Les morales contingentes sont légion. D’une manière générale on peut dire que toute moralité publique, toute morale sociale est une moralité, une morale contingente. Mais elle peut l’être à deux points de vue, dont l’un seulement nous intéresse. Une morale peut être contingente pratiquement, en fait, par infidélité à son idéal moral absolu. Ce cas, qui est très fréquent, ne nous concerne pas. Il s’agit d’un état de choses, non d’une vérité de principe. Par contre, une morale peut être contingente principiellement, en droit, parce qu’elle n’a point d’idéal absolu, parce qu’elle repousse ou répudie toute obligation inconditionnelle. C’est de ces morales-là que nous avons à nous occuper.
Il en est de diverses sortes mais elles peuvent toutes se ramener à un type unique : la morale utilitaire. L’utilitarisme est au moralisme absolu, ce qu’un pôle est à l’autre. L’utilitarisme en morale correspond au positivisme en science, et au sensationnisme en théorie de la connaissance. Entre ces trois ismes, la parenté est si évidente qu’il est superflu de la démontrer. — Or précisément la morale utilitaire est presque la seule qui, sur le terrain des principes, fasse échec avec quelque chance de succès à la morale absolue, parce qu’elle est la seule qui se soit constituée en système, la seule dont le système ait une histoire progressive. En exposant, puis en critiquant la morale utilitaire à travers les systèmes successifs qu’elle a revêtus, nous aurons exposé et critiqué les morales contingentes dans ce qu’elles ont à la fois de plus caractéristique et de plus décisif en leur faveur.
I) Les morales contingentes qui se passent ou essaient de se passer de toute obligation.
La première morale utilitaire systématisée et justifiée dans ses principes, est celle d’Épicure (un sensationniste). Elle est trop loin de nous toutefois pour que nous ayons à nous en occuper. — L’utilitarisme n’a une histoire que depuis un siècle ou deux, et son histoire coïncide avec celle du matérialisme sensationniste et progresse avec elle. — L’utilitarisme fait ses premiers pas au xviiie siècle, en rejetant non seulement le caractère absolu de l’obligation dans le devoir, mais toute obligation quelconque. Il essaie d’abord de s’en passer. La Mettrie avait dit : « Les sens sont mes maîtres et ma philosophie ». Sur la foi de cette parole, on s’ingéniait à faire du plaisir le principe de la morale. — Seulement l’utilitarisme conçu comme morale du plaisir se trouvait du premier coup en présence d’une grosse difficulté. Si la jouissance individuelle est le but suprême de nos activités, comment va-t-elle se concilier avec la jouissance collective ? Où trouver la règle qui harmonise le conflit des égoïsmes particuliers et permette à chacun d’eux de se développer librement sans entraver celui des autres ? Cette question est la question brûlante de tous les utilitarismes. Dans la morale absolue elle se résout par le rôle de l’obligation dans le devoir. L’utilitarisme, rejetant l’obligation, doit forcément lui chercher un tenant-lieu.
II) Les morales contingentes qui remplacent l’obligation par la contrainte extérieure : omnipotence du tyran (Hobbes) ou législation sociale (Helvétius).
Hobbes avait conclu de la guerre de tous contre tous, à la nécessité de la tyrannie omnipotente d’un seul. Le pouvoir du tyran était le seul principe de morale sociale. Mais ce principe était un expédient arbitraire qui ne résolvait pas le problème d’une manière satisfaisante. Helvétius cherche le principe de la morale sociale, non plus dans le pouvoir individuel et arbitraire du monarque, mais dans celui, collectif et rationnel, de l’État conçu comme représentant de la société. La légalisation était destinée à remplacer la loi intérieure, l’obligation de conscience qui n’existe pas, et devait apprendre aux hommes à concilier leur intérêt particulier avec l’intérêt général. « Semblable au sculpteur qui d’un tronc d’arbre peut faire un Dieu, la loi forme à son gré des gens vertueuxa. » — Seulement Helvétius oublie de nous dire : 1° où son législateur prendra l’idée même de la vertu ; 2° de quelle façon il réalisera lui-même d’abord le bien qu’il a charge d’inculquer aux autres, et 3° comment il l’inculquera à des êtres qui n’ont aucune prédisposition à l’accepter. Ou bien le bien sera bien parce que l’État le décide ainsi, et alors nous revenons à la souveraineté tyrannique de Hobbes ; ou bien il y a un bien que l’État doit faire respecter, et alors où est-il ?
a – Edm. de Pressensé, Les origines, p. 373
III) Les morales contingentes qui remplacent l’obligation par les calculs de l’intérêt et le fait de solidarité (Bentham, Adam Smith).
Bentham fit un sérieux effort pour tirer de la morale utilitaire une application sociale conforme au principe de l’intérêt ; et cette application, il la trouve dans un calcul d’intérêt qui tient compte de la solidarité. « J’ai accepté pour règle, dit-ilb, le principe de l’intérêt, je le suivrai partout où il me conduira. » La vertu doit être écartée en tant que rattachée à la chimère du sens moral. « Quand le moraliste parle du devoir, chacun pense à son intérêtc. » Une action n’est bonne que dans la proportion où elle est utile. « La vertu est un économe habile qui rentre dans ses intérêts. » Elle n’est qu’un sacrifice provisoire tendant au maximum de plaisir. L’ivrogne a raison en tant qu’il cherche la jouissance dans la boisson ; son erreur est de diminuer sa jouissance par l’excès. Il n’y a qu’un péché : le désintéressement, le sacrifice. Dès que le plaisir n’est pas surpassé par la peine, il est légitime. La morale n’est qu’une régularisation de l’égoïsme. Seulement — et c’est ici l’originalité de Bentham, et qui prouve son bon naturel — l’intérêt bien entendu fait rentrer dans l’égoïsme les jouissances que nous procurent la sympathie et la bienveillance. La solidarité, dès qu’elle est acceptée, est une source de jouissances et de profits qui tendent sans cesse à s’augmenter. L’intérêt privé et l’intérêt public sont au fond identiques. « La vertu sociale, écrit Bentham, est le sacrifice qu’un homme fait de son plaisir, pour obtenir, en servant l’intérêt d’autrui, la plus grande somme de plaisir pour lui-même. » Il n’y a pas de plus sûr moyen d’arriver au maximum du bonheur. Dès lors, les actes n’étant plus jugés que par leurs résultats, et non du tout par leur intention ou leur mobile, la morale peut se résoudre en une arithmétique. Le mal étant la dépense, et le bien la recette, nous pouvons estimer la somme de nos plaisirs en tenant compte : 1° de leur intensité, 2° de leur durée, 3° de leur certitude, 4° de leur proximité, 5° de leur fécondité, 6° de leur pureté (absence de peine), et 7° de leur étendued. Le maximum de plaisir est réalisé par la conciliation de tous nos intérêts avec tous ceux d’autrui. La société est une vaste association pour la garantie de l’intérêt. Le délit est ce qui compromet l’intérêt général. La pénalité n’a rien à voir avec la culpabilité. La culpabilité n’existe pas ; il n’y a que des erreurs de calcul. La peine ou le châtiment sont uniquement destinés à sauvegarder l’intérêt du plus grand nombre. La morale individuelle se résume dans cette formule : « Cherche ton bonheur dans celui d’autrui » ; la morale politique dans celle-ci : « Cherche le bonheur de tous dans celui de chacun. » — On sait comment Adam Smith a reproduit la conception de Bentham en mettant plus que lui l’accent sur l’altruisme et sur la solidarité, mais sans modifier le fond du système.
b – Déontologie, T. 1er p. 35.
c – Ibid.
d – Ibid., p. 96.
C’est là un bel exemple de morale utilitaire. Je m’y suis un peu étendu parce qu’il n’est pas fort éloigné, en quelques-unes de ses parties, de la morale courante actuelle. C’est bien, à quelques nuances près, sur un fond d’idées semblable que l’on tombe en causant au hasard avec le premier venu. — Pour être très générale et presque universelle, la morale de Bentham en est-elle plus solide ?
IV) Chances d’erreur du calcul de l’intérêt ; caractère aléatoire de la réciprocité solidaire ; impuissance de la raison en face de la convoitise et des passions.
Il ne le paraît guère, et son vice radical est une impuissance radicale à faire prédominer l’intérêt général sur l’intérêt particulier. Rien de plus précaire et de plus artificiel que le calcul d’intérêt sur lequel repose tout le système. Il n’est effectif que lorsque l’égoïsme y trouve son compte. Cesse-t-il de l’y trouver ? Le calcul cesse aussitôt, pour céder la place à la convoitise immédiate ou à la passion actuelle. Le calcul est évidemment variable suivant que nous sommes différemment affectés, et si rien ne nous oblige à le pousser jusqu’au bout, tout nous invite à l’arrêter à la limite de l’intérêt actuel et particulier. Le raisonnement, très compliqué d’ailleurs et fort chanceux, qui conduit l’un à subordonner son utilité individuelle à l’utilité commune pour l’obtention d’une plus grande somme de jouissance, peut n’être pas goûté par un autre, directement et puissamment sollicité par le désir ou la passion. Dès lors, l’attente et le raisonnement même de celui qui aura bien calculé se trouvent déçus. La réciprocité sur laquelle il comptait et dont il attendait un maximum de bonheur ne se produit pas et le frustre de son espoir. Le principe même de sa morale se trouve vicié par l’erreur de son voisin.
