Où l’on tâche de se satisfaire sur les difficultés de ce grand mystère.
Après avoir satisfait aux principales difficultés que nos adversaires peuvent objecter contre nous, et qui sont prises de l’Écriture, il est bon de rechercher les moyens de se satisfaire sur les obscurités que nous trouvons nous-mêmes dans le principe que nous avons établi.
Pour cet effet, il faut premièrement considérer que tout est rempli de difficultés, soit dans la nature, soit dans la religion. Si vous considérez les cieux, vous serez étonné par leur grandeur, et vous ne pourrez comprendre cet infini qui se trouve nécessairement au bout de ces vastes espaces qui nous environnent. Si vous jetez les yeux sur la terre, vous trouverez autant de mystères de la nature qu’il y a de plantes et d’animaux, et même de créatures inanimées ; vous trouverez des difficultés insurmontables à expliquer la végétation des unes, la sensation des autres, et le mouvement des autres. Si vous regardez la mer, elle vous étonnera par les merveilles de son flux et de son reflux : et à considérer la nature en général, vous ne comprendrez ni l’infini en grandeur, ni l’infini en petitesse ; et si vous joignez à la considération des choses corporelles celle de leur durée, le temps vous fera voir des merveilles incompréhensibles, soit dans cette succession sans bornes qui a coulé jusqu’à ce moment, soit dans celle qui coulera. Après les corps viennent les esprits dans lesquels tout nous passe. Nous ne comprenons ni leur manière d’être, ni leur manière d’agir : et notre âme est un si grand paradoxe à elle-même, qu’elle a désespéré il y a longtemps, non seulement de se comprendre, mais même de se connaître elle-même.
Cela étant, y a-t-il de la raison à prétendre, comme font nos adversaires, qu’il n’y a point un objet dans la religion que nous ne comprenions parfaitement, et à ne pouvoir consentir au dogme de la divinité du Seigneur, qui est si clairement révélé clans la Parole de Dieu, sous prétexte ou qu’il renferme en soi des difficultés sur lesquelles notre raison a peine à se satisfaire, ou que de ce mystère nous tirons des conséquences qui font de la peine à notre esprit.
L’injustice de nos adversaires est d’autant plus grande en cela, que les difficultés de la religion, surtout celles que nous trouvons dans le dogme de la divinité de notre Seigneur Jésus-Christ, doivent être beaucoup plus grandes que celles que nous trouvons dans la nature, pour deux raisons. La première est que les objets de la nature étant en soi créés et finis, ont aussi nécessairement plus de proportion avec un esprit comme le nôtre, que les objets de la religion, et surtout la divinité du Seigneur Jésus, qui est un objet infini en gloire et en perfection. La seconde est que Dieu ne nous a point préparés à ces grandes difficultés que nous trouvons dans la nature ; au lieu qu’il nous a tellement préparés à celles de la religion, qu’il nous a plusieurs fois fait entendre que sa parole nous paraîtrait une espèce de folie.
Oui, dira-t-on ; mais la raison de l’homme est sa première lumière, et en quelque sorte la première révélation par laquelle Dieu se fait connaître à lui. C’est la raison qui nous conduit à l’Écriture ; il n’y a que la raison qui nous affranchisse des ténèbres du pyrrhonisme. Cela est vrai ; la raison prépare les voies à la foi, comme cela a déjà été remarqué ailleurs ; mais la raison se tait lorsqu’elle a trouvé l’Écriture, et rien n’est même plus raisonnable que de renoncer à sa raison qui peut se tromper, et qui se trompe même assez souvent, pour écouter la voix d’une autorité divine et infaillible. Mais ceci recevra du jour de notre seconde considération.
Il faut donc ajouter, en deuxième lieu, qu’il y a deux sortes de connaissances que nous pouvons avoir des objets ; la première, que nous pouvons appeler une connaissance de curiosité ; et la seconde, que nous pouvons, nommer une connaissance de pratique ; et cette distinction a lieu dans tous les arts et dans toutes les sciences, sans aucune exception. Ainsi dans l’art de la navigation il faut connaître ce que c’est qu’un vaisseau, quelles sont les mers les plus sûres et les plus dangereuses, en quel temps la mer est navigable, et en quel temps elle ne l’est pas. Cela appartient essentiellement à la fin de la navigation. Un homme ne peut manquer de ces connaissances sans s’exposer à de grands dangers ; j’appelle cela des connaissances de pratique : mais on peut rechercher après cela pourquoi la mer est salée, d’où vient que telle et telle mer a son flux et reflux plutôt qu’une autre, et pourquoi ces vents règnent plutôt dans cette plage que dans celle qui lui est opposée. Nous appelons cela des connaissances de curiosité, et nous prétendons qu’il y aurait de l’extravagance à manquer de réduire les autres en pratique, sous prétexte que celles-ci renferment des difficultés que notre esprit ne saurait jamais résoudre.
