Le monarchianisme patripassien se heurta, à Rome, à deux oppositions : une opposition d’école et une opposition officielle de l’autorité ecclésiastique. D’une part, des docteurs, manifestant une tendance toute contraire à celle de l’hérésie, Tertullien, saint Hippolyte, réfutèrent avec vigueur et succès Praxéas, Epigone, Cléomène, Sabellius ; d’autre part, les papes Zéphyrin et Calliste intervinrent dans le débat pour condamner finalement la nouvelle erreur.
Dire ici en détail la doctrine et les arguments que les premiers opposaient aux patripassiens serait anticiper sur l’exposé que nous devons faire un peu plus loin de leur enseignement. Qu’il suffise de remarquer que cet enseignement, tout en restant correct au fond, tendait cependant, par réaction, à exagérer la distinction du Père et du Fils. Pour réfuter l’erreur monarchianiste, saint Hippolyte et les siens inclinaient manifestement vers l’erreur contraire.
Quant à l’opposition faite au monarchianisme par l’autorité ecclésiastique, elle demande à être étudiée avec soin. Si nous en croyions certains de nos documents, cette opposition n’aurait, au fond, jamais existé, et les évêques de Rome, Victor, Zéphyrin et Calliste auraient favorisé ou même professé l’hérésie.
La chose, pour le pape Victor, est insinuée par Tertullien (Adv. Prax., 1), et affirmée sans détour par l’auteur du catalogue héréséologique qui termine le traité De praescriptione, — le Pseudo-Tertullien, comme on le nomme communément : « Sed post hos (haereticos) omnes etiam Praxeas quidam haeresim introduxit, quam Victorinus corroborare curavit » (25). Il n’y a pas lieu cependant de s’arrêter longtemps à l’examen de cette accusation. Elle est très vague dans Tertullien, elle vient d’un anonyme dans le catalogue. La leçon même Victorinus ne désigne pas Victor si elle est exacte, et, si elle est une altération, il se peut qu’elle désigne Zéphyrin. Les Philosophoumena ne font aucun reproche à Victor, et l’on comprendrait fort bien d’ailleurs, qu’ayant reçu de Praxéas, dans l’affaire du montanisme, un utile conseil, ce pape lui ait témoigné d’abord de la bienveillance, et ne l’ait pas repris d’une erreur que l’hérétique n’a dû développer que plus tard. C’est assez pour qu’on écarte du débat qui va suivre le nom et la mémoire de Victor.
Mais pour Zéphyrin et Calliste, les accusations des Philosophoumena sont précises. Le premier, rapportent-ils, favorisait l’hérésie. Il permit d’abord d’aller entendre les nouveaux docteurs ; puis il professa lui-même leur doctrine : « Je ne connais qu’un Dieu, disait-il, Jésus-Christ, et en dehors de lui aucun autre, qui est né et qui a souffert. Et il ajoutait : Ce n’est pas le Père qui est mort, mais le Fils : ce qui causait dans le peuple de continuelles disputesa »
a – Philosoph. IX, 11 : ἐγὼ οἶδα ἕνα ϑεὸν Χριστὸν Ἰησοῦν, καὶ πλὴν αὐτοῦ ἕτερον οὐδένα γενητὸν καὶ παϑητόν. ποτὲ δὲ λέγων. οὐχ ὁ πατὴρ ἀπέϑανεν, ἀλλὰ ὁ υἱός, οὕτως ἄπαυστον τὴν στάσιν ἐν τῷ λαῷ διετήρησεν.
Quant à Calliste, après nous avoir donné de sa vie antérieure un récit au moins tendancieux, l’auteur des Philosophoumena nous le montre, devenu le diacre de Zéphyrin. allant d’un parti à l’autre, paraissant être de l’avis de tout le monde, mais en réalité favorable à l’erreur, pervertissant notamment Sabellius qu’il ramenait vers Cléomène, et traitant de dithéistes les docteurs orthodoxes.