Et dans ce raisonnement qu’il faut faire pour entrevoir l’échéance lointaine d’un sacrifice certain, que de chances d’erreurs, que d’aléas, que de risques d’immoralité par conséquent ! Pas n’est besoin d’être grand clerc pour prévoir que la balance de nos profits et pertes fléchira presque constamment du côté de la satisfaction immédiate. La convoitise est là qui nous sollicite, qui nous brûle ; elle l’emportera à coup sûr sur cette froide argumentation qui n’a rien à lui opposer qui lui soit supérieur. Le résultat final sera la vérité du proverbe : « Un tien vaut mieux que deux tu l’auras », surtout si ce « tu l’auras » n’est qu’un « nous l’aurons » ; c’est-à-dire s’il faut partager dans l’avenir ce que le présent offre sans partage. — Il faudrait, pour qu’il en fût autrement, qu’on pût opposer sentiment à sentiment, sans recourir à des prévisions toujours chanceuses ou à une arithmétique fatalement impuissante. Il faudrait pouvoir répondre aux sollicitations qui se précipitent sans cesse à l’assaut de notre volonté, par une sollicitation ou une force inverse qui rétablît l’équilibre, et permît à la foule des humains d’agir conformément à la morale sans passer par les calculs prolongés de l’intérêt bien entendu. La conscience morale, ou plus exactement l’obligation de conscience, jouait ce rôle dans les systèmes antérieurs. Mais l’utilitarisme prétendait s’en passer. Il lui fallut donc en imaginer un succédané ; quelque chose qui, sans être l’obligation dont on ne voulait à aucun prix, la simulât pourtant, la remplaçât, et pût réagir en nous, à l’heure même où nous devons nous décider, contre l’attrait tout puissant du plaisir prochain. Ce fut à l’école associationniste que revint l’honneur de cette découverte.
V) Les morales contingentes qui croient trouver dans l’association des idées un succédané à l’obligation (James et Stuart Mill).
L’école associationniste, inaugurée par James Mill, continuée par Stuart Mill, n’est pas moins utilitaire que ne l’était Bentham, mais elle a sur lui cet avantage qu’elle remplace ses calculs d’intérêt par un noyau d’idées s’associant les unes aux autres, lesquelles finissent par s’enchaîner si bien qu’elles s’évoquent et se ramènent les unes les autres, d’une manière toute mécanique et sans que leur apparition nécessite la réflexion consciente du sujet. Les idées associées, résultat d’expériences répétées, ayant appris à l’homme que son bien particulier coïncide avec le bien général, deviennent ici le tenant-lieu de l’obligation, et, l’habitude aidant, forment une sorte d’instinct ou de seconde nature propre à répondre immédiatement à tous les appels du dehors. — La sanction de la morale n’a pas d’autre origine. La fréquence des conséquences fâcheuses de nos actes purement égoïstes ou passionnels, finit par associer intimement l’idée de la peine à la recherche exclusive de l’intérêt personnel. Le remords est le résultat de cette association de sentiments. Le châtiment est une simple mesure défensive de la communauté contre tout ce qui lèse ses intérêts, et c’est à ce titre seul que nous le redoutons. Ainsi se forme en nous l’idée instinctive, utile, nécessaire, mais artificielle et fausse au fond, de la justice et du droit.
VI) L’associationnisme moral oublie que toutes les expériences morales du sujet ne concordent pas entre elles ; il a contre lui sa propre formulation.
Cette conception, qui renferme une part de vérité dont nous verrons plus loin toute l’importance, ne suffit pas néanmoins à son but. — D’abord, il n’est pas certain qu’il n’y ait point, dans la vie, des expériences contradictoires aux sentiments de sympathie et de bienveillance qu’elles devraient produire ; ou plutôt, il est certain qu’il yen a, et que leur effet naturel est directement opposé à la formation de l’instinct altruiste. Dès lors comment expliquer l’origine de cet instinct ? Ce qui n’est pas dans les expériences particulières, peut-il être dans les expériences associées ? Et supposé même qu’il y eût des expériences favorables à l’altruisme (ce que nous admettons volontiers), le réseau subtil de leur association ne sera-t-il pas déchiré et compromis par les expériences contraires ?
Ensuite, l’explication de Stuart Mill a contre elle, de s’être produite à la lumière. Plus elle formule habilement, plus aussi elle évente le secret d’un sentiment ou d’un instinct qui ne demeure efficace qu’à la condition que son origine et sa nature soient ignorées. Il est clair que plus la tendance altruiste démontre son essence artificielle et fictive, moins elle aura de prise sur la volonté. Il suffit que l’individu se rende compte du lien tout factice qui unit l’idée de son intérêt propre à celle de l’intérêt général, pour qu’une association aussi extérieure perde toute influence sur son esprit. Le principe moral de l’utilitarisme associationniste s’effondre donc en se formulant. C’est assez qu’il soit connu pour qu’il devienne aussitôt de nul usage.
VII) Les morales contingentes qui cherchent à l’obligation un succédané racial et physiologique. Les fonctions de la nutrition et de la reproduction, bases organiques de la morale (Comte et Littré).
La morale utilitaire, qui ne pouvait vivre d’un simple calcul d’intérêt, ne le peut davantage d’une association d’idées. Il lui faut quelque chose de plus ferme, de plus solide, de plus résistant. — C’est au moment où l’on commençait à s’en apercevoir, que l’évolutionnisme se présenta, pour recueillir sa succession, et se fit fort de satisfaire enfin au postulat exigé. Il avait été devancé d’ailleurs par le positivisme français, qui, en vertu de sa théorie sensationniste de la connaissance, ne pouvait être qu’hostile à toute morale absolue. D’après Comte et Littré, l’égoïsme et l’altruisme n’ont pas leur origine dans l’expérience consciente ou sociale de l’individu (comme le voulait Stuart Mill), mais dans son expérience inconsciente ; ou mieux encore dans les deux grandes fonctions organiques qui constituent l’être vivant : les fonctions de la nutrition et celles de la reproduction. La faculté de nutrition donne naissance aux instincts égoïstes ; la faculté de reproduction donne naissance aux instincts altruistes. — Cette conception a un avantage considérable sur celle de Stuart Mill : en donnant une base physiologique à l’instinct qui doit servir de principe à la morale utilitaire, elle lui assure une résistance, une solidité, une spontanéité infiniment plus considérables que ne comportait celle d’une simple association d’idées.
VIII) Les morales contingentes qui cherchent à l’obligation un succédané dans l’évolution biologique universelle. Les instincts sociaux (altruisme), issus des instincts de conservation (égoïsme) comme la reproduction elle-même est issue de la nutrition. Leur coexistence et leurs conflits — base de la moralité animale et humaine (Darwin).
Darwin fait un pas de plus encore. Il ne se contente pas de juxtaposer les deux ordres d’instincts procédant de la nutrition et de la reproduction (comme faisaient Comte et Littré), mais encore il fraie la voie au grand monisme de l’évolution, en faisant sortir l’altruisme de l’égoïsme de la même manière que la reproduction sort de la nutrition. — Du même coup il franchit les limites de l’humanité, et, observant chez les animaux les mêmes grandes fonctions qu’il observe dans l’homme, n’hésite pas à leur attribuer le germe des mêmes principes et instincts moraux qui s’épanouissent dans les sociétés humaines. Il construit la morale sur des nécessités biologiques universelles. Là où Stuart Mill parlait d’association intellectuelle et d’habitude individuelle, Darwin parle de fonctions physiologiques et d’hérédité spécifique. Tous les animaux sont doués d’un instinct social, parce qu’ils sont tous doués d’un besoin et d’une faculté de se reproduire. Cet instinct ne reste pas à l’état brut, mais se développe et s’ennoblit par la sélection naturelle. L’amour et la sympathie en sont les éléments constitutifs. — A mesure que l’on remonte l’échelle de l’organisation animale, ces sentiments, d’abord obscurs et rudimentaires, s’accentuent davantage et embrassent, dans une sphère plus étendue, des actes plus nombreux. Au sommet, la lutte qui se produit entre l’instinct social et l’instinct de conservation individuelle prendra tout naturellement les caractères de la moralité. Car il suffit de faire intervenir la mémoire et la réflexion pour passer de l’instinct à la conscience.
Voici comment Marie Guyaue explique la pensée de Darwin : « Supposez que les instincts moraux ou sociaux entrent en lutte avec quelque désir subit, violent comme la faim, avec une passion comme la haine, ils sont vaincus. Mais une fois la faim assouvie ou la rancune satisfaite, le plaisir né de cette satisfaction s’efface ; les instincts sociaux restent persistants et vivaces ; ils ont pour eux tout le passé, toutes les tendances, toutes les habitudes accumulées lentement par l’hérédité ; ils n’ont contre eux qu’un moment de plaisir disparu et lointain. Lorsqu’alors l’intelligence, ressaisissant par la réflexion l’acte accompli, le compare avec les exigences de l’instinct social toujours vivace et pressant, elle ne peut point ne pas prendre horreur de cet acte. Dans ces conditions le souvenir de la défaite subie par l’instinct (moral) prend nécessairement la forme du remords. De même la prévision d’une victoire à remporter par cet instinct prend nécessairement la forme du devoir. »
e – La morale anglaise contemporaine (1879), p. 155-156.
