On ne doutera point que le livre de la Genèse ne subsistât, du moins à l’égard de sa matière, avant la captivité des Juifs en Babylone, si l’on considère que les choses essentielles qui font la matière de ce livre, et quelquefois jusqu’aux moindres circonstances, sont marquées comme des choses qui ne pouvaient être ignorées de personne. Tous parlent de la création comme Moïse : ils disent que l’Éternel a présidé sur le déluge, car ceci me sera comme les eaux de Noé ; c’est que j’ai juré que les eaux de Noé ne passeront plus sur la terre ; ainsi, etc. C’est Esaïe qui parle de la sorte. Le même prophète vous apprendra l’élection d’Abraham, chap. 51, les crimes de Sodome, chap. 1. Jérémie marque la subversion de Sodome, chap. 50. Le psalmiste vous parlera de Melchisédec, Psaumes 110.4. Osée vous dira que, dès le ventre, Jacob supplanta son frère, et qu’il fut ensuite le plus fort, luttant avec l’ange qu’il avait trouvé en Béthel, Oséé 12.4-5. La Sapience fait mention de la statue de sel, Sagesse 10.7. Le psalmiste nous apprend que Joseph fut vendu, Psaumes 105.17. L’idée de la circoncision règne tellement dans les écrits des prophètes, qu’ils représentent la corruption sous l’idée du prépuce, et ne parlent que de circoncire le cœur. Enfin, on voit que les prophètes ont accommodé leur style et leur manière de concevoir les choses aux circonstances qui sont marquées dans la Genèse. Voyez comment ils parlent du souffle de Dieu, etc.
Ainsi le psalmiste distingue les eaux supérieures des eaux inférieures ; distinction qui ne se trouve que dans le premier chapitre de la Genèse, et qui a fait de tout temps assez de peine aux interprètes.
Il est donc vrai que cette Écriture dont nous parlons subsistait avant que les prophètes s’élevassent, et par conséquent avant les Ezéchiel, les Jérémie, les Esaïe, les Salomon et les David, qui font de continuelles allusions aux choses qui y sont contenues, et des allusions si naturelles, si peu étudiées, et en des circonstances si singulières, que l’on comprend facilement qu’ils avaient été élevés dans cette connaissance.
En établissant que les faits contenus dans le Pentateuque n’ont point été supposés, nous avons montré que les fondements de la religion judaïque sont véritables ; néanmoins, par surabondance de droit, nous examinerons encore deux questions : la première est si Moïse a écrit ou fait écrire (car c’est la même chose) le Pentateuque : la seconde, si Esdras n’en a point changé la forme.
Personne ne doute que Moïse n’eût l’invention d’écrire, puisqu’il écrivit les paroles de l’alliance en Horeb, selon l’aveu de tout le monde, et qu’il présenta aux Israélites le décalogue gravé dans des tables de pierre.
Il écrivit d’autres livres que celui de la loi, selon ce qui est dit dans Exode 17.14, où il est rapporté que Dieu lui commanda d’écrire l’histoire d’Amalec. Il n’est pas nécessaire de disputer là-dessus ; Spinosa l’avoue : Mais, dit-il, il n’est point parlé en cet endroit du livre dans lequel cette histoire d’Amalec fut écrite. Outre, ajoute-t-il, qu’il est fait mention au ch. 21 du livre des Nombres, d’un livre qui portait pour titre le livre des guerres de Dieu, et qu’il y a apparence que cette guerre contre Amalec y était décrite.
Or l’imagination serait belle de penser que Moïse eût fait un livre pour décrire avec exactitude les campements des Israélites, tel que devait être ce livre des guerres de Dieu, comme il paraît par ce qui en est cité, et comme l’auteur du traité Theologico-politicus le reconnaît, et que néanmoins Moïse ne se fût pas avisé de faire l’histoire de la sortie des enfants d’Israël hors du pays d’Egypte, et d’expliquer ses lois avec quelque étendue.