Il en est ainsi de toutes les connaissances naturelles. Je me détermine à manger, et quelquefois sans avoir appétit, sur la connaissance que j’ai que c’est par là seulement que je peux réparer mes forces ; et je n’attends point à prendre les aliments qui me sont nécessaires, que j’aie compris la manière en laquelle ces aliments se changent en chyle, ce chyle en sang, et ce sang en chair, etc.
Disons de même que dans les matières de morale et de théologie, il y a deux sortes de connaissances ; les unes de pratique, les autres de curiosité. Ainsi, pour adorer Jésus-Christ, il faut que je sache qu’il est Dieu ; pour mettre en lui ma confiance, je dois le regarder comme Dieu : mais il n’est pas nécessaire que j’aie connu la manière et les secrets mystérieux et adorables de l’union hypostatique. Ce qui est de pratique, c’est que Jésus-Christ est Dieu sur toutes choses, béni éternellement, celui qui a fait le ciel et la terre, la Parole qui soutient toutes choses, le Fils de Dieu que toutes les créatures doivent adorer. Ce qui appartient à la curiosité humaine, c’est d’entrer à cet égard dans ces recherches abstraites et spéculatives qui dissipent l’esprit des scolastiques.
Remarquez en effet, pour un troisième, que le dessein de Dieu dans sa révélation, soit naturelle, soit écrite, c’est de nous faire connaître le mystère, et point du tout la manière du mystère. Dans la révélation de la nature, Dieu se montre à notre esprit sous l’idée d’un Dieu tout-puissant, qui a créé la terre et les cieux ; mais il ne satisfait point à une infinité de questions curieuses que l’esprit forme et a formées dans tous les siècles sur la manière en laquelle agit la puissance de Dieu. Il ne vous dit point si la qualité de créateur est un accident qui soit inhérent en Dieu, ou une relation extérieure. Il ne décide point si Dieu peut faire les choses qui impliquent contradiction, etc. Cette même révélation de la nature nous donne des idées de la sagesse et de la providence de Dieu tout à fait capables de nous obliger à mettre notre confiance en elle, mais elle ne résout pas un nombre innombrable de difficultés qui naissent de ce que nous ne pouvons comprendre la manière en laquelle la sagesse de Dieu concourt dans les actions mauvaises, par la direction du mal même qu’il rapporte à de bonnes fins. Il en est ainsi de la révélation écrite. Dieu nous apprend le mystère de l’incarnation ; rien n’est plus clair que ces paroles : Dieu manifesté en chair, quand on les considère dans le rapport qu’elles ont avec tant d’autres passages de l’Écriture, qui nous expliquent ou nous confirment les vérités qu’elles enferment, et par rapport à l’analogie de la foi ; mais elles ne satisfont pas à un nombre presque infini de difficultés humaines que l’on peut faire sur la manière du mystère ; et aussi peut-on dire que cela n’est ni nécessaire, ni possible. Cela n’est point possible, parce que, comme l’esprit humain est infini dans les doutes qu’il conçoit ou qu’il peut concevoir, il faudrait que le volume de l’Écriture fût infini, afin qu’elle pût satisfaire à toutes les objections sans aucune exception. Cela n’est point nécessaire, parce que la connaissance de la manière du mystère ne pourrait servir qu’à nourrir ou à flatter notre curiosité ; au lieu que la connaissance du mystère sert à la pratique, et que c’est la pratique, et non pas la satisfaction de notre curiosité, que le Saint-Esprit a principalement en vue. Il serait à souhaiter que ceux qui se mêlent d’enseigner la théologie, entrassent dans cet esprit, et qu’ils fissent une juste séparation de ce qui est nécessaire, et de ce qui ne l’est pas, dans les matières qu’ils traitent. Ils seraient surpris de connaître par cette discussion, que la plupart des hommes emploient souvent leur vie entière à ramasser un savoir qui vaut beaucoup moins que l’ignorance ; ils apprendraient que ces théologiens philosophes s’écartent dès le premier pas qu’ils croient faire dans la recherche des vérités du salut, puisqu’ils s’amusent à vouloir comprendre ce qui est incompréhensible, au lieu de s’arrêter simplement à ce qui est véritable.