D’après Darwin, l’obligation morale se réduit donc à la prédominance permanente des instincts sociaux en présence des instincts égoïstes éphémères, permanence et prédominance rendues conscientes par la réflexion.
[Voici du reste deux passages originaux suffisamment caractéristiques : « Un animal quelconque doué d’instincts prononcés acquerrait inévitablement un sens moral ou une conscience, aussitôt que ses facultés intellectuelles se seraient développées aussi complètement que chez l’homme. » (The descent of man, p. 79.)
« Au moment de l’action, l’homme est sans doute capable de suivre l’impulsion la plus puissante ; or, bien que cette impulsion puisse le pousser aux actes les plus nobles, elle le portera plus ordinairement à satisfaire ses propres désirs, aux dépens de ses semblables. Mais après cette satisfaction donnée à ses désirs, lorsqu’il comparera ses impressions passées et affaiblies avec ses sentiments sociaux, plus durables, le châtiment viendra. L’homme se sent alors mécontent de lui-même et prend la résolution, avec plus ou moins de vigueur, d’en agir autrement à l’avenir. C’est là la conscience qui regarde en arrière et juge les actions passées. » (Ibid., p. 77.)]
IX) Les morales contingentes qui cherchent à l’obligation un succédané dans le transformisme physico-biologique universel. La conservation et la transformation de la force — base de la morale (H. Spencer).
De l’évolutionnisme biologique de Darwin, passons maintenant au transformisme mécaniste d’Herbert Spencer. C’est la même conception générale, mais élargie jusqu’aux proportions philosophiques d’une explication universelle, dans laquelle la morale ne tient qu’un chapitre. — Nous avons vu que Darwin plaçait l’origine de la morale bien loin derrière nous, antérieurement à toutes les générations humaines, et qu’il la statuait contemporaine des premières manifestations de la vie sur le globe. Herbert Spencer recule encore cette dernière limite. Il base sa morale sur les lois de l’univers physique et matériel, dont elle n’est, pour les êtres conscients, que la suprême expression. Son système tout entier pivote autour d’un axiome fondamental, qu’il ferait mieux d’appeler une hypothèse, car c’est une pure hypothèse : celle de la permanence et de la transformation de la force. La morale n’est qu’une des faces, une des manières de prendre conscience de la force mécanique universelle, qui se déploie dans le temps et dans l’espace conformément aux lois générales de l’existence, selon lesquelles l’homogène tend partout à l’hétérogène, l’hétérogène au défini, le défini à l’individuel. Chaque degré de l’évolution est toujours le résultat d’une nouvelle lutte pour la vie, qui n’a laissé subsister derrière elle que les éléments capables de l’emporter, parce que susceptibles de s’adapter à leur milieu, et de transmettre par l’hérédité tous les avantages acquis. Le développement se poursuit donc par un progrès nécessaire et rectiligne sur la double voie physiologique et psychique. — Au moins pour le moment. Car la période d’intégration et de progrès n’est que la première période du grand procès de l’univers ; lorsqu’elle aura atteint son point culminant, une seconde période suivra, période de désagrégation et de décroît, selon le rythme éternel du mouvement — (qui est une éternelle balançoire).
Il va sans dire que, partant d’un principe purement mécaniste : permanence et transformation de la force (permanence et transformation telles qu’elles sont interprétées sous nos yeux par l’expérience sensible), Herbert Spencer écarte d’emblée en morale tout principe distinct, étranger à son monisme, toute obligation absolue, ou tout absolu dans l’obligation. Sa morale est une morale contingente comme les autres, parce qu’elle est utilitaire comme elles. Elle procède de la sensation, et ne peut donc viser qu’au plaisir, à l’utilité, à l’intérêt. Seulement, selon la loi qui pousse l’hétérogène à s’individualiser, à se préciser de plus en plus, elle ne reste pas à l’état de sensation confuse, elle se complique en progressant, elle se précise, s’organise et s’approprie toujours plus harmoniquement à des milieux toujours plus complexes, jusqu’à ce que, dans la société humaine, elle arrive à cet ensemble de relations multiples qui, en se coordonnant de mieux en mieux, font sortir l’intérêt général des intérêts particuliers comme leur somme ou leur résultante. Il suit de là que l’altruisme (comme chez Darwin et conformément au monisme fondamental de Spencer) procède évolutivement de l’égoïsme. Grâce aux transmissions héréditaires, il devient une sorte d’instinct nécessaire qui correspond au développement physiologique de l’espèce. Et cela sans qu’on puisse jamais méconnaître, au travers de toutes les transformations, la racine primordiale de cette morale, qui est toujours la recherche de l’intérêt.
X) La norme de la morale transformiste est dans le degré d’adaptation aux plus vastes utilités ; son fondement, dans la causalité physique.
Ceci posé, approchons davantage de la pensée de l’auteur en tenant compte du développement qu’il lui a donné dans son ouvrage sur les Bases de la morale évolutionnistef. Il y définit la morale : la science des activités humaines, ou plus exactement : la science de la conduite. Il entend par conduite : l’adaptation des actes (envisagés comme moyens) aux buts poursuivis. Ces buts sont de deux sortes : la plénitude de la vie individuelle, celle de la vie de l’espèce. L’activité morale suprême serait celle qui, s’adaptant parfaitement à cette double fin, servirait également celle de son auteur et celle du prochain. Car le monde tend inflexiblement à la plus grande somme possible de vie en durée et en perfection. Un objet est donc bon ou mauvais suivant qu’il s’adapte ou non au but en vue duquel il existe. Il en est de même des actions humaines. Elles peuvent être meilleures ou pires : 1° suivant qu’elles répondent plus ou moins à leur fin immédiate ; 2° suivant que leur fin immédiate elle-même est plus ou moins conforme à la fin dernière de l’individu, de sa descendance et de l’espèce. Une action bonne par excellence, c’est-à-dire excellemment morale, est celle dont le mode et le but s’adaptent le mieux à la plus grande somme possible de vie individuelle et spécifique. En résumé : l’activité la plus développée est celle que nous appelons bonne, et la mesure idéale du développement possible de l’activité est aussi la mesure idéale des jugements moraux portés sur l’activitég.
f – The data of ethics. Trad. franc. 1880, 4e édit. 1889.
g – « Toutes choses égales d’ailleurs, nous appelons bons les actes bien appropriés à notre conservation ; bons, les actes bien appropriés à l’éducation d’enfants capables d’une vie complète ; bons, les actes qui favorisent le développement de la vie de nos semblables. » (Les bases de la morale évolutionniste, 4e édit., p. 37.)
Or, la reconnaissance du principe de causalité et de son rôle déterminant dans la totalité des phénomènes étant un des principaux progrès de l’esprit scientifique moderne, la morale, pour devenir une science véritable, doit partir elle aussi du principe de causalité et trouver son fondement dans les conséquences nécessaires de nos actions. « Le fondement de la morale, écrit l’auteur, est dans la causalité physique. » Et encore : « Les principes moraux doivent se modeler sur les nécessités physiques. » La morale donc étant un moment naturel de la grande évolution cosmique, la science morale touche à toutes les autres, dépend de toutes les autres, et ne peut trouver son explication que dans les lois fondamentales communes à toutes.
XI) Les applications ou les aspects physiques, biologiques, psychologiques et sociologiques de la morale transformiste.
En tant que science des mouvements combinés, la morale a un côté physique. Il y a une conduite morale de la nature physique. Des chaussures bien ajustées, des bottes bien faites, voilà, dans ce domaine, le type parfait de la morale.
En tant que science des fonctions organiques, la morale a un côté biologique. L’équilibre des fonctions, c’est-à-dire leur exercice normal à toutes, est (comme tout à l’heure l’équilibre des mouvements) le but à poursuivre. L’exercice de chaque fonction devient ainsi un devoir moral. Dans ce domaine, le type parfait de la morale, c’est l’homme physiologiquement complet. « L’homme moral, écrit l’auteur, se distingue en ce que toutes les fonctions sont exercées dans la mesure exacte de leur adaptation aux conditions de l’existenceh. »
h – D’où il résulte, pour le dire en passant, qu’un bossu, un manchot, un estropié, ne peut être un homme complètement moral. Il est condamné à l’immoralité !
