avec la jouissance propre de ce qui caractérise la nature divine, n’a pas à être regardé comme un autre Dieu ni a être confondu avec celui que la vérité de sa naissance nous apprend à reconnaître comme son Père.
Le Dieu né ne perd donc pas la caractéristique de sa nature[44], et par la puissance de sa nature il est en celui dont il possède en lui-même la nature, par sa naissance réelle. Car en lui, la divinité n’est ni modifiée, ni amoindrie : si sa naissance apportait au Fils quelque défaut, cette imperfection lui viendrait de la nature par laquelle il existe, et celui qui est engendré de Dieu ne serait plus vraiment ce qu’est Dieu ; ainsi, ce n’est pas à celui qui existerait par sa naissance en une substance nouvelle, que porterait atteinte cette altération, mais au Père qui, impuissant à maintenir la persistance de sa nature au cours de la naissance du Fils, engendrerait alors un être qui lui serait extérieur et étranger.
[44] Cf. Livre V, chap. 37 où l’idée et l’expression se retrouvent par deux fois.
Nous l’avons souvent rappelé : l’unité de Dieu le Père et de Dieu le Fils, exclut toute imperfection que pourraient lui attribuer nos vues humaines. Elle ne comporte ni relation de cause à effet[45], ni enchaînement, ni émanation, comme il en est d’une source qui coule en ruisseau à partir d’un point donné, d’un arbre dont la branche est fixée au tronc, ou d’un feu qui propage sa chaleur dans l’espace. Car en tous ces exemples, par un développement irréversible, ce qui naît demeure plutôt dépendant d’un autre sans exister par soi-même. La chaleur est dans le feu, la branche sur l’arbre, le ruisseau dans la source. Il s’agit d’une seule réalité plutôt que d’une réalité qui viendrait d’une autre : la branche n’est pas autre chose que l’arbre, le feu n’est pas autre que la chaleur, ni la source que le ruisseau.
[45] « Extensio ».
Mais par contre, Dieu, le Fils unique, est un Dieu subsistant en tant que personne, par une naissance parfaite et inénarrable. Il est le véritable rejeton du Dieu innascible, le produit incorporel de la génération d’une nature incorporelle, le Dieu vivant et vrai, procédant du Dieu vivant et vrai, un Dieu dont la nature est inséparable de celle de Dieu. Et ceci parce que la naissance du Fils en tant que personne subsistante, n’assure pas la perfection d’un Dieu d’une autre nature, et parce que la génération qui lui communique sa substance, ne change pas, chez celui qui est engendré, la nature de cette substance.
Mais voilà qu’intervient le mystère dans lequel le Fils prit notre chair : par son obéissance qui le porte à se dépouiller de sa forme de Dieu[46], le Christ, né comme homme, prend sur lui une nouvelle nature ; ceci, non pas au détriment de sa puissance et de sa nature, mais par un changement d’état. S’étant donc dépouillé de sa forme de Dieu, l’être qui était né, avait reçu la forme d’esclave. Mais cette incarnation du Fils n’avait pas affecté la nature du Père, avec lequel le Fils jouit d’une unité de nature ; et bien que celui-ci demeurait en possession de toute la puissance de sa nature, sa condition nouvelle dans le temps lui avait fait perdre pourtant, avec la forme de Dieu, l’unité de la nature divine, étant donné qu’il avait pris un corps d’homme.
[46] Cf. Philippiens 2.6-8.
Or voici le couronnement du mystère de l’économie divine : par une faveur de la volonté du Père, le Fils en son entier, c’est-à-dire homme et Dieu, serait maintenant élevé à l’unité de la nature du Père, et celui qui avait gardé la puissance de la nature divine, garderait encore la nature qui lui revient. Car de ce fait, l’homme acquiert cette grâce d’être Dieu.
Cependant l’homme assumé n’aurait pu en aucune façon demeurer dans l’unité de Dieu, si le fait que le Verbe était un avec Dieu ne lui avait permis d’atteindre à l’unité de nature avec Dieu : ainsi, c’est parce que Dieu le Verbe est en possession de la nature de Dieu, que le « Verbe fait chair » (Jean 1.14) est à son tour dans la nature de Dieu ; et de la sorte, l’homme Jésus est « Dans la gloire de Dieu le Père » (Philippiens 2.11), parce que la chair est unie à la gloire du Verbe. Le Verbe fait chair peut alors retrouver l’unité de nature avec le Père, qui était sienne ; il le peut même en tant qu’homme, puisque la chair assumée est maintenant capable de retenir la gloire du Verbe.