Il faut faire là-dessus une quatrième réflexion fort importante ; c’est que dans la religion l’ignorance des choses a ses usages aussi bien que leur connaissance. Il a été nécessaire que les prophètes et les patriarches ne connussent pas le mystère de l’incarnation aussi particulièrement que nous le connaissons. Car il est certain que cette connaissance aurait empêche les effets de la loi les plus nécessaires, et qui sont le plus dans le plan de la sagesse de Dieu : car si les anciens Israélites s’étaient représenté Dieu devenant homme pour les sauver, comment auraient-ils tremblé par le nom de Dieu, juge sévère et redoutable des actions des hommes ? Certainement la vue distincte de ce qui devait se passer sur la montagne de Sion pouvait les rendre insensibles au spectacle de Sina, et jamais ils ne se fussent écriés : Nous mourrons pour certain, car nous avons vu le Seigneur, s’ils se fussent représenté Dieu même, non seulement se faisant voir aux regards des hommes dans l’éclat de sa haute et pleine majesté, mais encore se manifestant dans une chair infirme et misérable. On me dira peut-être ici que Dieu pouvait se passer de donner une loi de rigueur, et qu’il pouvait sauver alors les hommes comme il les sauve aujourd’hui par une économie pleine de grâce et d’amour. J’avoue qu’il le pouvait : mais sans se donner la liberté de trop sonder les voies de Dieu, et de rechercher s’il pouvait employer ce moyen plutôt qu’un autre, il suffit de savoir que Dieu a voulu préparer les voies à sa miséricorde par une économie de rigueur et de vengeance qui fit sentir le péché, et désirer son salut : il suffit, dis-je, de savoir que Dieu a voulu employer ce moyen dans le plan que sa sagesse éternelle avait dressé du salut des hommes, pour pouvoir raisonner sur cet ordre, comme sur un ordre qui devait être ainsi établi. Et cela nous donne lieu de penser que comme les idées et les sentiments de cette économie pleine de rigueur, et cet esprit de servitude considéré dans toute son étendue et dans tout son règne, ne s’accordent point avec les notions claires et distinctes de l’Incarnation, qui est un objet le plus agréable et le plus capable d’inspirer la confiance qui fût jamais, il s’ensuit que l’ignorance de ce mystère a eu ses usages sous la loi, comme la connaissance de ce mystère a eu ses usages sous l’Évangile.
Cette réflexion est bien capable de nous satisfaire dans l’impossibilité où nous nous trouvons de pénétrer et de sonder la manière même du mystère. Car que savons-nous si cette ignorance de la manière du mystère n’a pas son rapport à la vie à venir, comme l’ignorance de la vérité du mystère avait alors son rapport au siècle du Messie ?
Au reste, non seulement nos connaissances varient selon la diversité des économies, elles varient encore selon la diversité des états où nous nous trouvons. Un enfant ne doit point s’agiter ni s’embarrasser parce qu’il ne comprend pas comment se gouvernent les états et les empires de la terre. On peut dire de tous les hommes en général, que leur état, pendant qu’ils sont sur la terre, ne leur permet point de connaître à fond les mystères de la Religion, ni même d’en pénétrer tout ce que les créatures en peuvent connaître.
