Les écrits de saint Augustin contre les donatistes avaient mis en lumière cette vérité5 que l’Église visible est un corpus mixtum, un champ où l’ivraie est mêlée au bon grain. Cette doctrine continue à être professée en Afrique par saint Fulgence, à Rome par saint Grégoire qui la transmet à saint Isidore de Séville. Au ciel, remarque saint Grégoire, il n’y a que des justes ; dans l’enfer il n’y a que des méchants ; mais l’Église de la terre contient des uns et des autres : « In hac ergo Ecclesia nec mali sine bonis, nec boni sine malis esse possunt. » Cela n’empêche pas cette Église d’être le corps de Jésus-Christ, de ne former avec lui, suivant l’expression de saint Prosper, qu’un seul homme : « Caput et corpus, Christus et Ecclesia unus homo, unus est Christus. »
Aussi, comme le Christ est la source de toute vérité et de toute grâce, ne trouve-t-on que dans l’Église la vérité religieuse et la grâce de la sanctification et du salut. Elle est chargée d’enseigner les hommes, de les diriger vers le ciel, et elle le fait infailliblement ; elle est la dépositaire et la dispensatrice des dons divins fruits de la rédemption, et on ne les reçoit utilement que de ses mains. Écoutons la belle apostrophe de Cassiodore :
« O vere sancta, o immaculata, o perfecta mater Ecclesia quae, divina gratia largiente, sola vivificas, sola sanctificas… cuius piae confessioni nihil addi, nihil minui potest… sola inoffenso fidei cursu sine periculo diluvii constanter enavigas, nec ullis erroribus aquiescis… Nescis loqui nisi quod expedit credi. »
Avant lui, saint Fulgence avait écrit avec plus de rigueur :
« Extra Ecclesiam catholicam nullus accipit indulgentiam peccatorum… Extra hanc Ecclesiam nec christianum nomen aliquem iuvat, nec baptismus salvat, nec mundum Deo sacrificium offertur, nec peccatorum remissio accipitur, nec aeternae vitae felicitas invenitur. Una est enim Christi Ecclesia, una columba, una dilecta, una sponsa. »
Donc, en dehors de l’Église, ni les bonnes œuvres et les aumônes ne sont utiles et fructueuses, ni le martyre lui-même ne saurait être couronné ; c’est-à-dire que hors de l’Église il n’y a point de salut. Saint Fulgence le réaffirme dans ce texte classique : « Firmissime tene et nullatenus dubites quemlibet haereticum sive schismaticum in nomine Patris et Filii et Spiritus sancti baptizatum, si Ecclesiae catholicae non fuerit aggregatus, quantascumque eleemosynas fecerit, etsi pro Christi nomine etiam sanguinem fuderit, nullatenus posse salvari. »
Au moment où nous sommes, cette Église en Occident avait commencé à ouvrir son sein aux multitudes barbares qui envahissaient l’empire. Du morcellement des régions qui obéissaient autrefois aux romains, et de la formation de nouveaux royaumes indépendants résulta un arrêt dans le mouvement de concentration qui, depuis un siècle surtout, allait à resserrer, au point de vue ecclésiastique, les liens qui unissaient à l’Église romaine les églises particulières. L’opposition au Ve concile général et aux décisions de Vigile, qui au vie siècle entraîna dans le schisme des provinces entières, est un fait qu’on ne saurait non plus négliger quand on se demande quelle notion avaient exactement de la primauté romaine les évêques récalcitrants. Mais enfin, et quelles qu’aient été les défaillances particulières, cette primauté était sans discussion acceptée par tout l’Occident. Il était entendu que, dans les questions de dogme et de discipline générale, les décisions du pape faisaient autorité ; que ses décrétales avaient force de loi comme les canons des conciles ; que Rome était le centre de l’unité de l’Église, et que seulement dans la communion avec le siège apostolique pouvait se conserver l’intégrité de la foi et de la vie chrétienne. Pierre a été constitué par Jésus-Christ le fondement et le chef de l’Église universelle, son maître et son docteur infaillible, et Pierre vit et parle toujours en ses successeursa.
a – C’est au vie siècle que l’on commence à réserver à l’évêque de Rome l’appellation de pape, décernée jusqu’alors presque indistinctement à tous les évêques. Au viie siècle cette coutume prévaut complètement, en Occident du moins.