En tant que science du bonheur, c’est-à-dire de la plus grande somme de sensations agréables (car le bonheur, c’est cela), la morale a un côté psychologique. A ce titre elle étudie « les plaisirs et les peines sensationnels ou émotionnels considérés comme base de mouvements instinctifs ou de motifs réfléchis, comme engendrant une adaptation consciente de certains actes à certaines fins. » — Et cela est de toute importance en morale utilitaire. Car les sensations, ou leurs résultats combinés : les sentiments, n’épuisent pas leur signification dans le plaisir ou la douleur momentanés du sujet. Les sensations sont un garde à vous, en quelque sorte, un avertissement, donné à l’être sur les conditions hostiles ou favorables à sa vie. L’organisme vivant ne saurait persévérer dans l’existence que si les fonctions accompagnées de plaisir sont en même temps celles qui favorisent le développement de la vie. D’où il suit qu’en psychologie, les activités les plus morales (c’est-à-dire celles qui ont pour but l’entretien de la vie dans sa forme la plus parfaite et la plus élevée) seront nécessairement aussi celles qui entraînent la plus grande somme de jouissances possible. Le type de la moralité, dans le domaine psychologique, est l’homme qui jouit le mieux, le plus intensément et le plus complètement des joies de la vie.
[Dire que le bonheur (la jouissance) est le but de toutes les activités, est, pour l’auteur, formuler un principe généra ! qui est à la base de toutes les morales. Le bonheur, dit-il, est tout aussi inséparable de l’intuition morale (?) que l’espace de l’intuition intellectuelle. » (?) — D’où il résulte, pour le dire en passant, que le malade, incapable de jouir, ne peut atteindre la moralité. Il est nécessairement voué à l’immoralité !]
XII) Double formation des motifs et des instincts moraux, leur complexité croissante (ou leur différenciation) assure leur supériorité morale et explique le passage de la morale individuelle (égotiste) à la morale sociale [altruiste].
Laissant de côté l’esquisse du côté sociologique de la morale de Spencer (facile à déduire d’ailleurs de ce qui précède), nous le serrons de plus près en psychologue. L’auteur va nous donner maintenant sa pensée sur la formation de la conscience morale, qui est le nerf même de son éthique et le fond de notre sujet. Aussi, pour être sûrs de le bien entendre, le laisserons-nous parler lui-même :
« Le processus mental, dit-il, par lequel l’adaptation des actes aux fins s’effectue, et qui, sous ses formes les plus élevées, devient le sujet des jugements moraux, ce processus peut se diviser en deux séries : d’abord l’apparition du sentiment qui constitue le motif ; ensuite l’apparition de la pensée par laquelle le motif prend un corps et aboutit à l’actioni. — Le premier de ces éléments [celui qui constitue le motif], une excitation à l’origine, devient une sensation simple ; puis une sensation composée ; ensuite un groupe de sensations partiellement présentatives et partiellement représentatives, formant une émotion naissante ; ensuite un groupe de sensations exclusivement idéales ou représentatives, formant une émotion proprement dite ; ensuite un groupe de groupes pareils, formant une émotion composée ; puis il devient enfin une émotion encore plus développée, composée de formes idéales [ou représentatives] de ces émotions composées. [Voilà pour la formation du motif arrivé au point cocard.] — L’autre élément [celui de la pensée qui doit aboutir à l’action sous la pression du motif, c’est-à-dire en bon français : celui de la pensée qui doit agir (Nous aurions cru, nous, que c’était à la volonté d’agir. Eh bien, pas du tout, c’est la pensée qui agit ! Une conception qui a, à ce point, contre elle la logique de la langue, et de toutes les langues, risque fort d’avoir contre elle aussi la logique des choses. — Il y a plus de vraie philosophie dans les langues humaines que dans tous les systèmes réunis.), commençant au passage immédiat d’un simple stimulus à un simple mouvement appelé action réflexe, arrive bientôt à comprendre un ensemble de décharges associées de stimulations, produisant des mouvements associés, constituant un instinct. » — Poussez ce développement progressif de l’instinct jusqu’à la pensée simple, et de la pensée simple jusqu’à la pensée composée, le moment viendra « où apparaissent ces longues délibérations pendant lesquelles l’on pèse les probabilités de diverses conséquences et l’on balance les incitations des sentiments corrélatifsj, ces opérations constituant un jugement calme », et vous verrez facilement que, « sous l’un ou l’autre de leurs aspects, les dernières formes du processus mental sont les plus hautes au point de vue moral et à tous les autres points de vuek. »
i – A remarquer la psychologie de l’auteur : c’est la pensée qui aboutit à l’action, sous la pression d’un motif qui est un sentiment. C’est donc la pensée + le sentiment qui agissent. Ce n’est pas la volonté. Il n’y a point de volonté. — Cela est significatif.
j – N’y aurait-il pas un brin de liberté, c’est-à-dire de volonté, dans ces pesages et ces balancements ?
k – Les bases de la morale évolutionniste, p. 90-91.
Que veut dire tout cela ? Ceci : que les sentiments et les idées représentatifs, à mesure qu’ils se forment dans le développement de l’espèce ou de l’individu, ont le pas, dans la conduite de la vie, sur les idées et les sentiments purement présentatifs. La preuve en est dans les faits. C’est un fait, selon H. Spencer, que l’homme primitif, le sauvage (et parmi les hommes civilisés, ceux qui sont encore des sauvages, c’est-à-dire ceux qui mènent la vie des sens), gouverné par les sensations du moment, ne fera rien tant qu’il ne lui faudra pas échapper à des souffrances actuelles, satisfaire des besoins immédiats et pressants. Tandis que l’homme plus avancé, capable de s’élever aux idées et aux sentiments représentatifs, devient susceptible de concevoir des biens et des maux à venir, à la perspective desquels il sacrifiera les sensations présentesl. — Cette prédominance des idées et sentiments complexes sur les sentiments simples, trouve donc dans les faits sa contre-épreuve et sa vérification. Or cette prédominance elle-même est un fait de toute importance en morale utilitaire, parce que les idées et les sentiments plus complexes, étant aussi plus généraux, embrassent naturellement aussi l’intérêt général dans l’intérêt particulier, et l’intérêt particulier dans l’intérêt général. Elle permet donc de faire sortir l’altruisme de l’égoïsme bien entendu, les motifs charitables des motifs égoïstes, et d’opérer tout uniment le passage difficile de la morale individuelle à la morale sociale, sans sortir néanmoins du plus pur utilitarismem.
l – Ibid., p. 92.
m – La mesure de la moralité serait dans la capacité des sentiments complexes et des idées générales. — Napoléon à lui seul est une réfutation de ce sophisme. Il y a des génies égoïstes et des simples d’esprit altruistes.
XIII) La supériorité des motifs et des instincts les plus complexes sur les plus simples, leur confère un droit de contrôle et une valeur propre gui est le germe de l’obligation de conscience.
Ce n’est pas tout. La supériorité des idées et sentiments complexes sur les sentiments et idées simples, ne leur vient pas uniquement de ce qu’ils embrassent l’intérêt général dans l’intérêt particulier. Elle leur vient encore de ce qu’ils se font valoir avec une autorité supérieure. « Considérés comme guides, les pensées et les sentiments auront, dit l’auteur, une autorité d’autant plus grande, que, par leur complexité et leur idéalité, ils s’éloignent davantage des simples sentiments et des simples appétitsn. En effet, la vérité générale que la direction donnée par les plaisirs simples et des peines simples, comme il s’en produit quand on satisfait aux besoins du corps, ne vaut pas la direction donnée par les peines et les plaisirs nés de sentiments complexes idéaux, cette vérité a conduit à penser qu’il fallait mépriser les inclinations provenant du corps. En outre, la vérité générale que la poursuite des satisfactions prochaines est inférieure à la poursuite des satisfactions éloignées, a conduit à croire que les satisfactions prochaines doivent être regardées comme de peu de prixo. La tendance produite par le progrès des idées morales, à condamner l’obéissance aux sensations inférieures quand les sentiments supérieurs protestent, fait naître une tendance à condamner les sentiments inférieurs pris en eux-mêmesp. La vérité générale découverte par l’étude de l’évolution au-dessous de l’homme et dans l’homme, à savoir que pour la conservation de la vie, les sentiments simples, présentatifs, doivent être contrôlés par les sentiments ultérieurs, composés et représentatifs, cette vérité a donc été reconnue par les hommes au cours de la civilisationq. »
n – Ibid., p. 92.
o – Ibid., p. 94.
p – Ibid., p. 96.
q – Ibid., p. 98.
« Sans le dire explicitement, poursuit l’auteur, nous avons ainsi suivi la genèse de la conscience morale, car le trait incontestablement essentiel de la conscience morale, c’est le contrôle de certains sentiments par un ou plusieurs autres sentimentsr. »
r – Ibid.
Voilà donc pour l’embryon de ce que H. Spencer appelle la conscience morale. Elle est d’abord un stimulus, puis un réflexe, puis une tendance instinctive, puis un sentiment, puis une idée émotionnelle, dont les deux caractères sont les suivants : 1° faire rentrer l’intérêt général comme partie intégrante de l’intérêt particulier (opérer le passage de l’égoïsme à l’altruisme) ; 2° accorder à l’intérêt général une supériorité de valeur croissante sur l’intérêt particulier et un droit de contrôle. Mais ce n’est là encore qu’un embryon de conscience morale. Il est susceptible, grâce à l’évolution (toujours la bienvenue), d’un développement beaucoup plus considérable ; il peut et doit se désintégrer, se différencier, s’individualiser, se préciser bien davantage, au point de devenir ce que nous le voyons être dans la vie actuelle de l’humanité : une quantité positive, définie, distincte ; une obligation de conscience dans toute la force que donnent à ce terme les morales absolues, moins l’absolu cependant.