Ajoutez à cela, en cinquième lieu, que comme nous avons trois sources de nos connaissances qui sont dépendantes l’une de l’autre, on peut remarquer cet ordre entr’elles, que les sens fournissent bien leurs mémoires à la raison, comme la raison fournit ses principes à la foi : mais cependant on peut dire que leur ressort et leur juridiction sont tous différents. Les sens ne s’élèvent jamais si haut que la raison ; il n’est pas juste aussi que la raison s’élève aussi haut que la foi : la raison juge de ce que les sens ne sauraient apercevoir. Elle nous dit, par exemple, qu’il y a de la matière entre la terre et les cieux, bien que cette matière ne paraisse point ; ainsi la foi de même doit juger des choses qui passent la raison. Elle nous apprend que Dieu s’est manifesté dans une chair infirme et misérable, quoique la raison n’en aperçoive rien par elle-même ; la raison de cela est que la foi est supérieure à la raison, comme la raison est supérieure aux sens. Comme donc ce serait un effroyable renversement que de vouloir, en toute rencontre, connaître par les sens ce que la raison ne peut bien pénétrer par elle-même, c’en serait un peu différent que de laisser à la décision de la raison ce qui est élevé au-dessus de la foi elle-même. Car comme les sens sont une première voie de connaissance, dont la raison corrige les erreurs, la raison en est une seconde dont la foi doit redresser les égarements. Que la raison me mène donc à la foi comme les sens me mènent à la raison, à la bonne heure ; mais que la raison se taise quand la foi parle, comme les sens se taisent pour écouter la raison : car certainement, si la raison me persuade un nombre infini de vérités contre ce que les sens semblent me dire, si elle me persuade que le soleil est plus grand que la terre, bien que mes yeux semblent m’apprendre le contraire, parce qu’elle juge de la distance dont les sens n’avaient pas jugé, pourquoi ne dirons-nous pas tout de même que la foi nous apprend plusieurs choses que la raison trouve incompréhensibles, et dont elle a pourtant le droit de décider parce qu’elle est supérieure à la raison ?
Et il ne faut pas qu’on nous dise ici que comme l’accord des hommes à consentir à un principe fait connaître qu’il est naturellement véritable, ainsi la répugnance naturelle que l’esprit de tous les hommes semble avoir pour un objet qu’on veut leur persuader être véritable, semble être un caractère certain de fausseté ; et qu’ainsi, le mystère de l’Incarnation ayant en soi quelque chose qui répugne à l’esprit des hommes en général, on doit penser qu’il manque de vérité.
Car il y a bien de la différence entre rejeter positivement un principe comme faux et contradictoire, et le trouver naturellement incompréhensible. Le premier serait un caractère de sa fausseté ; le second l’est seulement de sa sublimité. Il y a des répugnances universelles des sens, de l’imagination, de l’esprit même, qui ne concluent point contre la vérité des objets qui les font naître. Les sens disent à ceux qui considèrent d’en bas les pyramides d’Egypte, que leur pointe est presque semblable à celle d’un clocher ; et quand vous conduirez tous les hommes en cet endroit, ils vous diront également que le haut de ces pyramides leur paraît un point ; cependant la raison jugeant de la distance et des proportions de l’objet, et aidée de l’expérience, corrige cette erreur, et vous dit, malgré ce langage universel des sens de tous les hommes, que la pointe de cette pyramide est une plate-forme capable de contenir cinquante hommes. L’imagination des hommes a une répugnance universelle à se représenter des hommes qui, sans tomber, aient leurs pieds vis-à-vis de nos pieds ; cependant la raison corrige cette erreur, et ne nous permet point de douter qu’il n’y ait des Antipodes. L’esprit de tous les hommes est choqué par tout ce qu’on nous dit de la divisibilité à l’infini, et nous sommes pourtant forcés d’acquiescer à ce principe, malgré cette répugnance universellea. Cela étant, n’avons-nous pas raison de dire que quand tous les hommes trouveraient quelque chose qui les choquerait dans ce principe, que Dieu s’est fait homme, la foi aurait droit de corriger cette répugnance universelle, comme nous voyons que la raison a celui de corriger les répugnances des sens et de l’imagination ?
a – Exemple malheureux, que la physique moderne a démenti. Cependant le principe général qu’Abbadie défend ici, à savoir que le sentiment premier de l’esprit se heurte souvent à la réalité des choses, est plus que confirmé par la nature quantique de la matière. (ThéoTEX)
On nous dira peut-être ici, en second lieu, que les erreurs peuvent avoir, comme les vérités, leur caractère naturel, auquel on peut les reconnaître, et qu’un de ces caractères, pour les personnes qui ont du goût pour le bon sens et pour la raison, c’est de voir dans ces mystères de la Trinité et de l’Incarnation je ne sais quel air de métaphysique, qui semble donner le soupçon que cela pourrait être le fruit de la méditation de l’école, plutôt qu’avoir aucun fonds de vérité en soi-même.