[Ces affirmations de Tixeront faisant de Pierre le fondement de l’église aussi bien que son docteur infaillible, sont grossièrement politiques et sans aucun appui scripturaire. Tout étudiant sérieux du N.T. sait que lorsque Jésus-Christ dit à Pierre : « Et moi aussi je te dis que tu es Pierre et que sur ce roc-là je bâtirai mon Église », le mot grec pour ce roc-là (πέτρα) est différent du nom Pierre (Πέτρος), et qu’il se rapporte, dans le contexte, à la confession de foi en la divinité de Jésus-Christ que Pierre vient de faire. Quant à sa prétendue infaillibilité, on sait ce que l’apôtre Paul en pensait, et Pierre lui-même : « Mais lorsque Pierre (Céphas) vint à Antioche, je lui résistai en face, parce qu’il était répréhensible. » (Galates 2.11) « C’est ce que Paul fait dans toutes les lettres où il parle de ces choses ; il s’y trouve certes des points difficiles à comprendre… » (2 Pierre 3.16). La supposée succession apostolique ininterrompue des évêques de Rome à partir de Pierre, comme vicaires de Jésus-Christ, n’a d’autre existence que dans l’imaginaire catholique ; elle se heurte tant à la réalité historique, qui a vu plusieurs fois le siège romain vacant, ou plusieurs papes en concurrence, ou des papes fornicateurs et meurtriers, qu’à l’esprit de Jésus-Christ qui a dit : « Vous savez que les chefs des nations les tyrannisent, et que les grands les asservissent. Il n’en sera pas de même au milieu de vous. » (Matthieu 20.25-26) ThéoTEX]
Ces idées et ces expressions se retrouvent un peu partout chez les auteurs que nous étudions, par exemple chez saint Pierre Chrysologue, chez Maxime de Turin, chez saint Fulgence, chez Bède ; mais elles ont été surtout magnifiquement développées par saint Léon et saint Grégoire. Qui ne connaît ces périodes d’une sérénité si large, dans lesquelles le premier expose toute l’économie de l’évangélisation du monde et du gouvernement de l’Église :
« Divinae cultum religionis, quem in omnes gentes omnesque nationes Dei voluit gratia coruscare, ita Dominus noster Iesus Christus humani generis salvator instituit, ut veritas, quae antea legis et prophetarum praeconio continebatur per apostolicam tubam in salutem universitatis exiret… Sed huius muneris sacramentum ita Dominus ad omnium apostolorum officium pertinere voluit, ut in beatissimo Petro omnium apostolorum summo principaliter collocarit ; et ab ipso quasi quodam capite dona sua velit in corpus omne manare, ut exsortem se mysterii intellegeret esse divini qui ausus fuisset a Petri soliditate recedere. Hunc enim in consortium individuae unitatis assumptum, id quod ipse erat voluit nominari dicendo : Tu es Petrus et super hanc petram aedificabo ecclesiam meam (Matthieu 16.18) ; ut aeterni templi aedificatio mirabili munere gratiae Dei, in Petri soliditate consisteret : hac Ecclesiam suam firmitate corroborans, ut illam nec humana temeritas posset appetere nec portae contra illam inferi praevalerent ». — « Manet ergo, dispositio veritatis, et beatus Petrus in accepta fortitudine petrae perseverans, suscepta Ecclesiae gubernacula non reliquit. Sic enim prae caeteris est ordinatus ut, dum petra dicitur, dum fundamentum pronuntiatur, dum regni caelorum ianitor constituitur, dum ligandorum solvendorumque arbiter, mansura etiam in caelis iudiciorum suorum definitione praeficitur, qualis ipsi cum Christo esset societas per ipsa appellationum eius mysteria nosceremus. Qui nunc plenius et potentius ea quae sibi commissa sunt peragit… In universa namque Ecclesia Tu es Christus Filius Dei vivi quotidie Petrus dicit, et omnis lingua quae confitetur Dominum magisterio huius vocis imbuitur… His itaque modis, dilectissimi, rationali obsequio celebratur hodierna festivitas, ut in persona humilitatis meae ille intellegatur, ille honoretur, in quo et omnium pastorum sollicitudo cum commendatarum sibi ovium custodia perseverat, et cuius dignitas etiam in indigno haerede non deficit. »
