L’erreur adoptianiste n’avait, en somme, que fort peu troublé l’Occident : elle s’attaquait à une croyance trop bien établie pour qu’elle pût sérieusement l’ébranler. Il n’en fut pas de même du patripassianisme. La lutte qu’il souleva fut considérable autant par les personnages qui y prirent part que par les intérêts en jeu. Elle eut d’ailleurs son prolongement en Orient, et y provoqua, nous le verrons plus loin, d’importants débats.
Praxéas, d’après Tertullien, aurait le premier importé à Rome, ou plutôt en Afrique l’erreur patripassienne. Ce qu’a été Praxéas nous l’ignorons absolument, et quelques-uns même (De Rossi, Hagemann) se sont demandé si on ne devait pas l’identifier avec Épigone ou Calliste. On a supposé avec plus de vraisemblance que, venu à Rome sous Éleuthère ou Victor (vers 180-200), et ayant éclairé Zéphyrin sur le vrai caractère du montanisme, il était ensuite passé en Afrique où il développa sa doctrine. Là, il rencontra Tertullien qui le convainquit d’erreur et lui fit signer une rétractation. On expliquerait ainsi que son nom ne soit pas connu de saint Hippolyte.
Saint Hippolyte, en effet, donne Noët comme le premier fauteur du monarchianisme, et met à Smyrne le berceau de l’hérésie. Deux fois mandé devant le presbyterium de cette ville pour s’expliquer sur ses propos scandaleux, Noët finit par les avouer et fut excommunié. Il ouvrit alors une école qui essaima bientôt. Cette affaire doit se placer entre les années 180-200.
Epigone apporta à Rome la doctrine patripassienne sous Zéphyrin ou un peu avant (vers 198-210). Il y forma un parti indépendant, et trouva dans Cléomène un disciple et un collaborateur précieux. Celui-ci devint chef de la secte jusqu’à ce que prévalurent chez elle le nom et la personne de Sabellius. A ce moment l’hérésie atteignit son plus grand développement, et la controverse battit son plein. On n’entendait, dit Tertullien, que des gens qui parlaient de monarchie : « Monarchiam, inquiunt, tenemus ! » La communauté chrétienne en fut gravement troublée.
Quelle était donc cette monarchie que prêchaient les novateurs, et quelle solution apportaient-ils au problème trinitaire ?
Nous avons du monarchianisme trois exposés, deux de saint Hippolyte, un de Tertullien, à peu près identiques. Les hérétiques nous y apparaissent mus — saint Hippolyte le dit explicitement — non seulement par le désir de sauvegarder l’unité divine, mais aussi — et cela explique en partie leur succès — par la volonté de maintenir la pleine divinité de Jésus-Christ. Ils n’y parviennent malheureusement qu’en sacrifiant la distinction personnelle du Père et du Fils, en faisant d’eux les deux aspects d’une même personne.
Ce dernier point constitue l’article fondamental du système : « Duos unum volunt esse ut idem pater et filius habeaturf. » Dès lors le Verbe n’existe pas à part soi : il n’est qu’un autre nom du Père, un flatus vocis « vox et sonus oris… aer offensus… ceterum nescio quid » (Adv. Praxean, 1.); le premier chapitre de saint Jean n’est qu’une allégorie : Ἰωάννης μὲν γὰρ λέγει λόγον, ἀλλ᾽ ἄλληγορεῖ (Contra Noetum, 15). C’est, en réalité, le Père qui est descendu dans le sein de la Vierge, qui est né, et, en naissant, est devenu Fils, son propre Fils à soi, procédant de lui-même. C’est lui qui a souffert et qui est mort (patripassianisme) ; lui qui s’est ressuscité, présentant en conséquence, suivant qu’on le considère dans un état ou dans un autre, des attributs en apparence contradictoires, invisible et visible, inconnaissable et connaissable, incréé et créé, éternel et mortel, inengendré et engendré.
f – Adv. Praxean, 5 ; Philosoph., IX, 10.
Ainsi entendue, la théorie est aussi simple que possible. Il ne se pouvait cependant que, mis en face des textes qui établissent la distinction réelle du Père et du Fils, les modalistes n’essayassent pas, sans sacrifier le fond de leur enseignement, de les expliquer. Ils le firent en déclarant qu’en Jésus-Christ le Fils c’est la chair, l’homme, Jésus, tandis que le Père c’est l’élément divin uni à la chair, c’est le Christ : « ut aeque in una persona utrumque distinguant patrem et filium, dicentes filium carnem esse, id est hominem, id est Iesum, patrem autem spiritum, id est deum, id est Christum ». D’où la formule qui excitait la bile de Tertullien : « Filius sic quidem patitur, pater vero compatitur. »g
g – Adv. Praxean, 27 ; Philosoph., IX, 12 ; Adv. Prax., 29.
Telle est l’erreur patripassienne ou modaliste enseignée à Rome par les monarchiens dans le premier quart du iiie siècle. On avait supposé, jusqu’à la découverte des Philosophoumena, que Sabellius personnellement avait vécu plus tard, et que son système différait un peu de celui-ci. Il n’en est rien. L’auteur des Philosophoumena, qui l’avait connu et fréquenté, en fait un contemporain de Zéphyrin et de Calliste, et ne signale entre son enseignement et celui de Cléomène aucune divergence. Mais, comme la secte sabellienne se maintint dans l’Église au moins jusqu’au milieu du ve siècle, des modifications se produisirent peu à peu dans sa doctrine qui l’amenèrent à une forme plus compliquée et plus savante. C’est sous cette forme que le sabellianisme nous est présenté dans les réfutations qui en furent faites au ive siècle par Eusèbe, saint Athanase et saint Hilaire à l’occasion de Marcel d’Ancyre. Elle n’est pas la forme primitive, mais elle en dérive manifestement. On en trouvera dans Mgr Duchesne un excellent exposéh, et nous aurons l’occasion d’y revenir.
h – Origines chrétiennes, chap. xviii, p. 282.