Avant que de satisfaire à cette difficulté, il est bon de répéter ici ce que nous avons dit ailleurs : c’est que nous ne nous sommes proposé dans cet ouvrage, que d’établir la divinité du Seigneur Jésus, et qu’ainsi il nous faut borner aux objections qui regardent celle-ci précisément ; après cela nous répondrons en général au soupçon de métaphysique dont les gens de bon sens et de bon goût doivent en toutes choses distinguer l’usage d’avec l’abus. Je ne sais pourquoi, dans ces derniers temps, on s’est déchaîné contre la métaphysique, pendant que d’un autre côté on fait ce qu’on peut pour en accréditer la critique : car si l’on veut confondre l’usage avec l’abus, il est certain que la critique peut être une voie d’erreur, d’illusion et d’égarement, pour le moins autant que la métaphysique, puisqu’il ne faut qu’un terme mal entendu, et dont la force est ignorée, une fausse allusion, et quelquefois la vision d’un Rabbin, une expression équivoque, pour vous faire donner dans les sentiments les plus extravagants. Et si l’on distingue l’usage de l’abus, je ne vois pas qu’on doive rejeter la métaphysique avec cette limitation. En effet, supposer que la métaphysique soit vicieuse par elle-même, c’est supposer qu’il n’y ait ni temps, ni éternité, ni esprit distinct du corps, ni anges, ni divinité, puisqu’il est impossible d’avoir de ces choses, qu’on ne voit et qu’on ne peut voir, qu’une connaissance abstraite et métaphysique ; c’est prétendre qu’on ne doit jamais examiner les attributs communs et généraux des choses : ce qui ne se peut sans une espèce de métaphysique. Que si l’on demeure d’accord qu’il peut y avoir une métaphysique bonne, solide et véritable, il faut voir si nous ne devons pas donner ce nom à celle dont il s’agit ici.
Je réponds, en second lieu, que je reconnais une double métaphysique dans le mystère de l’Incarnation ; car j’y trouve la métaphysique des Scolastiques, et celle des apôtres. Pour la première, de bon cœur je l’abandonne à nos adversaires, et je demeure d’accord que les spéculations de l’école ont apporté beaucoup d’obscurité aux matières de la théologie en général, et à ce mystère en particulier ; mais si l’on s’arrête à la métaphysique des apôtres, je demande : d’où est-elle venue cette métaphysique dans un temps comme celui-là, avant tous ces Scolastiques, avant ce débordement de spéculations humaines ? Qui est-ce qui l’a mise dans l’esprit de quelques pauvres et chétifs pêcheurs, à qui l’éducation n’avait rien appris de pareil ? Car enfin, ce n’est pas nous, mais eux qui nous ont révélé le grand mystère de piété, Dieu manifesté en chair : ce n’est pas nous, mais eux qui font Jésus-Christ le Créateur des siècles, la Parole qui soutient toutes choses, le premier et le dernier, celui par qui et pour qui sont toutes choses, qui est un avec son Père, Fils de Dieu, propre Fils de Dieu, issu de son Père avant qu’il vînt au monde, Dieu, le Dieu très haut, Dieu sur toutes choses, béni éternellement. C’est là la métaphysique des apôtres ; c’est la nôtre, nous n’en voulons point d’autre ; et à Dieu ne plaise que nous cherchions jamais à nous exprimer ni plus clairement, ni plus fortement, ni plus magnifiquement.
Nous ne blâmons point la pieuse subtilité de ceux qui cherchent divers emblèmes pour se représenter un mystère qui est incontestablement au-dessus de toutes les images et de toutes les expressions ; mais il faut demeurer d’accord que ces espèces de parallèles ne réussissent point ordinairement, et cela pour trois raisons. La première est que ces parallèles ne parlent qu’à notre imagination : or, ce n’est pas l’imagination, mais la raison qu’il faut ici principalement satisfaire ; car comme les divers emblèmes sous lesquels je peux me représenter la nature divine ont peu de force pour me convaincre de son existence, ainsi les diverses images sous lesquelles on me représentera le mystère que nous examinons, auront peu de force pour me convaincre de sa vérité. La seconde est que ces parallèles donnent occasion à nos adversaires d’examiner les disparités et les défauts de la comparaison, qui ne peuvent qu’être en grand nombre par la disproportion nécessaire qui doit être entre des images prises des créatures et un objet infini ; d’où il arrive que les ennemis de la vérité bâtissent sur ces disparités des triomphes imaginaires, et s’en servent ensuite pour éblouir les simples, et séduire les ignorants, qui ne comprennent pas trop bien le but de ces parallèles, qui a été, non de convaincre l’esprit, mais de soulager l’imagination, ou tout au plus de montrer que ces choses ne sont pas si abstraites, qu’il ne soit possible d’en montrer quelques traits sensibles dans les objets les plus ordinaires de notre connaissance. Enfin, la troisième raison pour laquelle ces parallèles nous paraissent moins avantageux, c’est qu’en effet ils semblent tendre à affaiblir la difficulté du mystère, et à nous en découvrir la manière ; ce qui va directement contre le génie de la foi, et contre la fin de la révélation, qui est autant de nous humilier par l’ignorance salutaire de ce que nous ne pouvons comprendre, que de nous éclairer par l’idée des choses que nous connaissons.