Saint Grégoire ne parle pas cette belle langue ; mais il n’est pas pour cela moins énergique à affirmer que saint Pierre « primus erat in apostolatus culmine » ; qu’il est le prince des apôtres à qui « cura totius Ecclesiae et principatus committitur » ; que l’évêque de Rome est le chef de la foi (caput fidei) ; qu’en matière de foi son jugement est souverain ; que le siège de Rome « universali Ecclesiae iura sua transmittit » ; que l’Église de Constantinople lui est soumise, comme les autres ; que sans l’autorité et le consentement du siège apostolique, ce qui est résolu dans les synodes ne saurait avoir aucune force. Mais surtout ces deux grands papes firent passer, si l’on peut ainsi parler, ces idées, déjà existantes avant eux, dans la vie quotidienne de leurs contemporains, et, par la sollicitude effective qu’ils montrèrent pour toutes les églises, par leur incessante intervention dans toutes les parties du monde chrétien, firent de leur autorité œcuménique une réalité partout sentie. Entre leurs successeurs, les papes Hormisdas, Martin Ier et Agathon ne montrèrent pas une moindre conviction de leur droit ; et l’on sait avec quelle vigueur le dernier, à l’imitation de saint Léon, imposa sa décision doctrinale dans l’affaire monothélite. Ni l’un ni l’autre d’ailleurs ne supposèrent que l’on put examiner à nouveau leur enseignement, ni mettre en question son orthodoxie.
[On sait cependant que saint Grégoire repoussait pour lui-même le titre de patriarche universel. Remarquer, dans la fameuse formule qu’Hormisdas fit souscrire aux évêques grecs en 519, ces deux idées : 1° que la règle de loi est dans la doctrine des Pérès et plus spécialement dans celle du siège apostolique ; 2° que l’on ne saurait être dans la communion de l’Église qu’à la condition d’être en communion avec le siège apostolique.]
D’autre part, et bien que l’Église se pose comme souveraine dans l’ordre spirituel en face de l’État souverain dans l’ordre temporel, leurs rapports deviennent, dans la période que nous étudions, de plus en plus étroits. L’autorité civile, affaiblie dans les régions restées romaines, inexpérimentée et sans culture dans les nouveaux royaumes barbares, s’appuie volontiers sur le prestige moral du clergé, et lui demande le secours de sa science. L’Église, dont beaucoup des envahisseurs ne sont pas moins ennemis que de l’Empire, doit recourir au bras séculier pour se défendre contre des attaques que ses anathèmes ne suffisent pas à repousser. Aussi saint Léon proclame-t-il, après saint Augustin, que le pouvoir est donné aux princes « non ad solum mundi regimen, sed maxime ad Ecclesiae praesidium » ; saint Fulgence, que le devoir de l’empereur chrétien est de faire servir son autorité à procurer « la paix et la tranquillité de l’Église » ; saint Grégoire, que l’intention du ciel en conférant le pouvoir à ceux qui gouvernent est « ut qui bona appetunt adiuventur, ut caelorum via largius patent, ut terrestre regnum caelesti regno famuletur ». Saint Isidore parle de même.
Cette protection de l’Église par l’Etat entraînait la répression matérielle par celui-ci des hérésies et des schismes qui pouvaient la troubler. On a vu que cette conséquence était acceptée de saint Augustin : elle l’est aussi par nos auteurs. Saint Léon enseigne que l’empereur a le devoir de réprimer les menées des hérétiques obstinés, ennemis à la fois de la paix civile et religieuse. Saint Grégoire exhorte le préfet Pantaléon à ne pas tolérer les excès des donatistes ; et saint Isidore énonce le principe que « saepe per regnum terrenum caeleste regnum proficit, ut qui intra Ecclesiam positi contra fidem et disciplinam Ecclesiae agunt rigore principum conterantur ».