L’unité que le Fils avait auprès du Père devait donc lui être rendue, pour que l’être né de la nature du Père demeure à nouveau en celui-ci pour y être glorifié : car la nouveauté qui découlait du plan de Dieu, portait atteinte à l’unité ; et pour que celle-ci retrouve sa perfection d’antan, il était maintenant indispensable que la chair assumée soit glorifiée dans le Fils[47].
[47] Malgré son langage inusité, Hilaire veut laisser entendre que le Fils ds Dieu a renoncé à l’état de gloire propre au Verbe de Dieu, en apparaissant ici-bas dans un état d’obscurité, d’humilité et de limitation (amiserat tamen. cum forma Dei, naturae Dei secundum adsumptum hominem unitatem). Le Fils de Dieu a renoncé à la gloire due à sa nature divine quand il devint homme, et cette gloire lui fut rendue, lorsqu’il ressuscita d’entre les morts (glorificata apud se fuisset camis adsumptio).
Et voilà pourquoi, après s’être tellement efforcé de préparer les esprits à comprendre ce mystère de foi en disant : « La vie éternelle, c’est de te connaître, toi le seul vrai Dieu, et celui que to as envoyé : Jésus-Christ » (Jean 17.3) le Christ ajoute ensuite : « Je t’ai glorifié sur la terre, j’ai accompli l’œuvre que tu m’avais donnée à faire » (Jean 17.4), pour souligner que son obéissance entrait dans la réalisation du plan divin le concernant. Puis il nous fait comprendre la récompense que lui a méritée son obéissance, et il nous dévoile le mystère de toute l’économie divine : « Et maintenant, continue-t-il, glorifie-moi, Père, auprès de toi, de la gloire que j’avais auprès de toi, avant que le morde fût » (Jean 17.5).
A celui qui refuse d’admettre que le Christ demeure dans la nature de Dieu, et qui ne veut pas croire qu’il est inséparable du seul vrai Dieu et identique à lui, je demande de m’expliquer le sens de cette prière : « Et maintenant, glorifie-moi, Père, auprès de toi ». Car pourquoi le Père le glorifierait-il auprès de lui ? Quelle est la portée de cette demande ? Qui concerne-t-elle ? Le Père n’a pas besoin de gloire, ce n’est pas lui qui s’est anéanti, en laissant la forme qu’il avait dans la gloire ! Comment donc le Père doit-il glorifier le Fils auprès de lui, et le glorifier de cette gloire que le Fils avait auprès de lui, avant la création du monde ?
Au reste, quel est le sens de ces mots : « Avoir auprès de lui » ? Le Christ ne dit pas : « La gloire que j’avais avant que le monde fût, lorsque j’étais auprès de toi », mais : « La gloire que j’avais auprès de toi ». Car « Etre auprès de toi » signifierait un être qui existe à côté ; tandis que « Avoir auprès de toi », nous enseigne le mystère de la nature du Fils. De plus : « Glorifie-moi auprès de toi », n’a pas le même sens que : « Glorifie-moi ». La gloire que le Christ demande n’est pas que lui soit attribué en propre un honneur quelconque, mais il prie le Père de le glorifier auprès de lui.
En effet, le Père devait glorifier le Christ auprès de lui, afin qu’il demeure dans l’unité du Père comme il y demeurait auparavant, lui qui, par obéissance au plan divin, avait laissé l’unité qu’il possédait avec son Père ; ce qui veut dire que par cette glorification, le Fils doit être à nouveau dans cette nature où il était un avec le Père, dans le mystère de sa naissance divine, et qu’il doit être glorifié par le Père en lui. De la sorte, il conserverait tout ce qu’il avait auparavant auprès du Père, et d’avoir pris la condition d’esclave, ne l’empêcherait pas de posséder la nature qui jouit de la condition divine ; au contraire, le Père glorifierait auprès de lui la condition d’esclave, pour qu’elle demeure dans la condition divine. Car celui qui demeurait dans la condition divine, est bien le même que l’on a vu dans la condition d’esclave. Et puisque la condition d’esclave devait être glorifiée dans la condition divine, elle devait être glorifiée auprès de celui-là même en qui celui qui avait pris la condition d’esclave devait être honoré.
