La catégorie de l’indifférent renferme deux ordres de faits qu’il convient de distinguer ; l’un, qui comprend les faits auxquels on ne peut attacher une qualification morale dans leur idée et a priori, et qui ne reçoivent cette qualification que de la manière en laquelle ils se réalisent dans le cas concret ; l’autre, comprenant les faits qui, par leur nature même, sont en dehors du domaine moral, bien qu’ils y confinent.
Les premiers de ces faits sont ceux qui, dans le catéchisme d’Ostervald, sont désignés purement et simplement, mais improprement, selon nous, comme indifférents, car ce qui est indifférent ici, c’est l’idée que nous avons du fait plutôt que le fait lui-même, lequel se classe inévitablement, aussitôt qu’il s’exécute, dans l’une ou l’autre des deux grandes catégories morales. L’action de manger ou de boire, par exemple, n’est indifférente qu’in abstracto ; elle n’est en soi ni bonne ni mauvaise ; elle reste moralement indéterminable, jusqu’au moment de l’exécution, mais dès ce moment aussi elle cesse de l’être pour passer inévitablement sous le contrôle et l’appréciation de la loi morale, selon qu’elle sera conforme ou non au principe moral suprêmee.
e – C’est aussi ce qu’enseigne dans la réponse suivante le catéchisme d’Ostervald, auquel on a fait un grief grave d’une simple maladresse d’expression.
Mais il y a d’autres faits qui sont, par leur nature même, étrangers au domaine moral. Nous rangeons dans cette catégorie d’abord tous les faits issus d’une volonté encore plus ou moins inconsciente d’elle-même, et dans la mesure ou selon le degré de cette inconscience.
Nous avons reconnu précédemment que dans l’âge de l’innocence relative, et alors que le commandement ne s’est pas encore révélé à la conscience, n’a pas encore été perçu comme objet d’obligation par les facultés de l’homme, cette ignorance du commandement exclut la responsabilité et l’imputabilité du sujet, et donne lieu à une imputation seulement collective et spécifique. Les actes de l’enfant, avant l’éveil de la conscience du moi et de la conscience morale, sont moralement indifférents, et ce sont les premiers aussi que nous rangeons dans cette catégorie.
Mais comme cet état d’ignorance et d’inconscience ne tarde pas à être traversé par les lueurs de l’aube de la raison, pour disparaître enfin au passage de la première enfance à l’adolescence, ce caractère d’indifférence que nous attribuons à la première activité de l’homme ne s’affirme que temporairement, et pour autant que la particularité propre à cet état subsiste ; il s’efface et laisse une place toujours plus grande à la moralité, dans la mesure où le sujet arrive à la conscience du bien et du mal et acquiert la faculté de se déterminer lui-même. Le jeu même, qui occupe la plus grande place dans cette période de l’enfance et ressortit alors entièrement à la catégorie de l’indifférent, revêt de plus en plus avec le progrès de l’âge le caractère de la moralité, et prendra enfin sa place nécessaire et définie comme acte voulu, obligatoire même, dans l’organisme de l’activité morale. Le jeu ne tardera donc pas à devenir une bonne ou une mauvaise action, tout en occupant dans l’existence une place de plus en plus réduite et subordonnée.
Cependant nous constatons dans la vie de l’adulte lui-même, pendant tout le temps du moins qu’il vit dans l’économie actuelle, la présence de faits que nous appelons indifférents, comme se passant dans les deux sphères de l’existence humaine inférieures au domaine de la volonté : ce sont d’abord les accidents de la nature physique de l’homme, qui est encore livrée au seul jeu des forces inconscientes et ne reçoit de la part de la volonté que des influences indirectes et lointaines. Les évolutions qui s’accomplissent dans cette sphère ne méritent donc pas le nom d’activité ; ce sont des cycles de faits équivalents à ceux qui se produisent dans la nature cosmique.
Les faits de cet ordre, soit dans la nature, soit dans notre corps lui-même, peuvent donc être qualifiés de moralement indifférents, en ce que, tout en étant solidaires de la nature morale plus étroitement, il est vrai, que les faits cosmiques, ils ne sont pas directement et immédiatement soumis à l’action des volontés conscientes et libres.
Mais entre cette sphère inférieure et purement naturelle, qui est celle de la vie physique, et la sphère supérieure, qui est celle de la volonté intelligente et libre, la sphère morale, nous en distinguons une intermédiaire, qui participe à la fois de l’ordre physique, par certains caractères de régularité, de fixité et d’inconscience, et de la sphère morale, par l’accès qu’elle ouvre aux influences directes de la volonté ; c’est la sphère psychique, celle où s’opèrent les perceptions sensibles et où se meuvent les instincts ; où se passent les actes innombrables, incessants et plus ou moins immédiats de l’âme agissant au dehors par les instincts, et recevant les influences du dehors par les perceptions. Tous ces faits, placés certainement sous l’empire général de la volonté, mais sans que celle-ci intervienne directement dans chacun d’eux pour prendre une décision ou réaliser un choix, seront également rangés par nous dans la catégorie de l’indifférent. Mais aussitôt que la volonté intervient, ensuite d’une délibération consciente ou d’une décision motivée, dans cette sphère inférieure de la vie psychique, elle transforme par là même ces faits indifférents de leur nature en actes moraux ; elle leur imprime le caractère distinctif du bien et du mal ; elle les place en rapport avec la fin normale ou anormale de l’homme ; elle les enlève à la sphère de l’instinct pour les transporter dans la catégorie des choses morales.
De même que l’activité de l’enfant, ignorant de la loi et de son devoir et plus ou moins inconscient de lui-même, se transforme, par l’accession du facteur moral et avec le progrès de l’éducation, d’activité indifférente qu’elle était, en activité bonne ou mauvaise, on peut admettre que cette sphère inférieure de l’existence humaine, soit physique, soit psychique, sera pénétrée un jour de part en part, comme la nature entière, par l’action supérieure de l’esprit et de la volonté. Dans le corps spirituel, l’ordre physique et psychique se sera élevé et transformé à son tour en ordre moral et spirituel. Alors, la part de l’instinct et des sens, et, par conséquent, des faits indifférents à la morale, si grosse encore dans notre organisme actuel, aura cédé totalement et définitivement la place à la vie consciente et volontaire ; toute matière chez l’homme comme dans la nature sera devenue l’agent, l’instrument, la propriété immédiate de l’esprit ; et chaque esprit, pleinement conscient de tous ses actes, sera aussi pleinement libre dans leur accomplissement. Ici encore, et à ce second point de vue, nous pouvons dire que la catégorie de l’indifférent, voisine de l’ordre moral, n’est encore, même à cette place subalterne, que d’ordre transitoire.