Vie de Jésus, 1864.
« Jésus ne saurait donc appartenir uniquement à ceux qui se disent ses disciples. Il est l’honneur commun de ce qui porte un cœur d’homme. Sa gloire ne consiste pas à être relégué hors de l’histoire ; on lui rend un culte plus vrai en montrant que l’histoire entière est incompréhensible sans lui » (p. LIX).
« L’événement capital de l’histoire du monde est la révolution par laquelle les plus nobles portions de l’humanité ont passé des anciennes religions, comprises sous le nom vague de paganisme, à une religion fondée sur l’unité divine, la Trinité, l’incarnation du Fils de Dieu. Cette conversion a eu besoin de près de mille ans pour se faire. La religion nouvelle avait mis au moins trois cents ans à se former. Mais l’origine de la révolution dont il s’agit est un fait qui eut lieu sous les règnes d’Auguste et de Tibère. Alors vécut une personne supérieure, qui, par son initiative hardie et par l’amour qu’elle sut inspirer, créa l’objet et posa le point de départ de la foi future de l’humanité » (p. 1, 2).
« Ce mélange confus de claires vues et de songes, cette alternative de déceptions et d’espérances, ces aspirations sans cesse refoulées par une odieuse réalité, trouvèrent enfin leur interprète dans l’homme incomparable auquel la conscience universelle a décerné le titre de Fils de Dieu, et cela avec justice, puisqu’il a fait faire à la religion un pas auquel nul autre ne peut et probablement ne pourra jamais être comparé » (p. 18).
« Les hommes qui ont le plus hautement compris Dieu, Çakya-Mouni, Platon, saint Paul, saint François d’Assise, saint Augustin, à quelques heures de sa mobile vie, étaient-ils déistes ou panthéistes ? Une telle question n’a pas de sens. Les preuves physiques et métaphysiques de l’existence de Dieu les eussent laissés indifférents ; ils sentaient le divin en eux-mêmes. Au premier rang de cette grande famille des vrais fils de Dieu, il faut placer Jésus. Jésus n’a pas de visions ; Dieu ne lui parle pas comme à quelqu’un hors de lui ; Dieu est en lui ; il se sent avec Dieu, et il tire de son cœur ce qu’il dit de son Père. Il vit au sein de Dieu par une communication de tous les instants ; il ne le voit pas, mais il l’entend, sans qu’il ait besoin de tonnerre et de buisson ardent comme Moïse, de tempête révélatrice comme Job, d’oracle comme les vieux sages grecs, de génie familier comme Socrate, d’ange Gabriel comme Mahomet. L’imagination et l’hallucination d’une sainte Thérèse, par exemple, ne sont ici pour rien. L’ivresse du soufi se proclamant identique à Dieu est aussi tout autre chose. Jésus n’énonce pas un moment l’idée sacrilège qu’il soit Dieu ; il se croit en rapport direct avec Dieu, il se croit Fils de Dieu. La plus liante conscience de Dieu qui ait existé au sein de l’humanité est celle de Jésus » (p. 74, 75).
« Il est probable que, dès ses premiers pas, il s’envisagea avec Dieu dans la relation d’un fils avec son père. Là est son grand acte d’originalité ; en cela il n’est nullement de sa race. Ni le juif, ni le musulman n’ont compris cette délicieuse théologie d’amour. Le Dieu de Jésus n’est pas ce maître fatal qui nous tue quand il lui plaît, nous damne quand il lui plaît, nous sauve quand il lui plaît. Le Dieu de Jésus est notre Père. On l’entend, en écoutant, un souffle léger qui crie en nous : « Père ! » Le Dieu de Jésus n’est pas le despote partial qui a choisi Israël pour son peuple et le protège envers et contre tous. C’est le Dieu de l’humanité » (p, 77, 78).
« On ne peut nier que ces maximes, empruntées par Jésus à ses devanciers, ne fassent dans l’Evangile tout autre effet que dans l’ancienne loi, dans le Pirké Aboth ou dans le Talmud. Ce n’est pas l’ancienne loi, ce n’est pas le Talmud qui ont conquis le monde. Peu originale en elle-même, si l’on veut dire par là qu’on pourrait, avec des maximes plus anciennes, la recomposer presque tout entière, la morale évangélique n’en reste pas moins la plus haute création qui soit sortie de la conscience humaine, le plus beau code de la vie parfaite qu’aucun moraliste ait tracé » (p. 84).
« L’Evangile, de la sorte, a été le suprême remède aux ennuis de la vie vulgaire, un perpétuel sursum corda, une puissante distraction aux misérables soins de la terre, un doux appel, comme celui de Jésus à l’oreille de Marthe : « Marthe, Marthe, tu t’inquiètes de beaucoup de choses ; or, une seule est nécessaire. » Grâce à Jésus, l’existence la plus terne, la plus absorbée par de tristes ou humiliants devoirs, a eu son échappée sur un coin du ciel. Dans nos civilisations affairées, le souvenir de la vie libre de Galilée a été comme le parfum d’un autre monde, comme une « rosée de l’Hermon, » qui a empêché la sécheresse et la vulgarité d’envahir entièrement le champ de Dieu » (p. 176, 177).
« Il dit pour la première fois le mot sur lequel reposera l’édifice de la religion éternelle. Il fonda le culte pur, sans date, sans patrie, celui que pratiqueront toutes les âmes élevées jusqu’à la fin des temps. Non seulement sa religion, ce jour-là, fut la bonne religion de l’humanité, ce fut la religion absolue ; et si d’autres planètes ont des habitants doués de raison et de moralité, leur religion ne peut être différente de celle que Jésus a proclamée près du puits de Jacob. L’homme n’a pu s’y tenir ; car on n’atteint l’idéal qu’un moment. Le mot de Jésus a été un éclair dans une nuit obscure ; il a fallu dix-huit cents ans pour que les yeux de l’humanité, que dis-je ? d’une portion infiniment petite de l’humanité, s’y soient habitués. Mais l’éclair deviendra le plein jour, et, après avoir parcouru tous les cercles d’erreur, l’humanité reviendra à ce mot-là comme à l’expression immortelle de sa foi et de ses espérances » (pages 234, 235).
« Repose maintenant dans ta gloire, noble initiateur. Ton œuvre est achevée ; ta divinité est fondée. Ne crains plus de voir crouler par une faute l’édifice de tes efforts. Désormais hors des atteintes de la fragilité, tu assisteras, du haut de la paix divine, aux conséquences infinies de tes actes. Au prix de quelques heures de souffrance, qui n’ont pas même atteint ta grande âme, tu as acheté la plus complète immortalité. Pour des milliers d’années le monde va relever de toi ! Drapeau de nos contradictions, tu seras le signe autour duquel se livrera la plus ardente bataille. Mille fois plus vivant, mille fois plus aimé depuis ta mort que durant les jours de ton passage ici-bas, tu deviendras à tel point la pierre angulaire de l’humanité, qu’arracher ton nom de ce monde serait l’ébranler jusqu’aux fondements. Entre toi et Dieu, on ne distinguera plus. Pleinement vainqueur de la mort, prends possession de ton royaume, où te suivront, par la voie royale que tu as tracée, des siècles d’adorateurs » (page 426).
« Quels que puissent être les phénomènes inattendus de l’avenir, Jésus ne sera pas surpassé. Son culte se rajeunira sans cesse ; sa légende provoquera des larmes sans fin ; ses souffrances attendriront les meilleurs cœurs ; tous les siècles proclameront qu’entre les fils des hommes il n’en est pas né de plus grand que Jésus » (page 459).