L’Imitation de Jésus-Christ, traduite en vers français
5 Des merveilleux effets de l’amour divin
Je te bénis, Père céleste, Père de mon divin Sauveur, Qui rends en tous lieux ta faveur Pour tes enfants si manifeste.
J’en suis le plus pauvre et le moindre, Et tu daignes t’en souvenir ; Combien donc te dois-je bénir, Et combien de grâces y joindre !
O Père des miséricordes ! O Dieu des consolations ! Reçois nos bénédictions Pour les biens que tu nous accordes.
Tu répands les douceurs soudaines Sur l’amertume des ennuis, Et, tout indigne que j’en suis, Tu consoles toutes mes peines.
J’en bénis ta main paternelle, J’en bénis ton fils Jésus-Christ, J’en rends grâces au Saint-Esprit, A tous les trois gloire éternelle.
O Dieu tout bon, ô Dieu qui m’aimes Jusqu’à supporter ma langueur, Quand tu descendras dans mon cœur Que mes transports seront extrêmes !
C’est toi seul que je considère Comme ma gloire et mon pouvoir, Comme ma joie et mon espoir, Et mon refuge en ma misère.
Mais mon amour encor débile Tombe souvent comme abattu, Et mon impuissante vertu Ne fait qu’un effort inutile.
J’ai besoin que tu me soutiennes, Que tu daignes me consoler, Et que pour ne plus chanceler Tu prêtes des forces aux miennes.
Redouble tes faveurs divines, Visite mon cœur plus souvent, Et pour le rendre plus fervent Instruis-le dans tes disciplines.
Affranchis-le de tous ses vices, Déracine ses passions, Efface les impressions Qu’y forment les molles délices.
Qu’ainsi purgé par ta présence, A tes pieds je le puisse offrir, Net pour t’aimer, fort pour souffrir, Stable pour la persévérance.
Connais-tu bien l’amour, toi qui parles d’aimer ? L’amour est un trésor qu’on ne peut estimer ; Il n’est rien de plus grand, rien de plus admirable ; Il est seul à soi-même ici-bas comparable ; Il sait rendre légers les plus puissants fardeaux ; Les jours les plus obscurs, il sait les rendre beaux, Et l’inégalité des rencontres fatales Ne trouve point en lui des forces inégales ; Charmé qu’il est partout des beautés de son choix, Quelque charge qu’il porte, il n’en sent pas le poids, Et son attachement au digne objet qu’il aime Donne mille douceurs à l’amertume même. Cet amour de Jésus est noble et généreux ; Des grandes actions il rend l’homme amoureux ; Et les impressions qu’une fois il a faites Toujours de plus en plus aspirent aux parfaites. Il va toujours en haut chercher de saints appas, Il traite de mépris tout ce qu’il voit de bas, Et dédaigne le joug de ces honteuses chaînes Jusqu’à ne point souffrir d’affections mondaines. De peur que leur nuage enveloppant ses yeux A leurs secrets regards n’ôte l’aspect des cieux, Qu’un frivole intérêt des choses temporelles N’abatte les désirs qu’il pousse aux éternelles, Ou que pour éviter quelque incommodité Il n’embrasse un obstacle à sa félicité.
Je te dirai bien plus, sa douceur et sa force Sont des cœurs les plus grands la plus illustre amorce ; La terre ne voit rien qui soit plus achevé ; Le ciel même n’a rien qui soit plus élevé : En veux-tu la raison ? en Dieu seul est sa source ; En Dieu seul est aussi le repos de sa course ; Il en part, il y rentre, et ce feu tout divin N’a point d’autre principe et n’a point d’autre fin.
Tu sauras encor plus ; à la moindre parole, Au plus simple coup d’œil, l’amant va, court et vole, Et mêle tant de joie à son activité, Que rien n’en peut borner l’impétuosité. Pour tous également son ardeur est extrême ; Il donne tout pour tous, et n’a rien à lui-même ; Mais, quoiqu’il soit prodigue, il ne perd jamais rien, Puisqu’il retrouve tout dans le souverain bien, Dans ce bien souverain à qui tous autres cèdent, Qui seul les comprend tous, et dont tous ils procèdent ; Il se repose entier sur cet unique appui, Et trouve tout en tous sans posséder que lui.
Dans les dons qu’il reçoit, tout ce qu’il se propose, C’est d’en bénir l’auteur par-dessus toute chose : Il n’a point de mesure, et comme son ardeur Ne peut de son objet égaler la grandeur, Il la croit toujours faible, et souvent en murmure, Quand même cette ardeur passe toute mesure.
