Ce sont d’étranges récits que ceux qui remplissent ces trois chapitres. Rien de plus aisé que d’y trouver des sujets de scandale ; peut-on y puiser aussi de l’édification ? — Jacob sert pendant sept ans pour Rachel. Laban le trompe et lui donne Léa. A côté de celle-ci, il prend Rachel pour femme, et il a en outre des enfants de deux servantes, Bilha et Zilpa. Laban lui refuse son salaire : il trouve moyen, cependant, de se le procurer, en rendant ruse pour ruse. Il s’enfuit enfin avec les siens ; Rachel vole les idoles domestiques de son père, et réussit par un mensonge à empêcher qu’on ne les découvre. Jacob et Laban finissent par se réconcilier et par conclure une alliance.
Un esprit sérieux pourra tirer quelques leçons de la lettre même de cette histoire. Dieu prend en pitié les peines de ceux qui sont, comme Léa, l’objet d’une antipathie imméritée ; il ne méprise pas les pénibles occupations de la vie domestique, auxquelles se livrait Jacob pendant ces vingt ans ; notre travail terrestre lui est agréable, si nous l’accomplissons en regardant en lui. — Mais, à côté de ces vérités utiles, que de pierres de scandale, que nous ne pouvons oublier ! Quiconque lira ces pages dans un esprit profane, y trouvera de quoi nourrir ses pensées impures. L’Ecriture est ainsi faite, qu’un cœur étranger à la foi y trouvera un aliment à son incrédulité et à ses moqueries ; par un juste jugement, la Bible, qui lui était donnée pour son salut, lui deviendra une occasion de chute (Apocalypse 22.11). Le sens charnel ne verra donc ici rien qui s’élève au-dessus des dérèglements de la polygamie mahométane ou des artifices du Juif dégénéré. Mais celui qui cherche sincèrement la lumière de Dieu, trouvera, même ici, de salutaires enseignements. Cette histoire aussi fait partie de ces Ecritures qui sont destinées à nous instruire (Romains 15.4 ; 2 Timothée 3.16).
Il y eut un temps où l’on comprenait mieux qu’aujourd’hui le caractère typique et prophétique de l’Ancien Testament. Le moyen-âge s’est beaucoup occupé de l’interpréter allégoriquement. On voyait alors dans Léa et Rachel la personnification de la vie active et de la vie contemplative, et dans leur histoire la démonstration de la supériorité de cette dernière. Une telle interprétation, fort en place s’il s’agissait de Marthe et de Marie, est ici tout ce qu’il y a de plus arbitraire. Il nous suffira, pour trouver notre édification dans ce récit, de voir dans Jacob le représentant du peuple de Dieu, accomplissant ici-bas une carrière d’exil.
Jacob est banni de la maison paternelle et condamné à vivre parmi les étrangers. Les justes sont ici-bas étrangers et voyageurs. Le peuple chrétien est dans le monde ; mais, à l’exemple de Christ, il n’est pas du monde. Jacob recevant, au commencement de son voyage, la vision de l’échelle, n’est-il pas le type de l’Eglise entrant dans la carrière avec une abondante mesure de lumières et de divines consolations ? Jacob en Syrie ; servant l’avide Laban, mal payé par ce dernier, auquel il est cependant en bénédiction, ne représente-t-il pas l’Eglise sous la domination des princes de ce monde ? Ses vingt ans de service en Mésopotamie sont — comme les 430 ans du séjour en Egypte et les 70 ans de la captivité de Babylone — une image des temps où l’Eglise est dominée par le monde et par la chair. Les côtés tristes de la vie de famille de Jacob pendant cette période, acquièrent ainsi une signification profonde. La polygamie règne dans sa maison ; Rachel est jalouse de Léa ; au culte du vrai Dieu s’allie celui des idoles ; Jacob se fait justice par l’injustice, — autant de choses que la loi de Christ nous apprend à détester et à condamner, — et Dieu est cependant avec cet homme ! Cela est étrange, mais cela ne l’est pas davantage que de ce que Dieu soit demeuré avec la chrétienté dans ses égarements mêmes. Chez les enfants de Dieu aussi, nous voyons la division, les luttes et les rivalités des partis, au lieu d’une seule et unique Eglise de Christ ; l’erreur et la superstition, à côté de la connaissance du vrai Dieu ; une habileté charnelle et la confiance en soi-même, comme chez les hommes du monde. L’histoire politique ne nous offre qu’un spectacle de guerres et de misères ; celle de l’Eglise n’est guère qu’une suite de scandales. Comment l’incrédule ne se plairait-il pas à signaler les profanations dont la faute des hommes a souillé le sanctuaire, et ne s’écrierait-il pas : Est-ce donc là l’Eglise de Dieu ? Les adversaires de Christ trouvent, dans les taches nombreuses de l’histoire de l’Eglise, une raison, ou du moins un prétexte commode à leurs négations et à leurs blasphèmes. Et ce n’est pas seulement aux ennemis de l’Eglise que son histoire et son état actuel sont en scandale, mais à bien des hommes pieux, quoique mal éclairés, aux sectaires, qui disent eux aussi : Cette Eglise n’est pas celle de Christ ; si elle le fût jamais, elle ne l’est plus aujourd’hui ; il n’y a plus rien de divin en elle ; le Seigneur s’en est retiré ; il faut fonder, une nouvelle Eglise !