XIV) La représentation habituelle de la conséquence nécessaire de nos actes, et les associations instinctives héréditaires, assurent à la morale contingente du transformisme un équivalent de ce que les morales absolues appellent l’intuition ou le sens moral immédiat.
Ici encore, nous n’aurons qu’à laisser parler l’auteur. Le premier trait qui donne à l’obligation de conscience évolutionniste sa force et sa rigueur, c’est que l’obligation porte, non sur les conséquences accidentelles de nos actes, mais sur leurs conséquences nécessaires. En se fondant et s’appuyant ainsi sur la loi de causalité, l’obligation de conscience ajoute donc à son autorité, l’autorité de la grande loi physique qui régit l’univers. Elle y trouve une force incomparable : « Le motif moral, écrit Spencer, diffère partout des motifs auxquels il est associé, en ce que, au lieu d’être constitué par des représentations de conséquences accidentelles de nos actes, il l’est par des représentations de leurs conséquences nécessairess. »
s – Ibid., p. 105.
Ajoutez à cette première source de force, celle qui lui vient de l’évolution et de l’accumulation héréditaire de centaines de siècles, vous vous rendrez compte de ce qu’un sentiment aussi vague que celui de l’obligation, peut avoir de solide et de tenace : [« Elles [ces représentations des conséquences nécessaires de nos actes] forment, continue l’auteur, un assemblage de représentations indistinctes, accumulées par l’expérience de résultats semblables dans la vie du sujet, superposé lui-même à une conscience encore plus indistincte, mais considérable, due aux effets transmis par l’hérédité, d’expériences analogues [sous-jacentes] faites par les devanciers ; le tout forme un sentiment à la fois vague et solidet. »
t – Ibid., p. 105.
Telle est la force de l’évolution, telle est l’importance et tel est le rôle de la transmission héréditaire dans la formation de l’obligation de conscience, que celle-ci en arrive à posséder, sinon un équivalent, au moins un analogue de ce que les morales absolues appellent l’intuition morale. Cet analogue de l’intuition morale a pratiquement les mêmes attributs, en ce que l’obligation de l’utilitarisme évolutionniste peut n’avoir point de bases appréciables dans l’expérience même du sujet. « Je crois, écrit Spencer à Stuart Mill, que les expériences d’utilité, organisées et consolidées à travers les générations passées de la race humaine, ont produit des modifications nerveuses correspondantes, qui, par une accumulation et une transmission continues, sont devenues en nous certaines facultés d’intuition morale, certaines émotions correspondant à la conduite bonne ou mauvaise, qui n’ont aucune base apparente dans les expériences individuelles d’utilitéu. »
u – Lettre à Stuart Mill, Ibid., p. 107.
XV) L’abstraction de ce que les motifs d’action ont de différent, la synthèse de ce qu’ils ont de commun, donne le sentiment du devoir dans son unité ; son autorité ou sa valeur lui vient du contrôle que l’expérience accorde aux motifs éloignés et complexes sur les motifs simples et prochains.
Pour que l’obligation, de conscience, ainsi constituée, devienne quelque chose de distinct et de défini, une quantité fixe et délimitée, dans la vie humaine ; bref, l’équivalent complet de ce qu’elle est dans les morales absolues, il suffit désormais de l’élever à ce point d’abstraction où toutes les différences particulières tombent pour ne laisser subsister qu’un attribut commun. Or c’est le propre du progrès évolutif de conduire à de semblables abstractions. « En groupant, dit Spencer, les sentiments représentatifs décrits plus haut, qui, différents entre eux à d’autres égards, ont un élément commun, et en effaçant leurs éléments dissemblables, on rend cet élément commun relativement appréciable et l’on en fait un élément abstrait. Ainsi se produit le sentiment [spécifique] du devoir [non plus des devoirs] ou l’obligation morale [spécifique, — non plus les différentes obligations particulières]v. »
v – Ibid., p. 109.
Voilà donc l’obligation de conscience ramenée a son unité ; non pas à une unité absolue, sans doute, mais néanmoins à une unité suffisante pour qu’elle puisse jouer son rôle comme telle dans la conduite, et qu’on en puisse parler comme telle. Il ne lui manque plus qu’une chose, savoir le caractère de l’obligation proprement dite, une sanction obligatoire, un mode obligatoire ; en d’autres termes, qu’elle soit susceptible de fournir des jugements de valeur. Les jugements de valeur (Werth Urtheile), comme l’a fort bien remarqué Kant, sont distinctifs de l’impératif catégorique. Les jugements de quantité sont propres à la pensée dialectique et à la sensation ; les jugements de qualité intéressés sont propres à la sensation lorsque la qualité se mesure à l’utilité ; les jugements de valeur, c’est-à-dire des jugements de qualité désintéressés de toute utilité, sont seuls proprement moraux. — Il semblerait, à première vue, que l’utilitarisme devrait renoncer d’emblée au privilège d’émettre de semblables jugements ; que son effort atteint ici sa limite. — Il n’en est rien. Notre philosophe est trop soucieux de cette dernière prérogative pour la laisser échapper. Il sent si bien que l’obligation dont il démonte (ou peut-être dont il invente) le mécanisme, doit, pour être acceptée, réaliser tous les caractères (sauf un : l’absolu, la transcendance) de celle qu’il supplante, qu’il cherche à lui attribuer encore celui-là. Et voici comment il s’y prend pour opérer le passage des jugements de qualité utilitaires aux jugements de qualité morale, c’est-à-dire aux jugements de valeur. Vous apprécierez sans peine la réussite ou l’échec de sa tentative : « Des expériences accumulées ont produit la conscience que la direction donnée [à la conduite] par des sentiments qui se rapportent à des résultats éloignés et généraux, fait mieux parvenir au bien-être que la direction donnée par des sentiments dont la réalisation est immédiate… L’idée d’une valeur pour la direction de la conduite s’est donc associée à celle des sentiments qui ont les caractères idéaux et représentatifs ; il en résulte que les sentiments inférieurs et plus simples sont sans autorité. Cette idée de valeurw est un élément de la conscience abstraite du devoirx. »
w – De valeur, oui, mais quelle valeur ? C’est trop insolemment jouer sur les mots ! C’est encore utilité qu’il fallait dire.
x – Ibid., p. 109.
XVI) A la sanction interne et subjective s’ajoute la sanction sociale, politique et religieuse des effets de nos actes. Cette sanction extérieure augmente encore et fortifie l’autorité de l’obligation ainsi formée, et achève de lui impartir une existence et une efficacité distinctes.
Et ce n’est pas tout. L’autorité, la valeur, la valeur autoritative de l’obligation n’est pas constituée seulement par ce que Spencer appelle ce les représentations mentales des effets intrinsèques des actions », c’est-à-dire par tout ce que nous venons de dire ; elle se base encore sur « les représentations mentales des effets extrinsèques des actions », par où il faut entendre la sanction sociale de nos actions : les pénalités politiques, religieuses et civiles, lesquelles, par une curieuse coïncidence (coïncidence que l’auteur explique dans son étude du côté sociologique de la morale, dans laquelle nous nous dispensons d’entrer), s’accordent à subordonner les satisfactions prochaines aux satisfactions éloignées, et joignent au sentiment interne de l’obligation l’appui d’une sanction externe, d’une coercition extérieure qui n’est pas sans exercer sur la première et à la longue, une influence considérable. — Cette influence, à laquelle il faut attribuer les mêmes prérogatives héréditaires et évolutives, achève de conférer à l’obligation une autorité distincte, de laquelle procèdent naturellement des jugements de valeur.
Nous sommes, sans contredit, en présence de l’effort suprême tenté par l’utilitarisme moderne pour rendre compte du phénomène d’obligation. Il est difficile de penser que l’on arrive jamais à fournir un équivalent plus complet de l’impératif de conscience nécessaire à la morale. Grâce à un pur instinct que nous devons à l’hérédité, et qui est le résultat de siècles d’expériences, nous en venons à nous sentir obligés à l’altruisme. Sans avoir recours à aucun absolu — ce qui est le grand objectif. — L’utilitarisme évolutionniste, héritier de tous ses prédécesseurs, espère résoudre de la sorte les difficultés pratiques que les utilitarismes antécédents, celui de Bentham et même celui de Stuart Mill, n’avaient pas pu résoudre. La difficulté était de donner pour mobile à la conduite morale, plus et mieux qu’un calcul d’intérêt, plus et mieux qu’une frêle association d’idées, savoir : une tendance effective et permanente, un instinct solide et puissant, en un mot, une autorité efficace, immédiate et vivante, à la pression de laquelle la volonté pût obéir spontanément et fût en quelque sorte obligée de se rendre. — Et il semble, en effet, que la difficulté est vaincue, que le problème est résolu. La morale absolue voit son principe essentiel, l’obligation, — revendiqué par la morale contingente, — passer à l’ennemi.