Cependant, continue saint Hippolyte, Zéphyrin mourut (217) et Calliste lui succéda. Combattu par de puissants adversaires, étroitement surveillé et plus en vue que jamais, le nouveau pape sentit qu’il fallait rompre avec les patripassiens, et condamna Sabellius. Mais il n’était pas sincère, et comme Sabellius le poursuivait de ses reproches, il imagina une modification de son ancienne erreur. Suit l’exposé de ce monarchianisme modifié dont j’ai déjà donné une idée d’après Tertullien, et que Mgr Duchesne ramène aux points suivants : « 1° En dehors de l’incarnation, la différence entre le Père elle Fils est purement nominale. 2° L’incarnation est la raison de la différence réelle : dans Jésus-Christ, l’élément visible et humain, c’est le Fils ; l’élément invisible et divin, c’est le Père. 3° L’union de ces deux éléments est assez intime pour qu’on affirme qu’ils ne forment qu’un seul être, pas assez pour que le Père, c’est-à-dire l’élément divin, ait souffert : il n’a fait que compatir. »
Ces accusations contre Zéphyrin et Calliste reposent, observons-le bien, sur la seule autorité des Philosophoumena, et l’antipape qu’a été leur auteur avait de bonnes raisons pour n’aimer ni Zéphyrin, qui avait fait la fortune de Calliste, ni surtout Calliste regardé comme pape légitime. Les formules reprochées au premier sont d’ailleurs trop peu explicites pour qu’on les puisse qualifier : en soi elles sont orthodoxes, et la seconde rejette formellement le patripassianismeb.
b – Remarquons bien en effet que les Philosophoumena ne reprochent pas à Zéphyrin d’avoir soutenu le monarchianisme sous sa forme modifiée : cette modification ne s’est produite que plus tard.
Quant à Calliste, deux choses sont certaines : il a traité les partisans de l’école trinitaire de dithéistes, et il a condamné Sabellius ; mais il a seulement repris les premiers, il leur a montré le terme dernier de leur tendance — et cette tendance explique qu’il ait d’abord détourné d’eux Sabellius, — tandis qu’il a formellement ensuite condamné celui-ci. L’a-t-il fait par pure politique, et a-t-il vraiment soutenu le système que lui prêtent les Philosophoumena ? Il est bien remarquable que Tertullien, qui n’aimait pas Calliste et qui lui a reproché bien d’autres choses, ne l’en accuse pas. Le témoignage de l’auteur des Philosophoumena est isolé et c’est celui d’un ennemi personnel. Il n’est corroboré par aucun vestige, qui soit resté dans la doctrine romaine du temps, d’un enseignement modaliste quelconque. Dans ces conditions, on ne saurait l’accepter comme l’expression de la simple et pure vérité. Jusqu’à nouvel ordre et en se basant uniquement sur les faits, Calliste doit être considéré comme orthodoxe.
Le monarchianisme ne paraît pas d’ailleurs, après la condamnation dont il fut l’objet, avoir conservé à Rome ni en Occident des partisans bien nombreux. Saint Épiphane (Haer. lxii, 1) dit cependant qu’il y avait de son temps des sabelliens à Rome, et Marangoni avait trouvé, en 1742, près du cubiculum de saint Calliste, une inscription semblant indiquer qu’il y avait là, au ive siècle ou plus tôt, un lieu de sépulture pour les hérétiques. Mais ces faits ne sont que des exceptions à une situation générale. C’est surtout en Orient et en Égypte que se conserva et se perpétua le sabellianisme.
[L’inscription en mosaïque, accompagnée du monogramme constantinien, se trouvait auprès d’une peinture représentant le Christ entre saint Pierre et saint Paul. Elle portait : Qui et filius diceris et pater inveniris. Cette inscription est perdue et l’on n’en a pas de reproduction.]