Nous ne pouvons nier ni excuser les misères de l’Eglise. Est-ce à dire qu’il faille désespérer d’elle, faire cause commune avec les moqueurs, donner raison aux fondateurs de sectes ? Non certes. L’histoire de Jacob est un exemple de la merveilleuse fidélité de Dieu. Il est aisé de prononcer une condamnation sommaire sur lui et sur les siens ; et cependant Dieu était dans cette famille ; elle seule avait la promesse du règne de Dieu. La patience de Dieu veillait sur Jacob, et, à son retour en Canaan, il put dire : « Je suis trop petit pour toutes les grâces et toute la fidélité dont tu as usé envers ton serviteur ! » Il a usé d’une miséricorde plus grande encore envers l’Eglise. Si la cause de Christ n’était défendue que par les hommes, il y a longtemps qu’elle serait condamnée ; si la puissance de Dieu n’avait maintenu l’Eglise, il y a longtemps qu’elle n’existerait plus. Malgré son immense culpabilité, Dieu reste son Dieu, Christ son Chef, le Saint-Esprit son soutien. « Si l’Eternel ne nous eût réservé un faible reste, nous serions comme Sodome, nous ressemblerions à Gomorrhe » (Ésaïe 1.9). Dieu aurait eu le droit de détruire Israël dans le désert, mais Moïse intercède pour lui sur la montagne (Exode 32.10 ; Psaumes 106.23). Le peuple de la nouvelle alliance aurait déjà disparu, si Jésus n’intercédait fidèlement pour nous. Il nous aime, il n’a pas honte de nous ; c’est à sa céleste prière que nous devons d’avoir encore une Eglise que Dieu bénit, et au sein de laquelle nous, habitons dans l’attente de son salut.
C’est donc une vérité consolante que celle qui se révèle à nous dans le type de Jacob. Plutôt que de nous arrêter dans un esprit pharisaïque aux fautes du patriarche, ne convient-il pas de nous rappeler notre culpabilité et de louer tous ensemble la miséricorde de notre Dieu !
L’Ecriture ne cache pas les côtés tristes de la vie des patriarches ; ce serait une piété fausse et mal entendue que de vouloir cacher les crimes ou ménager les abus qui se commettent dans la chrétienté. En celant nos fautes, loin de glorifier la grâce de Dieu, nous l’obscurcissons. Frappons-nous la poitrine, confessons la grandeur de nos égarements et bénissons Celui qui malgré tout, ne s’est pas retiré de son peuple !
Nous avons la ferme persuasion que l’œuvre de Dieu dans l’Eglise ne périra pas, qu’elle subsistera et prospérera jusqu’à sa pleine maturité. Cette assurance ne se fonde ni sur nos vertus, ni sur notre sagesse, mais sur la puissance et la fidélité de Dieu. Ses voies ne tendent pas à la glorification de l’homme, mais à celle de Dieu seul, par la démonstration toujours plus complète de notre indignité et de notre incapacité.
Le séjour de Jacob en Syrie nous suggère d’autres réflexions encore. Au début, il est cordialement accueilli par Laban, et ce dernier est béni à cause de lui. Mais le temps change tout cela. Jacob est asservi, trompé, lésé dans ses droits, exploité. Laban se montre avare et égoïste, tout en se vantant de sa propre justice et en accablant de reproches l’héritier de la promesse. Il en est de Jacob en Mésopotamie comme plus tard de ses descendants en Egypte. Joseph et les siens y avaient été bien reçus ; sa présence avait été une bénédiction pour le pays. Mais nous savons comment ses descendants en furent remerciés plus tard (Exode 1.8 et suivants).
Ce sont là des images du sort qui attend en ce monde la race sainte des disciples du Christ. L’Eglise, partout où elle a été accueillie, a toujours été la plus grande source de bénédictions qu’il y ait eu sur la terre. Depuis qu’elle est tolérée et reconnue, les peuples ont prospéré, même sous le rapport temporel. Leurs mœurs, leur bien-être, leur puissance, ont progressé. C’est sous l’influence du christianisme, que les nations européennes ont acquis une puissance bien supérieure à celle de tous les autres peuples réunis. Mais, de même que Jacob, l’Eglise, après avoir été aimée et honorée, a été, avec le temps, asservie. Il importe davantage aux maîtres de la terre de l’exploiter que de la récompenser. On veut qu’elle élève des sujets soumis, mais on ne eut pas qu’elle fasse prévaloir, dans toutes les directions, la sainte volonté de Dieu, qu’elle proclame la vérité tout entière, qu’elle établisse le règne de Christ pour y prendre part avec lui. L’égoïsme et l’avidité de Laban sont partout ; le monde paie d’ingratitude Christ et les siens ; l’Eglise a à subir ses mépris et ses violences, en sorte qu’à peine peut-elle subsister. Ce que Laban veut, c’est que Jacob soit l’esclave, et non l’héritier.
