Jean 1.1-18 : D’après les humanitaires, le Λογος serait un être de raison, et le εν αρχη le commencement de la dispensation chrétienne ; — Jean 8.58 : Pour les humanitairesa, ce texte voudrait dire que Jésus-Christ existait avant Abraham, non en fait, mais dans les décrets divins. — La préexistence du Libérateur se laisse entrevoir dans l’Ancien Testament ; le Nouveau est aussi précis que possible sur cette doctrine.
a – Je me servirai de ce terme pour désigner les écoles qui ne laissent subsister en Jésus-Christ que l’homme, de quelque auréole qu’elles l’environnent d’ailleurs
Le Socinianisme ou unitarianisme nie la préexistence de Jésus-Christ. Et comme dans la crise du xviiie siècle presque tous ceux qui avaient abandonné le système orthodoxe s’étaient déclarés pour le système socinien, sous l’une ou l’autre de ses formes, cette partie du témoignage sacré avait pris de là une importance particulière ; elle a, du reste, une valeur propre dont il est difficile de n’être pas frappé.
Tout, dans le langage du Nouveau Testament, révèle en Jésus-Christ une existence antérieure à son apparition (Jean 1.1-18 ; 3.13 ; 6.33, 38 ; 8.14, 23, 42, 58 ; 17.5 ; Éphésiens 4.9-10 ; Philippiens 2.6-8 ; Colossiens 1.16 ; 1 Jean 1.1-2 ; 4.9-10 ; Apocalypse 1.8). Il est venu d’En haut, du Ciel, de Dieu ; il était en forme de Dieu et il a revêtu la forme de serviteur ; quand il quitte la Terre, il rentre dans la gloire dont il jouissait avant la création, etc. Il serait superflu de discuter au long ces passages dont le sens est si évident. Quelques remarques sur Jean 1.1-18 et Jean 8.58, suffiront pour donner une idée des divers procédés par lesquels les humanitaires ont cherché à éluder les textes de cette classe.
A la simple lecture de Jean 1.1-18, toute personne sans prévention reste convaincue de l’existence antérieure du Λογος. Il était au commencement avec Dieu ; par lui, toutes choses ont été faites ; il s’est fait chair ; il a séjourné au milieu des hommes par un abaissement volontaire, à travers lequel sa gloire céleste perce et éclate encore.
Pour échapper à une déclaration si formelle, les humanitaires sociniens ou rationalistes ont eu recours à deux hypothèses principales. La première fait du Λογος un être de raison et, du prologue de l’Évangile, une sorte de prosopopée. Mais cette explication est inconciliable avec le texte où le Λογος se montre, d’un bout à l’autre, avec les caractères de l’Être réel et personnel. Il est le Créateur de toutes choses ; il est venu dans le monde et chez les siens qui ne l’ont point reçu ; il donne à ceux qui croient en son Nom le droit d’être faits de nouveau enfants de Dieu ; il a pris notre nature ; les apôtres ont vu sa gloire ; c’est de lui que Jean-Baptiste disait : Il en vient un après moi, etc. Evidemment, c’est Jésus-Christ. Tout le prouve, et le contenu du prologue et sa liaison avec le reste du chapitre.
Saint Jean d’ailleurs nous explique lui-même son expression en d’autres endroits. Ouvrant sa première Épître à peu près de la même manière que son Évangile, il dit : Ce qui était au commencement… ce que nous avons vu, etc., concernant la Parole de vie (περι του λογου της ζωης) Là, le Λογος est bien Jésus-Christ. Tout le monde en est d’accord. C’est un des titres sous lesquels saint Jean aime à le désigner. Il le déclare expressément Apocalypse 19.13 : Son nom est La Parole de Dieu (ο Λογος του Θεου).
L’explication que nous discutons est si forcée, elle fait une telle violence au texte et à toutes les règles de l’herméneutique que les unitaires l’ont abandonnée dès qu’ils ont trouvé, tant bien que mal, à lui en substituer une autre. Un grand nombre se sont arrêtés à celle-ci : Le εν αρχη disent-ils, se rapporte au commencement de la dispensation chrétienne, et la création attribuée au Λογος désigne l’action rénovatrice de l’Évangile, qui est fréquemment nommée une création dans le Nouveau Testament. Dès lors, ajoutent-ils, tout est simple et parfaitement intelligible dans ce passage. Le Λογος est bien Jésus-Christ ; mais il n’est plus nécessaire de supposer, contre toutes les données de la raison, qu’il existait avant sa naissance. Le monde dont il est le Fondateur est le monde nouveau qu’a produit l’Évangile.
Cette explication est-elle, je ne dirai pas plus solide, mais plus plausible que la première ?