XVII) La part de vérité de la morale évolutionniste se résume dans ce mot de Pascal : « L’habitude est une seconde nature » ; sa supériorité sur les morales abstraites et individualistes est de donner une portée morale aux grandes lois physiques, biologiques et sociologiques qui sont les conditions d’existence de l’animal humain.
Est-ce à dire que nous rendions les armes ? Nullement. Il nous paraît qu’il y a dans l’obligation de l’évolutionnisme utilitaire autant de vrai que de faux. Il y a du vrai, beaucoup de vrai, nous nous plaisons à le reconnaître. La vérité contenue dans l’explication évolutionniste du fait de conscience morale est trop considérable pour que nous soyons tenté d’envelopper toutes ses parties dans une même condamnation. Qui osera nier, par exemple, que l’hérédité, l’éducation, l’expérience individuelle et collective, le milieu ambiant actuel et le milieu antécédent ne façonnent et ne pétrissent tellement l’individu, ses aptitudes, ses facultés, ses dispositions morales et intellectuelles, qu’ils arrivent, en effet, à lui créer comme une seconde nature, dont l’influence sur sa conduite morale est aussi considérable qu’évidente ? Qui osera nier même qu’il n’y ait dans les lois de l’organisme cosmique, et particulièrement dans les lois de l’organisme biologique, une série combinée de relations et de rapports tellement nécessaires à l’existence, qu’ils constituent en quelque sorte la base subconsciente, le fondement instinctif de ce qui deviendra plus tard la loi morale ? — Il faut être aveugle pour ne le point voir ; imbécile pour ne le point accorder. Et c’est ici, selon nous, qu’est la vraie portée, la vraie signification des tentatives contemporaines de morale scientifique. Elles ont cessé d’être abstraites. Elles ont enfin placé l’homme dans son cadre réel. Elles ont accordé à la nature, d’où l’homme procède, par évolution, son immense importance sur la conduite de la vie. Elles ont élargi la morale en y faisant contribuer tous les phénomènes physiques et biologiques qui ont dans l’existence humaine une si profonde répercussion. Elles ont montré que les progrès de la morale dépendent pour une large part des progrès de la connaissance de l’univers, et qu’il y a tel impératif de conscience, dont la donnée première se trouve contenue dans un phénomène aussi brutal que la gravitation, par exemple, ou dans une nécessité aussi fatale que la nutrition et la reproduction. Tout cela est fort important ; et nous accordons tout cela.
Mais cela étant accordé, l’explication de l’évolutionnisme utilitaire rend-elle compte de la totalité du fait moral et de son caractère spécifique ? Ne lui en échappe-t-il pas une part, qui serait peut-être, non la plus manifeste, mais la plus essentielle ? — Nous n’hésitons pas à l’affirmer. Sans entrer ici dans les détails d’une réfutation complètey, voici cependant les objections capitales auxquelles il nous semble difficile que l’évolutionnisme utilitaire réponde victorieusement.
y – On la trouvera faite de main de maître par Guyau, La morale anglaise contemporaine, p. 325 et suiv.
XVIII) La critique de la théorie est dans sa propre apparition : en dévoilant la formation et la nature d’un instinct qui n’est efficace qu’à la condition de rester inconscient, elle le ruine ; en assignant pour but à l’évolution le passage de l’instinct à la pensée, elle assigne pour terme à la morale le retour à l’égoïsme bien entendu de Bentham.
Il réduit en somme l’obligation de conscience à un instinct héréditaire. C’est dans l’obéissance à cet instinct que l’homme agit moralement. L’individu est obsédé, entraîné par une tendance altruiste irresponsable et dont les origines le dépassent de toutes parts. A cela il n’y a rien à dire aussi longtemps que l’homme n’a point analysé cette obsession, ne s’est point expliqué l’origine et la nature de cet entraînement. L’instinct et l’obsession agissent, c’est le principal.
[« L’explication que M. Lévy-Brühl donne de l’obligation, reproduit celle des moralistes empiriques. On y voit tout simplement une superstition. Oh ! une superstition au sens étymologique du mot, mais enfin une superstition. Dans notre conscience, assure-t-il, « tout ou à peu près tout est superstitieux, puisque tout y est un héritage du passé, et d’un passé qui remonte parfois au delà de l’histoire ». Les sentiments moraux, constatés dans une société donnée, doivent être, malgré les apparences, tenus « pour collectifs en principe, et pour liés aux croyances, aux représentations, aux passions collectives qui se maintiennent dans cette société depuis un temps indéfini ». Jadis, telles croyances conscientes entraînaient telles actions : actuellement les croyances sont oubliées, disparues depuis de longs siècles, aussi insaisissables pour nous que les globules du sang du mammouth dont on retrouve aujourd’hui le squelette ; on continue néanmoins de sentir qu’il faut accomplir la même action ; et comme l’action ne se légitime pas à l’esprit par sa cause et son principe, l’impulsion que l’on éprouve à l’accomplir prend quelque chose de mystérieux, d’impératif, d’absolu. Comme nous sommes hors d’état à la fois de nous expliquer à nous-mêmes ce sentiment moral et de ne pas l’éprouver très vivement, tellement que nous serions suspects à autrui et dégradés à nos propres yeux, si nous cessions de le ressentir, ce sentiment moral collectif nous paraît s’imposer purement et simplement, au nom de la conscience, et avec une autorité qui prétend se suffire à elle-même, et voilà l’obligation. L’obligation a pour père l’oubli. — Toutefois, M. Lévy-Brühl lui-même est bien forcé de convenir que sa thèse n’est pas précisément démontrée par la science. Mais il intime à la science l’ordre de la démontrer. « Il faut, dit-il, que la science établisse peu à peu que, si nous regardons telle façon d’agir comme obligatoire et telle autre comme criminelle, c’est, le plus souvent, en vertu de croyances dont nous avons perdu jusqu’au souvenir, et qui subsistent sous la forme de traditions impérieuses et de sentiments collectifs énergiques ». — On saisit ici sur le vif l’a priori qui cherche à influencer la science. » (H. Bois, La morale de l’intérêt et la science des mœurs, Foi et vie, 5 février 1905.)]
Mais l’individu leur restera-t-il soumis une fois qu’il aura su ce qu’ils sont et ce qu’ils valent ? Ils n’obligent, en effet, que par une sorte d’illusion qui leur est propre. Analysés et ramenés à leurs éléments constitutifs, ils ne contiennent plus l’ombre d’autorité obligatoire, ils cessent aussitôt d’obliger. Or, en cessant d’obliger, ne cesseront-ils pas d’agir sur l’individu ? de lier l’individu ? Comment le repentir, ou le remords, ou le devoir, conserveraient-ils une influence quelconque sur un individu qui en connaîtrait le mécanisme et en décomposerait l’illusion ? Le mécanisme une fois connu, l’illusion une fois évanouie, il ne reste qu’un calcul d’intérêt et nous retombons dans la morale de Bentham. Et qui sait même si ce calcul n’aboutira pas en sens inverse de l’instinct ? ne démontrera pas l’entraînement altruiste une duperie ? Nous croyons qu’il le fera dans la plupart des cas. — L’évolutionnisme utilitaire a donc contre lui sa propre apparition. Il ruine, en l’expliquant, une puissance qui ne garde son empire qu’à la condition de demeurer inexpliquée.
Mais il y a plus. Le progrès, selon l’évolutionnisme, consiste dans un passage continuel de l’inconscient au conscient, de l’instinct à la pensée. L’individu, l’homme, l’humanité, progressent dans la mesure où ils pénètrent des activités instinctives d’intelligence et de pensée, c’est-à-dire dans la mesure où ils dissolvent l’instinct et le remplacent par la raison. Placer l’obligation dans un instinct moral, c’est donc le vouer à une destruction correspondante aux progrès du sujet moral. En sorte que la morale évolutionniste se trouve dans la fâcheuse posture d’être le produit d’une évolution qui doit la dissoudre. Le terme de l’évolution sera la fin de la morale, ou du moins de son principe effectif. L’utilitarisme mâtiné d’altruisme que prêche H. Spencer, fera retour à sa véritable origine : à l’égoïsme pur et simple d’où il il est parti, et dont on lui apprend qu’il est constitué.
Cela est logique, mais ce n’est pas rassurant. Et il est en tous cas contradictoire de poser dans l’anéantissement de la morale, le but final d’une morale dont on a commencé par reconnaître que ses progrès correspondent au progrès général de l’évolution.
XIX) La définition spencérienne de l’obligation ne correspond pas à sa vraie nature : c’est une tentation à l’altruisme, c’est-à-dire une passivité du sujet cédant à la pression d’une force naturelle immanente ; ce n’est pas une obligation, c’est-à-dire une activité du sujet se réalisant à l’appel d’un droit transcendant.