Mais il ne faut qu’examiner tous ces livres qui composent le Pentateuque, pour s’assurer que c’est Moïse qui en est l’auteur, Le livre de la Genèse ne semble être composé que pour encourager les Israélites à entrer dans la possession d’une terre que Dieu avait solennellement promise aux patriarches : il l’avait juré à Abraham, à Isaac et à Jacob, et la malédiction prophétique de Noé sur Cham, père de Canaan, ne semble être rapportée que dans cette vue.
Pour l’Exode, ou l’histoire de la sortie des enfants d’Israël hors de l’Egypte, il est indubitable qu’elle a été écrite par Moïse : car, comment aurait-il manqué à faire une histoire vraie ou fausse d’un événement qui l’a rendu si illustre ? Quelle apparence qu’il donnât aux Israélites l’histoire d’une guerre qui n’était qu’une petite dépendance de leur délivrance hors de l’Egypte, et qu’il n’écrivit point l’histoire de ce grand événement ? Comment aurait-il supprimé une histoire qui donnait du jour à ses ordonnances et à ses cérémonies, et sans laquelle il ne serait pas facile d’entendre ces premiers mots du décalogue : Ecoute, Israël, je suis l’Éternel ton Dieu, qui t’ai retiré hors du pays d’Egypte, de la maison de servitude. Que si Moïse, dans le Deutéronome, chap. 6, fait paraître le soin qu’il a de conserver la mémoire de la sortie des enfants d’Israël hors d’Egypte, en parlant ainsi : Quand ton enfant t’interrogera ci-après, disant : Que veulent dire ces témoignages, ces droits et ces lois que l’Éternel notre Dieu nous a commandés ? alors tu diras : Nous avons été esclaves en Egypte, et l’Éternel nous a retirés d’Egypte par main forte, etc. ; si Moïse, dis-je, a pris un si grand soin de conserver la mémoire de ces choses, comment n’en aurait-il pas écrit l’histoire ? Quelle apparence qu’il avertisse les Israélites dans sa loi de se souvenir de ce qui arriva à Dathan et Abiram, et qu’il n’écrive point l’histoire de cet événement avec un peu plus d’étendue ? Comment la distinction des tribus et la séparation des lévites consacrés au service de Dieu étant le fondement de cet État, aura-t-il oublié d’écrire ou faire écrire leurs généalogies, comme elles se trouvent écrites au livre des Nombres, puisque cette distinction ne pouvait subsister si les généalogies venaient à se confondre ? Comment, le livre de la loi ou le Deutéronome ne disant presque rien du tabernacle, des habits sacerdotaux, des diverses espèces de sacrifices, et de cent autres choses qui entraient dans le culte des Juifs, ne les aurait-on point rédigées par écrit dans quelque autre livre ? Comment, dis-je, Moïse n’aurait-il rien déterminé là-dessus ? Et comment, néanmoins, aurait-on dit constamment que Moïse avait exactement marqué ces choses ? Enfin, comment cet homme, si habile et si sage, n’aurait-il pas daigné écrire ou faire écrire des événements dont il trouvait bon de laisser tant de mémoriaux sensibles ?
Mais si les incrédules nous permettent de raisonner par le passage que l’auteur du traité Theologico-politicus cite lui-même, ce différend va bientôt être terminé. Nous apprenons du chap. 17 de l’Exode, que Josué défit entièrement Amalec, et qu’alors l’Éternel dit à Moïse : Ecris ceci pour mémoire au livre, et fais entendre à Josué que j’effacerai entièrement la mémoire d’Amalec de dessous les cieux.
Sur quoi il faut remarquer qu’il n’est point simplement dit : Tu feras une histoire de cette défaite d’Amalec, mais bien : Tu écriras ceci pour mémoire au livre ; ce qui montre qu’il y avait un livre où Moïse, par l’ordre de Dieu même, écrivait ce qui arrivait de considérable au peuple ; et par conséquent il ne faut pas douter que ce livre ne comprit l’histoire de la sortie des Israélites hors du pays d’Egypte, et qu’ainsi Moïse n’ait écrit ou l’Exode ou quelque livre qui répondait à l’Exode.