Le seul usage que je voudrais faire de cette espèce de parallèle, serait de faire connaître la différence qu’il y a entre la connaissance intuitive et la connaissance abstractive que nous avons des choses. J’appelle connaissance intuitive, une connaissance de vue ou d’expérience ; et connaissance abstractive, une connaissance de foi, de conjecture et de raisonnement.
Ainsi, ce que nous savons par une connaissance intuitive, un aveugle ne le sait que par une connaissance abstractive, à l’égard des merveilles de la nature. Attachons-nous à l’exemple particulier d’un parhélie. Si nous disons à un aveugle : le parhélie est un nuage, et le parhélie est un soleil : le parhélie est venu de la terre, et le parhélie a son origine dans le ciel : le parhélie est un avec le soleil, égal au soleil ; il n’est point essentiellement différent du soleil, le parhélie était avant qu’il fût ; il était dès le commencement du monde, quoiqu’il n’ait paru dans la nuée que depuis peu : ce soleil qui vient de paraître ne vient point de naître, et ne sort point du néant dans cet instant : celui qui voit le parhélie, voit le soleil ; ceux qui adorent le soleil, adoreront le parhélie : la gloire du parhélie n’est pas une autre gloire que celle du soleil : le parhélie est la lumière qui éclaire et vivifie la nature : le parhélie est le fils du soleil, et le soleil même : le parhélie est la resplendeur de la gloire du soleil : le parhélie est un soleil manifesté dans le nuage ; la vertu du soleil énombrant et purifiant le nuage, l’unit avec cet astre, et fait habiter en lui la plénitude de la gloire du soleil : le parhélie n’est donc point un simple nuage ; c’est un soleil remplissant le nuage, pénétrant le nuage, habitant dans le nuage, se manifestant dans le nuage ; celui qui l’a vu, il a vu le soleil. On ne dérobe point au soleil l’admiration qu’on a pour le parhélie, et quoique le soleil s’unisse avec un nuage pour former tout, il y a autant de différence entre ce nuage et ce soleil, qu’entre le ciel et la terre. Si vous dites tout cela à un aveugle-né, il croira que vous lui direz autant d’extravagances ; il ne saura comment accorder tant de contradictions : mais si vous dites tout cela à un homme qui a l’usage de ses yeux, il comprendra d’abord ce que vous lui dites, et n’aura pas un moment de doute sur ce sujet. D’où vient cela ? C’est que les choses qui sont incompréhensibles, lorsqu’on ne les connaît que d’une connaissance abstractive, deviennent très faciles à comprendre quand on les connaît d’une connaissance intuitive, et que souvent les difficultés que nous croyons qui sont dans les objets, ne sont que dans notre esprit, et viennent uniquement de notre manière de les connaître.
Je ne ferai aucune application de tout ce que j’ai dit du parhélie au mystère de l’Incarnation, bien qu’en général on doive remarquer que, comme le soleil peut être nommé par quelque sorte de figure le Dieu des corps, Dieu peut être regardé comme le soleil des esprits, en gardant néanmoins les proportions ; et qu’ainsi on peut prendre du soleil les emblèmes les plus justes et les plus magnifiques pour parler de Dieu avec quelque dignité. Mais au fond nous reconnaissons que ce ne sont là que des images très imparfaites et très défectueuses, et nous serions bien fâchés de les faire entrer dans un ouvrage de raisonnement, où il ne s’agit pas de divertir l’esprit, mais de le convaincre : il me semble seulement qu’ayant fait voir assez clairement, par l’exemple que je viens d’apporter, que l’on peut trouver des difficultés et des contradictions apparentes dans les objets les plus ordinaires et les plus faciles, quand on les connaît d’une vue abstractive, et que ces difficultés s’évanouissent dès qu’on vient à les considérer d’une vue intuitive. Nous avons quelque raison de ne pas nous étonner si l’on nous fait voir ces mêmes difficultés et ces mêmes contradictions dans le mystère de l’Incarnation, que nous ne connaissons que d’une vue purement abstractive pendant que nous sommes sur la terre, et que nous espérons de connaître d’une vie intuitive dans le ciel.