Notre seconde objection est au fond déjà contenue dans ce qui précède. Nous la posons sous forme interrogative, laissant à chacun le soin d’y répondre. La tendance, l’instinct, l’obsession altruiste dont on veut faire une obligation de conscience, obligent-ils en réalité ? En sont-ils capables ? Est-il en eux de produire le sentiment spécifique de l’obligation ? La compulsion, oui ; une certaine contrainte organique, un certain contrôle, une certaine impulsion biologique, oui encore. Mais tout cela est-ce de l’obligation ? N’est-ce pas précisément ce qu’on a toujours distingué de l’obligation, ce qu’on lui a toujours opposé sous le nom d’entraînement, d’instinct, d’impulsion ? — Car enfin, lorsque je lutte contre le mal, je lutte contre un entraînement, contre une impulsion, contre un instinct, qui ne diffèrent pas seulement de l’obligation parce qu’ils sont mauvais tandis qu’elle est bonne ; ils en diffèrent encore parce qu’ils sont autres que l’obligation, d’autre nature, d’autre modalité. Ils se font valoir différemment. Leur mode est la compulsion, ou l’impulsion, et repose sur la passivité du sujet, c’est-à-dire, au fond, sur une inertie mise en œuvre mécaniquement par le déterminisme de motifs contraignants. Le mode de l’obligation au contraire est celui de l’obligation, c’est-à-dire d’un libre consentement de soi-même à soi-même, — libre, dis-je, et actif ; il lui est spécial à ce point qu’il n’y a qu’un mot dans la langue pour l’exprimer ; et ce mode repose sur l’activité du sujet ; il implique la liberté. Lorsque je cède à l’instinct, à l’entraînement ou à l’impulsion, je n’ai pas le sentiment de m’affranchir, mais celui de céder, c’est-à-dire de m’abandonner, de m’asservir à mon intérêt. Lorsque j’obéis à l’obligation, je n’ai pas le sentiment de m’abandonner, mais de m’affranchir ; de m’affirmer et de me réaliser dans ce qu’il y a de meilleur, de plus haut, de plus noble en moi, c’est-à-dire de plus désintéressé. (Il n’y a de liberté que dans le désintéressement ; or, le désintéressement n’existe nulle part, et ne peut exister nulle part chez Spencer.) Cette différence, qui est capitale, l’évolutionnisme utilitaire ne la respecte pas ; il l’annule, et en l’annulant il annule du même coup le caractère propre, le caractère spécifique de l’obligation. L’obligation évolutionniste est un instinct, une force organique, empiriquement supérieure aux autres en ce qu’elle est altruiste (plus exactement : en ce qu’elle fait voir l’intérêt particulier dans l’intérêt général), mais non qualificativement différente des autres. C’est toujours l’intérêt, l’utilité, la jouissance, eux-mêmes toujours capables de se résoudre en pur et simple égoïsme. En définissant l’obligation de la sorte, on ne l’a pas définie, on l’a supprimée, parce qu’on a passé à côté de son trait distinctif. En tout cas elle ne répond pas à ce que nous demandions de l’obligation : 1° un motif premier à la formation duquel la volonté ne peut participer ; 2° un motif transcendant (il n’y a rien en elle d’absolu) ; 3° un motif qui inspire et suscite la liberté (la contrainte de l’intérêt est toujours là, même lorsqu’elle est inconsciente).
H. Spencer nous répondrait peut-être que c’est là une affaire de définition et que les définitions sont libres. — C’est justement ce que nous lui contestons. Il ne s’agit pas de liberté, d’arbitraire dans la définition, mais d’exactitude. Il s’agit d’un sentiment réel, à l’égard duquel les définitions ne sont pas libres. Elles sont imposées par la nature même du sentiment dont il s’agit. L’obligation n’oblige pas seulement notre raison pratique, mais encore notre raison théorique. L’attitude qu’elle exige de nous est une attitude totale : une attitude de la conduite et une attitude de la pensée. Elle prend sous son contrôle, non seulement le bien qu’il faut faire, mais la vérité qu’il faut savoir, car cette vérité même participe au caractère du bien. L’obligation nous fait un devoir de la définir conformément à sa nature. Charles Secrétan disaitz : « Nous trouvons en nous-même le sentiment d’un devoir, et, soit librement, soit par l’effet d’une particularité de notre nature, nous nous refusons à expliquer ce sentiment de manière à faire évanouir l’obligation. » Nous disons, plus humblement, que ce refus d’expliquer l’obligation de manière à la faire évanouir, n’est en nous ni l’effet d’un caprice, ni celui d’une particularité de notre nature, mais qu’il est le devoir de tous ceux qui ressentent l’obligation ; et que ce devoir général est un devoir, c’est-à-dire une forme de notre obéissance au principe de tout devoir qu’est l’obligation.
z – Le principe de la morale, p. 169.
XX) L’autorité de l’obligation spencérienne est une autorité de fait, non de droit. Le fait non réalisé n’implique aucun droit violé ; le remords et le repentir — qui impliquent un droit violé — subsistant, restent inexplicables et sont en réalité illégitimes.
Nous disons que la théorie de Spencer n’accorde à l’obligation de conscience, telle qu’elle la conçoit et la formule, aucun droit véritable. Elle lui accorde d’être une force, une énergie, une puissance de fait, rien de plus. A quoi se résume-t-elle ? A ceci à peu près : à « la représentation des conditions sous lesquelles la vie est possible dans l’espèce » ou dans la société, et à « celle d’un certain type d’homme normal adapté à ces conditionsa ». — Cette représentation ou cette idée n’est elle-même que l’épanouissement intellectuel d’un instinct longuement formé par l’hérédité et l’éducation. Tous deux ensemble, idée et instinct, exercent sur nous une pression variable suivant les temps et les individus, — pression que la théorie appelle obligation.
a – Guyau, Éducation et hérédité.
Cette obligation est donc une force, une énergie, celle de l’instinct et celle de l’idée. Et nous disons que cette force ou cette énergie est un fait, et non un droit : qu’elle s’exerce avec le caractère d’un fait, et non avec le caractère d’un droit. — Aussi bien à quoi la mesurera-t-on ? À ses effets uniquement et non à son droit. En d’autres termes : il résulte de la théorie que plus nous aurons l’instinct et l’idée du bien (tel que le définit Spencer), plus nous serons obligés. Au contraire, moins nous aurons en nous l’instinct et l’idée du bien, moins nous serons obligés. — Ce qui revient à dire que le devoir n’a pas sur nous des droits plus grands que ceux de la puissance ou de la force qu’il exerce pratiquement en nous, et que nous ne sommes obligés au bien que dans la mesure où nous le pratiquons.
« Il devient alors absurde de parler de devoirs inconnus, d’obligation violée, car ce n’est plus moi qui dépends du devoir, mais c’est le devoir qui dépend de moi. C’est moi qui l’ai formé, c’est moi qui le forme constamment et il n’a de réalité, d’existence, de valeur, que pour autant que je le pratique. — Une philosophie qui aboutit là, se moque en réalité de la conscience, et ne l’explique qu’après l’avoir vidée de son contenu essentielb. »
b – H. Miéville, La logique et l’expérience morale et religieuse (Feuille centrale de la Société de Zofingue, août 1901).
Car l’expérience dément la théorie, et nous voyons tous les jours la conscience faire le contraire de ce qu’exige la théorie. La conscience n’affirme jamais son droit avec plus d’autorité que dans les cas où ce droit a été violé. — Dans la théorie, la force est la mesure du droit. L’obligation n’exerce un droit que dans la mesure de sa force (instinctive, émotive, intellectuelle). Lors donc qu’elle a été violée, c’est qu’une force contraire plus grande s’est opposée à elle ; son autorité, qui n’était qu’une autorité de force ou d’influence, a été vaincue par une autre force ou une autre influence. Et c’est tout. Il faut constater le fait ; on peut le regretter, il peut vous en cuire ; mais s’en repentir, en avoir du remords est impossible et serait absurde. Et cependant, l’expérience l’atteste, nous en avons du remords et du repentir. Même nous assistons à ce spectacle qu’un homme devenu odieux par le crime, devient grand par le repentir. Et quelque chose nous suggère qu’un coupable qui se repent, est plus noble, plus humain, plus vrai qu’un propre juste satisfait, — à plus forte raison qu’un utilitaire qui cherche ou regrette son intérêt. — D’où cela vient-il ? si ce n’est d’une donnée de l’obligation dont la théorie spencérienne ne rend pas compte et ne peut rendre compte : l’autorité d’un droit souverain.
XXI) La nécessité d’agir sans finalité démoralise. Une finalité immédiate à nos actes ne suffit pas. Il y a dans la conscience morale les gages d’une finalité transcendante à laquelle la morale spencérienne ne rend pas raison.