Or cette demande du Seigneur n’est pas une nouveauté, et ce n’est pas la seule fois que nous la rencontrons dans l’enseignement donné par l’Evangile. Car dans la très belle action de grâces suscitée par son espérance, le Seigneur insiste encore sur le mystère d’un Dieu Père qui doit glorifier son Fils auprès de lui. Judas étant sorti pour aller le trahir, le Christ, transporté de joie à la pensée de mener à son achèvement le plan divin, s’écrie : « Maintenant, le Fils de l’homme a été glorifié, et Dieu a été glorifié en lui. Si Dieu a été glorifié en lui, Dieu aussi le glorifiera en lui, et il le glorifiera bientôt » (Jean 13.31-32).
Comment notre âme appesantie par un corps de boue, comment notre esprit infecté et sali par une conscience souillée de péchés, sont-ils encore capables de s’enfler au point de critiquer ce que Dieu nous dit à son sujet ? Nous regardant comme experts pour juger cette nature divine, allons-nous nous dresser contre Dieu dans des controverses impies suscitées par notre esprit de chicane ? Car le Seigneur nous traduit la foi, telle qu’elle ressort de l’Evangile, en des termes les plus simples possible : il adapte ses paroles à notre intelligence, dans toute la mesure exigée par la faiblesse de notre nature. A vrai dire, le sens le plus clair de cette parole : « Maintenant, le Fils de l’homme a été glorifié », ne fait, je crois, aucun doute. C’est en effet, à la chair et non au Verbe, que toute la gloire divine est acquise ; c’est-à-dire non pas en raison de la naissance de Dieu, mais par suite de l’économie de la naissance du Christ comme homme.
Or je te demande : Que signifie ce qui suit : « lit Dieu a été glorifié en lui » ? Car c’est bien cela que j’entends : « Dieu a été glorifié en lui », et j’ignore ce que cela veut dire selon ton interprétation à toi, hérétique ! Pour moi, Dieu a été glorifié en lui, cela signifie : dans le Fils de l’homme. La question est de savoir si le Fils de l’homme est le même que le Fils de Dieu. Mais il n’y a pas d’un côté le Fils de l’homme et d’un autre côté le Fils de Dieu – car : « Le Verbe s’est fait chair » (Jean 1.14) –, et le Fils de Dieu est bien le Fils de l’homme ; dès lors je voudrais bien savoir quel est ce Dieu glorifié dans ce Fils de l’homme qui est aussi Fils de Dieu : car c’est Dieu qui a été glorifié dans ce Fils de l’homme qui est en même temps Fils de Dieu !
Voici donc Dieu glorifié dans le Fils de l’homme qui est aussi Fils de Dieu ; voyons maintenant ce que veut dire le troisième membre de phrase : « Si Dieu a été glorifié en lui, Dieu aussi le glorifiera en lui ».
Dis-moi, je te prie, quel est donc ce mystère caché dans un enseignement si profond ? Dieu glorifie en lui un Dieu glorifié dans le Fils de l’homme glorifié ! La gloire de Dieu réside dans le Fils de l’homme, et dans la gloire du Fils de l’homme, Dieu glorifie en lui la gloire de Dieu ! A coup sûr, l’homme ne saurait être glorifié pour lui-même. Par ailleurs, ce Dieu qui est glorifié dans l’homme, bien qu’il reçoive cette gloire, n’est pas autre que Dieu. C’est vrai puisque, lorsque le Fils de l’homme est glorifié, Dieu glorifie en lui-même le Dieu qui le glorifie, je le reconnais : c’est la gloire de la nature de celui qui glorifie la nature du Père, qui est élevée dans la gloire de cette nature du Père. Car Dieu le Père ne se glorifie pas lui-même, mais il glorifie en lui Dieu glorifié en l’homme. Or, bien que Dieu ne se glorifie pas, le fait qu’il glorifie le Fils en lui, montre que Dieu le Père prend dans la gloire de sa nature celui qui a glorifié sa nature. Et puisque Dieu le Père, parce qu’il a été glorifié dans un homme, glorifie en lui le Dieu qui l’a glorifié, il nous montre par là qu’il est en lui, ce Dieu qu’il a glorifié, puisque c’est en lui qu’il le glorifie !
Et maintenant, à toi de parler, hérétique, de quelque école que tu sois ! Présente-moi les inextricables objections de ta souple doctrine ! Bien qu’elles s’entrelacent dans leurs propres liens, il n’y a pas trop à craindre d’être arrêté par leur nombre ! Car le Fils de l’homme est glorifié, Dieu est glorifié en lui, et Dieu glorifie celui qui est glorifié en l’homme. Ce n’est pas la même chose de dire : Le Fils de l’homme est glorifié parce que Dieu est glorifié dans le Fils de l’homme, ou : Dieu glorifie en lui celui qui est glorifié dans l’homme.