Il n’en doit pas toujours être ainsi. Le moment vient où Jacob peut reprendre enfin le chemin de la patrie. L’Ange de l’Eternel lui apparaît et loi dit : « Retourne au pays de tes pères. J’ai vu tout ce que te fait Laban. Je suis le Dieu de Béthel. Lève-toi, et retourne au pays de ta naissance.
Les pénibles expériences de Jacob avaient maintenu vivants dans son âme le souvenir de sa patrie et le désir d’y rentrer. Tel est aussi l’effet de l’oppression dont souffre l’Eglise. L’affliction lui fait porter ses regards vers la patrie céleste ; elle comprend qu’elle n’aura de repos que lorsque Christ viendra la chercher. Les serviteurs de Christ ne demandent pas une récompense terrestre ; leur plus grande joie, celle en vue de laquelle ils souffrent et se fatiguent, c’est de voir leur travail porter des fruits dans les âmes. Mais cette joie même ne leur est accordée ici-bas que dans une faible mesure ; ils ne l’auront complète qu’à l’avènement du Seigneur. L’Eglise de Dieu ne jouira du repos que dans la Canaan céleste. Nous devons semer ici avec larmes, pour ne moissonner avec allégresse que dans le futur royaume des cieux. Le fruit de nos travaux et de nos prières sera manifesté que quand Christ lui-même le sera. Il faut qu’il en soit ainsi, pour nous maintenir dans l’humilité et réveiller en nous le vrai mal du pays. Quand Jacob cesse d’être bien vu, que les fils de Laban parlent mal de lui et que Laban lui-même lui montre un visage sévère, le moment du retour n’est plus bien éloigné. Quand l’Eglise ne trouve plus sur la terre un accueil hospitalier et que l’hostilité contre elle y devient prépondérante, l’heure est proche où doit s’ouvrir pour elle le séjour meilleur qui lui est préparé dans la maison du Père. Le Seigneur, qui lui est miséricordieusement apparu aux premiers jours de son pèlerinage, se souviendra de son alliance et se lèvera pour l’introduire dans la Canaan céleste. L’appel à rentrer dans la patrie retentit déjà ; le peuple de Dieu a entendu la voix qui dit : « Consolez, Consolez !… (Ésaïe 11.1). Cet appel ne vient pas de la volonté ou de l’intelligence humaine ; il descend du ciel, et nous pouvons avoir la confiance que le retour s’accomplira heureusement pour l’Église comme pour Jacob.
Obéir à l’appel de Dieu n’était point facile à Jacob. Il savait bien que Laban s’y opposerait de toutes ses forces ; il n’avait ni armes ni guerriers pour se défendre. Fuir avec les siens était une entreprise hardie, et périlleuse ; Laban allait le poursuivre et l’atteindre, et si Dieu ne l’eût arrêté, c’en était fait de Jacob. Il fallait donc à Jacob la foi ; seule elle pouvait lui donner le courage d’essayer ; il l’osa, confiant dans le Dieu Vivant.
Si l’Eglise doit échanger un jour la servitude d’ici-bas contre le céleste héritage, ce sera l’œuvre de la puissance de Dieu. Il faut que nous nous levions ; mais Dieu seul peut nous protéger contre Laban et nous ouvrir Canaan. Aucune force, humaine n’y suffirait : il faut obéir à un appel du Dieu vivant ; et se confier en lui. Si nous rencontrons l’opposition des hommes, résistons — comme Jacob à Laban, comme David à Saül (1 Samuel 24.17-18) — par la douceur ; c’est par elle que Jacob a vaincu et obtenu que Laban le laissât aller en paix.
Retenons enfin, de tout ceci, que notre patrie n’est pas ici-bas. Nous ne sommes pas encore en Canaan. Il ne faut pas que le vide de nos cœurs se comble, que le soupir après ce qui est parfait s’éteigne en nous ! Il ne faut pas guérir du mal du pays ; il ne faut pas désapprendre le saint désir de voir Christ manifesté et d’être unis parfaitement avec lui. Nous travaillons sur la terre étrangère ; que notre cœur soit dans la patrie céleste ! Ne soyons pas paresseux à purifier notre conduite et à développer notre vie spirituelle ! Nous ne sommes mis en route ; nous devons être comme des gens qui ne. pensent plus qu’à arriver. « Que ceux qui usent de ce monde, soient comme s’ils n’en usaient pas ; car la figure de ce monde passe » (1 Corinthiens 7.29-31).