Reprenons la question sous un autre aspect, celui de la finalité. Elle est un besoin absolu de la conscience et de la conduite. Si vous voulez abrutir un homme, le démoraliser sûrement et rapidement, forcez-le à dépenser sa vie, son temps, ses énergies, pour un travail complètement inutile, et qu’il sache inutile (tourner une meule à vide, pour la tourner, comme autrefois certains prisonniers en Angleterre, comme les prisonniers français en Allemagne, les forçats russes en Sibériec). — Mais pour que la vie soit supportable, il ne suffit pas que nos activités particulières aient chacune leur but. (Et, par exemple, il ne suffit pas, Messieurs, vous le sentez tous, qu’en cet instant je sois ici seulement pour lire mon manuscrit, et que vous soyez ici seulement pour l’entendre, sans aucune finalité plus lointaine que celle-là.) Non, il faut que nos activités particulières, et leurs buts particuliers, concourent à une finalité plus lointaine et plus générale ; il faut être assuré que l’ensemble dont nous faisons partie et pour lequel nous travaillons, marche lui-même vers un but. Mais ce but, qui nous l’attestera ? Qui nous donnera la certitude que malgré tout, la vie est un bien, parce qu’elle s’avance au devant d’une fin, parce qu’elle sert à quelque chose ? — Ce n’est pas la nature, qui nous paraît elle-même condamnée à défaire sans cesse ce qu’elle a fait, qui roule dans un cercle sans issue, produisant et détruisant tour à tour ses propres phénomènes. — Ce n’est pas la raison, qui se plie à toute doctrine et justifie tour à tour tous les systèmes et toutes les conceptions. — Il reste la conscience morale et, tout bien considéré, il ne reste qu’elle. L’autorité dont elle use à l’égard de notre vouloir, les résistances mêmes, souvent opiniâtres, que soulèvent en nous ses ordres, nous garantissent que ce n’est pas nous-mêmes qui posons le but de notre vie ; que donc, ce but n’est ni illusoire, ni arbitraire ; mais qu’il s’impose à nous comme venant d’ailleurs que de nous et de plus haut que nous. Reconnaître que le devoir existe et qu’il nous oblige d’une manière transcendante, c’est croire que la vie a un but ; et, sans l’apercevoir nettement, c’est être sûr du chemin qui doit nous y conduire. Et je ne pense pas, à vrai dire, que l’humanité eût souffert ce qu’elle souffre ici-bas, qu’elle eût consenti à tant peiner sur la terre, si elle n’avait vécu de cette certitude confuse, mais inébranlable, que tout cela n’est pas vain et que la fin de toutes choses est une fin transcendante au monde lui-même et à son éternelle vanité.
c – Voir Dostoïewsky, Souvenirs de la maison des morts.
Or, la morale de Spencer supprime cette finalité transcendante qui est le seul espoir et la seule consolation des âmes. La finalité dont elle dispose est une finalité précaire et limitée : celle de l’individu (à condition encore qu’il soit normal et capable, car les infirmes et les malades n’en ont plus aucune) ; — celle de l’espèce, mais sans au delà et même sans avenir prolongé, puisque le rythme inverse au progrès saisira l’univers et détruira tout ce que l’évolution a produit. — La morale spencérienne est, en son fond, une morale de désespoir, une morale anti-humaine. Pourquoi ? Parce qu’elle supprime l’un des facteurs essentiels de l’obligation de conscience : l’autorité transcendante, qui garantit seule une finalité transcendante.
En définitive, et pour conclure : « ou bien le devoir vient de nous et des choses que nous dominons (Spencer) et alors nous en sommes les maîtres, et lorsqu’il nous gêne nous avons droit et intérêt à nous en débarrasser, ce qui détruit toute finalité véritable et contredit l’expérience et la pratique de tous les honnêtes gens ; — ou bien, dans l’absolu de l’obligation morale, nous percevons « la volonté qui veut que dans le monde le bien soit » (Ch. Secrétan), c’est-à-dire qu’au fond de notre être nous percevons un droit divin comme la source première et la raison absolue de notre [et de toute] existenced. »
d – H. Miéville, article cité.
XXII) L’histoire ne confirme pas le développement mécanique, rectiligne et nécessaire de l’évolution morale spencérienne.
Pour terminer, une dernière constatation : le spectacle et les leçons de l’histoire ne s’accordent guère avec le schéma théorique du développement de la moralité humaine à la Spencer. — Les périodes de haute civilisation matérielle et de haute civilisation morale, qui devraient marcher ensemble selon la théorie (puisqu’elles ont une même cause et une même loi) coïncident rarement. Et il est fréquent de voir l’homme redevenir moralement sauvage (au sens de la théorie, c’est-à-dire asservi au plaisir immédiat et égoïste) dans le même temps où il devient raffiné de culture matérielle et même intellectuelle. Et l’inverse est également vrai, collectivement et individuellement. — Ce divorce laisse supposer que le développement moral a une autre cause que celle du transformisme universel. — Et précisément l’histoire de l’Angleterre, patrie de Spencer, présente un exemple qui confirme cette supposition. La moralité (assez haute) de la nation anglaise au xixe siècle a ses origines, tous les historiens sérieux le reconnaissent maintenant, dans quoi ? Dans le réveil religieux de Wesley. Le devoir, l’obligation, leur autorité, leur valeur, leur influence et leur effectivité pratique ont tiré leur force de quoi ? D’une explosion subite de ferveur religieuse. — Or, la religion, c’est le transcendant, c’est l’absolu pénétrant les âmes. L’efficace de la morale, la vertu de l’obligation, dépendrait donc, au moins dans ce cas particulier, du seul facteur qu’ignore et dédaigne Spencer. — Ce cas est-il particulier ? Je ne le pense pas (voir tous les réveils et en particulier la Réformation du xvie siècle). Et ne se confirme-t-il pas dans l’expérience individuelle de milliers et de milliers de chrétiens, qui n’ont pris conscience des réalités de la vie morale, de l’autorité du devoir, que par, dans et à partir de leur conversion religieuse ? — Si cela est vrai, nous sommes conduits vers de tout autres perspectives que celles où nous mène et nous enferme l’utilitarisme évolutionniste, pour comprendre et expliquer l’obligation.
[Tout récemment encore, les journaux britanniques unanimes enregistraient les résultats du mouvement revivalist gallois. Le Daily Mail, par exemple, qui n’est point un organe religieux, faisait les constatations suivantes : « L’autre jour, le président du Bench, à Abercarn, a reçu pour la première fois une paire de gants blancs (c’est-à-dire : pas de procès au rôle). La besogne de la Cour de Merthyr est plus facile qu’elle ne l’avait encore été jusqu’ici ; à Swansea, des gens ont retiré du workhouse leurs parents et se sont chargés de leur entretien. A Cardiff, les cas d’ivresse ont diminué de soixante pour cent ; dans la prison il y a quarante pour cent de moins de prisonniers qu’il n’y en a d’ordinaire. De très anciens débiteurs ont pensé à leurs créanciers et ils ont ou bien éteint leurs vieilles dettes, ou bien pris des mesures pour arriver à le faire », etc.]
XXIII) A l’analyse spencérienne viciée par le double a priori de l’utilitarisme et de l’évolutionnisme, il y a lieu d’opposer une nouvelle enquête, plus objective, sur les éléments constitutifs de l’obligation de conscience.
Mais avant de définir l’obligation telle que nous la ressentons, il nous paraît indispensable d’en constater la présence, non pas seulement telle qu’elle s’impose subjectivement à nous, mais telle qu’elle se manifeste objectivement dans l’humanité. Notre analyse et nos affirmations subséquentes (si nous réussissons à en découvrir la trace comme nous l’espérons) revêtiront ainsi un aspect plus large et plus scientifique. Le procédé que nous suivrons en cette recherche n’est pas autre que celui de nos adversaires : celui de l’induction, le seul qui convienne à la science. Mais nous remplacerons une induction superficielle et fautive, par une induction impartiale et sérieuse. H. Spencer avait un a priori, utilitaire en morale, évolutionniste en science ; nous nous efforcerons de ne point avoir d’a priori ; ou si nous en avons un (car nous en avons un), de ne pas l’introduire dans notre recherche, de conserver notre recherche libre de son influence. La science contemporaine n’emploie à tort une méthode juste que parce qu’elle est atteinte d’une incurable myopie. Son phénoménisme l’aveugle. Ce que les Juifs d’il y a dix-neuf siècles disaient de Jésus-Christ : « Nous savons qui tu es et nous savons d’où tu viense, … celui-ci n’est-il pas le fils de Joseph le charpentierf ? » — la science contemporaine le dit à peu près de l’obligation : elle est fille de l’expérience, elle a pour mère l’évolution, pour père l’hérédité ; elle est un phénomène comme les autres. — Et l’obligation, en effet, est un phénomène, comme Jésus-Christ était un homme. On peut se borner à les connaître tous deux comme tels. Reste à savoir pourtant, s’il ne résulterait pas d’une enquête plus approfondie et plus objective, que les catégories terrestres n’épuisent l’essence ni de l’un ni de l’autre ? — C’est à cette enquête que nous allons nous livrer. Nous ferons, dans un autre domaine, une opération analogue à celle qui, en astronomie, conduisit Leverrier à la découverte de Neptune. Ayant constaté dans le cours des astres des perturbations dont la cause échappait aux calculs de la mécanique céleste, il en conclut à un centre d’attraction encore inconnu qui ne pouvait être qu’une planète nouvelle. Le fait donna raison à son hypothèse. Notre regard à nous se portera sur les faits de la vie sociale. Nous examinerons s’il ne se trouverait pas en eux quelque perturbation secrète dont les causalités purement phénoménales seraient impuissantes à rendre compte, et s’il ne faudrait pas, pour troubler ainsi le cours des existences humaines, conclure semblablement à l’attraction lointaine d’un centre immuable et fixe, celui peut-être autour duquel roulent et gravitent les sphères innombrables des mondes et des âmes.
e – Jean 7.27
f – Luc 4.22