Traduis-moi donc par des mots ce que signifie cette phrase, telle que tu l’entends selon ton interprétation impie : « Dieu est glorifié dans le Fils de l’homme ». Dans tous les cas, c’est forcément, ou le Christ qui est glorifié dans la chair, ou le Père qui est glorifié par le Christ. Si c’est le Christ, le Christ glorifié dans la chair est certainement Dieu. Si c’est le Père, nous sommes en présence du mystère de l’unité, puisque le Père est glorifié dans le Fils. Ou bien tu dis que c’est le Fils, et, bon gré, mal gré, tu reconnais sa divinité, ou bien tu comprends qu’il s’agit de Dieu le Père, et tu ne peux nier que la nature de Dieu le Père soit dans le Christ.
Oui, cette phrase s’entend à la fois du Fils de l’homme glorifié, et de Dieu glorifié en lui. Or si Dieu glorifie en lui le Dieu glorifié dans le Fils de l’homme, crois-tu avoir encore la possibilité d’étaler ton impiété et de prétendre que le Christ n’est pas dans la vérité de sa nature ? Car Dieu glorifie en lui le Christ né comme homme : celui-ci serait-il en dehors du Père qui le glorifie en lui ? C’est en lui, en effet, que le Père rend au Christ la gloire qu’il avait auprès de lui. Et puisque d’avoir pris la condition d’esclave lui vaut d’être élevé à la condition divine, voilà glorifié dans le Père, le Dieu glorifié dans l’homme, ce Dieu qui, avant que s’exécutât le plan divin selon lequel il se dépouilla de sa condition divine, était en Dieu ; le voici uni au Père, à la fois selon sa condition et selon la nature qu’il possède par naissance. Car la naissance ne lui donne pas une nature divine nouvelle ou étrangère, mais il existe en tant que personne par génération. Fils de nature divine, né d’un Père de nature divine.
Et puisqu’après être né de l’homme et avoir été glorifié dans l’homme, il resplendit à nouveau dans la gloire de sa nature, c’est bien en lui que Dieu glorifie ce Christ élevé à la gloire de la nature du Père, gloire dont il s’était dépouillé par son incarnation.
La foi exprimée par l’Apôtre met une borne à l’acharnement par trop audacieux de ton impiété ; pour t’empêcher de tomber dans l’erreur par suite de l’excès de liberté dont fait preuve ton intelligence, Paul te dit : « Et toute langue proclamera : Le Seigneur Jésus est dans la gloire de Dieu le Père » (Philippiens 2.11). Nous devons en effet le reconnaître : celui que le Père a glorifié en lui est dans la gloire du Père. Et celui que nous reconnaissons être dans la gloire du Père, celui que le Père a glorifié en lui, doit être compris comme jouissant sans aucun doute, de tout ce que le Père possède : le Père l’a glorifié en lui, et nous avons a le reconnaître dans la gloire du Père. Car il n’est pas seulement dans la gloire de Dieu, mais « dans la gloire de Dieu le Père ». Et le Père ne l’a pas glorifié d’une gloire qui lui serait extérieure, mais il l’a glorifié en lui-même. En le rétablissant dans cette gloire qui est la sienne, dans cette gloire que le Fils avait auprès de lui, le Père le glorifie près le lui et en lui.
Ainsi, par le lien que reconnaît la foi, le Christ est saisi comme étant inséparable de Dieu, même sous son humble condition humaine, quand il s’exprime en ces termes : « La vie éternelle, c’est de te connaître, toi le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ » (Jean 17.3). Ceci parce que, d’une part, il n’y a pas pour nous de vie éternelle si nous reconnaissons le seul Dieu Père sans le Christ, et parce que, d’autre part, le Christ est glorifié dans le Père. Or si la vie éternelle consiste précisément à connaître le seul vrai Dieu et celui qu’il a envoyé, Jésus-Christ, nous ne saurions penser que le Christ est vrai Dieu, si la vie éternelle était de croire en Dieu sans le Christ. Et du fait que le Père, le seul Dieu, est vrai Dieu, le Christ ne pourrait être Dieu à moins que toute la gloire du Christ ne soit dans le Père, le seul vrai Dieu. En effet, si le Père glorifie le Christ en lui, et si le Père est le seul vrai Dieu, le Christ n’est pas en dehors du seul vrai Dieu, puisque le seul vrai Dieu, le Père, glorifie en lui-même le Christ glorifié en Dieu. Et le fait qu’il est glorifié par le seul vrai Dieu, en lui, ne rend pas le Christ étranger à ce seul vrai Dieu, car c’est bien en lui qu’il est glorifié.