Rien ne pèse à l’amour, rien ne peut l’arrêter ; Il n’est point de travaux qu’il daigne supputer ; Il veut plus que sa force ; et, quoi qui se présente, L’impossibilité jamais ne l’épouvante ; Le zèle qui l’emporte au bien qu’il s’est promis Lui montre tout possible, et lui peint tout permis.
Ainsi qui sait aimer se rend de tout capable ; Il réduit à l’effet ce qui semble incroyable : Mais le manque d’amour fait le manque de cœur, Il abat le courage, il détruit la vigueur, Relâche les désirs, brouille la connaissance, Et laisse enfin tout l’homme à sa propre impuissance.
L’amour ne dort jamais, non plus que le soleil : Il sait l’art de veiller dans les bras du sommeil ; Il sait dans la fatigue être sans lassitude ; Il sait dans la contrainte être sans servitude, Porter mille fardeaux sans en être accablé, Voir mille objets d’effroi sans en être troublé : C’est d’une vive flamme une heureuse étincelle, Qui, pour se réunir à sa source immortelle, Au travers de la nue et de l’obscurité Jusqu’au plus haut des cieux s’échappe en sûreté.
Quiconque sait aimer sait bien ce que veut dire Cette secrète voix qui souvent nous inspire, Et quel bruit agréable aux oreilles de Dieu Fait cet ardent soupir qui lui crie en tout lieu :
O mon Dieu, mon amour unique ! Regarde mon zèle et ma foi, Reçois-les, et sois tout à moi, Comme tout à toi je m’applique.
Dilate mon cœur et mon âme Pour les remplir de plus d’amour, Et fais-leur goûter nuit et jour Ce que c’est qu’une sainte flamme.
Qu’ils trouvent partout des supplices Hormis aux douceurs de t’aimer ; Qu’ils se baignent dans cette mer ; Qu’ils se fondent dans ces délices.
Que cette ardeur toujours m’embrase, Et que ses transports tout-puissants, Jusqu’au-dessus de tous mes sens Poussent mon amoureuse extase.
Que dans ces transports extatiques, Où seul tu me feras la loi, Tout hors de moi, mais tout en toi, Je te chante mille cantiques.
Que je sache si bien te suivre, Que tu me daignes accepter, Et qu’à force de t’exalter Je me pâme et cesse de vivre.
Que je t’aime plus que moi-même, Que je m’aime en toi seulement, Et qu’en toi seul pareillement Je puisse aimer quiconque t’aime.
Ainsi mon âme tout entière, Et toute à toi jusqu’aux abois, Suivra ces amoureuses lois Que lui montrera ta lumière.
Ce n’est pas encor tout, et tu ne conçois pas Ni tout ce qu’est l’amour ni ce qu’il a d’appas ; Apprends qu’il est bouillant, apprends qu’il est sincère, Apprends qu’il a du zèle, et qu’il sait l’art de plaire, Qu’il est délicieux, qu’il est prudent et fort, Fidèle, patient, constant jusqu’à la mort, Courageux, et surtout hors de cette faiblesse Qui force à se chercher, et pour soi s’intéresse : Car enfin c’est en vain qu’on se laisse enflammer, Aussitôt qu’on se cherche on ne sait plus aimer.
L’amour est circonspect, il est juste, humble, et sage ; Il ne sait ce que c’est qu’être mol ni volage, Et des biens passagers les vains amusements N’interrompent jamais ses doux élancements : L’amour est sobre et chaste, il est ferme et tranquille ; A garder tous ses sens il est prompt et docile : L’amour est bon sujet, soumis, obéissant, Plein de mépris pour soi, pour Dieu reconnaissant ; En Dieu seul il se fie, en Dieu seul il espère, Même quand Dieu l’expose à la pleine misère, Qu’il est sans goût pour Dieu dans l’effort du malheur ; Car le parfait amour ne vit point sans douleur. Et quiconque n’est prêt de souffrir toute chose, D’attendre que de lui son bien-aimé dispose, Quiconque peut aimer si mal, si lâchement, M’est point digne du nom de véritable amant. Pour aimer comme il faut, il faut pour ce qu’on aime Embrasser l’amertume et la dureté même, Pour aucun accident n’en être diverti, Et pour aucun revers ne quitter son parti.