Je finirai ce chapitre et cet ouvrage par deux réflexions. La première est qu’y ayant partout des difficultés, il n’y a jamais eu qu’une vue de comparaison qui ait déterminé les gens sages à prendre un parti plutôt qu’un autre. C’est là une règle inviolable du bon sens qu’il faut suivre en cette rencontre. Il ne faut pas prendre parti contre l’Incarnation parce qu’on trouve quelque difficulté dans ce mystère, ou qu’on a ouï faire des objections spécieuses sur ce sujet. C’est le défaut des jeunes gens, des esprits légers, précipités et faibles, qui n’ont ni assez de force pour voir plusieurs objets à la fois avec les rapports qui les lient, qui se déterminent sur les matières par une seule difficulté ; ou bien c’est là le défaut des gens paresseux, négligents, et qui ne considèrent pas assez la religion pour se donner la peine d’examiner les choses à fond. Il faut, comme c’est ici une matière de la dernière importance, comparer preuves avec preuves, et difficultés avec difficultés. Dans ce double examen on trouvera sans aucune peine que les preuves de nos adversaires consistent, du moins celles qui ont quelque force, ou en des spéculations humaines, ou en des passages de l’Écriture qui s’expliquent par d’autres passages ; au lieu que nos preuves consistent dans les passages de l’Écriture, clairs, exprès, répétés, liés les uns avec les autres, et tels qu’il faut, ou anéantir l’impression naturelle des termes, ou convenir du sens que nous leurs donnons. Et à l’égard des difficultés, on trouvera que celles de nos adversaires, du moins les plus spécieuses, sont prises ou de ce qu’ils ne comprennent point le mystère, ou des gloses des scolastiques visionnaires, que nous leur abandonnons ; au lieu que celles que nous faisons valoir contre eux, le sont de ce qu’il y a de plus essentiel à l’Écriture, qui est la clarté, la bonne foi et la piété ; de ce qu’il y a de plus inviolable dans l’analogie de la foi, qui est ce qui recommande la charité de Dieu ; de ce qui fonde la vérité de la satisfaction et le mérite de la mort de Jésus-Christ, etc., et surtout de ce que les apôtres, inspirés et envoyés pour nous annoncer les mystères du royaume des cieux, ont le plus dit, le plus répété, le plus pressé, et sur quoi ils ont appuyé la la plus sainte et la plus inviolable pratique, qui est l’adoration de Jésus-Christ, Fils de Dieu ; et Dieu sur toutes choses béni éternellement : de sorte qu’on ne peut satisfaire à ces difficultés que nous leur objectons, et qui sont nos preuves, qu’en renversant l’Écriture.
La seconde réflexion importante qu’il y a à faire ici, c’est que les gloses Sociniennes étant les explications les plus vraisemblables que l’esprit humain puisse donner aux passages contestés, lorsqu’il veut affaiblir les preuves que nous en tirons en faveur de la divinité du Seigneur Jésus, comme il en faut convenir de bonne foi ; elles viennent avec cela si peu naturellement dans l’esprit, qu’il faut ou deviner, ou les avoir lues dans les écrits de ceux qui les ont inventées avec tant d’efforts pour les trouver. De sorte que, comme nous ne sommes pas obligés d’avoir l’esprit de divination, ni de déchiffrer des énigmes impénétrables, nous ne sommes pas aussi dans l’obligation non seulement d’approuver, mais même de connaître ces subtilités raffinées, qui affaiblissent les idées que l’Écriture nous donne de la gloire et de la divinité du Seigneur Jésus. C’est ce que nous avons fait voir avec beaucoup d’étendue.
La première de ces deux réflexions fait voir la vérité de nos principes, et la seconde en découvre la sûreté. L’une satisfait notre esprit, et l’autre notre conscience ; et l’une et l’autre, jointes ensemble, nous donneront l’idée juste de cet ouvrage que je consacre à la gloire de mon Sauveur.
O Dieu ! pardonne-moi mon bégaiement et mes faiblesses, et établis toi-même par ton Esprit les saintes et éternelles vérités de ton Évangile, afin que, comme tu as voulu te manifester en chair, toute chair aussi reconnaisse ta gloire. Amen.