Εν αρχη de même que απ᾽ αρχη s’emploient dans des acceptions diverses ; ils peuvent donc désigner, et ils désignent en effet quelquefois, le commencement de la dispensation chrétienne (Luc 1.2 ; Jean 16.4). Mais ils désignent aussi le commencement du monde (Matthieu 19.4). Les LXX ont rendu par εν αρχη le berechit du premier verset de la Genèse, auquel saint Jean fait visiblement allusion. Aussi l’idée qu’éveillent immédiatement les paroles de l’apôtre est celle du commencement des temps, de la création proprement dite…
Observons que lorsque l’influence régénératrice du Christianisme est représentée sous l’image d’une création, le contexte annonce presque toujours de quelque manière le sens figuré (Galates 6.15 ; Éphésiens 2.10), tandis qu’ici tout indique au contraire le sens propre. De plus, il est dit versets 10 et 11 que le Λογος est venu dans le monde qu’il a fait et dont il est la lumière et la vie, et que ce monde, qui lui appartient, ne l’a point reçu ; ce qui ne saurait s’entendre des personnes en qui s’est opérée la régénération évangélique, puisque ces personnes-là ont toutes connu et reçu Jésus-Christ.
Enfin, si l’on veut prendre ces trois premiers versets de saint Jean comme se rapportant à l’économie chrétienne, on réduit cette solennelle préface à une assertion puérile, à ce que les Anglais nomment un truisme ; on fait dire à l’écrivain sacré que le Seigneur existait lorsqu’il commença son ministère, ce qui, certes, n’avait nul besoin d’être dit. Dans l’opinion orthodoxe, tout est plein de grandeur dans cette introduction de l’Évangile ; tout y devient inintelligible ou insignifiant dans les opinions qui cherchent à l’infirmer et à la remplacer.
Ce texte serait, à lui seul, plus que suffisant pour établir la préexistence de Jésus-Christ. Citons encore Jean 8.58 : Avant qu’Abraham fût, je suis (εγω ειμι). Sans insister sur l’emploi du présent, qui semble assimiler cette déclaration du Sauveur à celle de Jéhovah (Exode 3.14), nous avons là l’affirmation la plus positive de son existence antérieure. [Quoique nous n’argumentions pas de cet emploi du présent, qui se reproduit ailleurs (Jean 3.13), nous ne saurions approuver la traduction d’Ostervald : Avant qu’Abraham fût, j’étais. On doit respecter davantage la lettre des Écritures, surtout en un pareil sujet.] Les sociniens ont recouru à deux interprétations qui transforment en frivole jeu de mots, si ce n’est en mensonge, cette assertion si remarquable du Seigneur. Par l’une, ils lui font dire qu’il existait avant Abraham, non pas en fait, mais dans l’ordre des décrets divins ; par l’autre, qu’il était le Messie avant qu’Abram fût devenu Abraham, ou le père des croyants parmi les Gentils (Genèse 17.5). Un système obligé de recourir à de telles pauvretés et de s’en glorifier comme de grandes découvertes, n’est-il pas jugé par cela même ? (Fauste Socin considérait la dernière interprétation comme ayant été révélée à son oncle par Jésus-Christ lui-même).
La préexistence du Libérateur prédit se fait déjà entrevoir dans l’Ancien Testament. Ainsi Michée 5.2, appliqué au Messie par les anciens Juifs et à Jésus-Christ Matthieu 2.5 etc. Psaumes 40.6-7 (cité Hébreux 10.5-7), le Messie est représenté dans les conseils divins et avant son incarnation, comme s’offrant à faire l’expiation des péchés. Le même fait est donné Ésaïe 7.14 ; 9.5, et ressort aussi de la classe de passages où il est parlé d’un Être mystérieux appelé l’Ange de l’Éternel…
Mais sur ce point, comme sur bien d’autres de la révélation chrétienne, c’est moins aux indications de l’Ancien Testament qu’il faut regarder, qu’aux attestations du Nouveau. Or, le Nouveau Testament est aussi exprès que possible sur cette doctrine. Partout proclamée ou impliquée dans l’Évangile de saint Jean, elle se montre à la base de l’enseignement apostolique comme une de ces croyances fondamentales qui, universellement reconnues, n’ont pas besoin d’être catégoriquement affirmées (Textes cités). Moins disputée qu’elle ne l’était il y a quelques années, elle conserve toujours sa haute valeur dogmatique et mérite d’être nettement accentuée et fermement relevée. Constatant en Jésus-Christ un Être tout à fait à part, elle sape à leur fondement ces théories qui, en lui prodiguant le titre d’homme-Dieu, ne voient pourtant en lui qu’un homme, le Nouvel Adam, en qui s’est réalisée et par qui se réalise l’humanisation du divin ou la divinisation de l’humain : théories inspirées par la philosophie venue comme elles d’outre-Rhin, et sur lesquelles l’orthodoxie elle-même, séduite par une terminologie trompeuse, va trop souvent s’appuyer. Le dogme de la préexistence, plaçant le Fondateur du Christianisme en dehors et au-dessus de l’humanité, frappe à sa racine toute cette christologie qui n’est, en fin de compte, qu’une anthropologie…
Ne laissons pas tomber sur l’arrière-plan ce grand fait de révélation. Il constate bien positivement en Jésus-Christ une nature supérieure, mais sans nous dire encore ce qu’elle est…