(Janvier à mai 1531)
Le lierre et l’arbre, ou pratique de la papauté – Vaughar cherche l’invisible Tyndale – Vaughan appelé par un inconnu – Entrevue dans un champ entre Vaughan et Tyndale – Tyndale se défie du clergé – Indignation du roi – Tyndale ému des compassions royales – Le roi veut gagner Fryth – D’abord la foi, ensuite l’Église – Henri menace de la guerre les évangéliques
Henri VIII, comprenant qu’il avait besoin de caractères comme Latimer, pour résister au pape, cherchait à gagner d’autres hommes tels que lui ; il apprit à en connaître un, dont il comprit aussitôt la haute portée. Thomas Cromwell avait mis sous ses yeux un écrit lu alors avidement dans toute l’Angleterre : la Pratique des prélats. On le trouvait dans les maisons des bourgeois de Londres, et dans celles des fermiers d’Essex, de Suffolk et d’autres comtés. Le roi le lut avec la même avidité que ses sujets. Rien ne l’intéressait comme l’histoire des progrès lents, mais redoutables du sacerdoce et de la prélature. Il lisait et relisait en particulier une parabole où le chêne représentait la royauté et le lierre la papauté. « Le lierre, y était-il dit, sort imperceptible, de terre, et rampe quelque temps sur le sol. Ensuite il rencontre un grand arbre ; il s’y attache et monte silencieusement autour du tronc. Comme le lierre est encore très faible, l’arbre n’en n’est point chargé, et l’on prétend même que cette verdure orne les rameaux qui la protègent. Peu à peu le lierre avance ; il enfonce ses racines dans l’écorce ; il s’élève, il arrive tout au haut ; et alors devenu grand, pesant, épais, il domine entièrement l’arbre ; il en suce la sève, il l’étouffe, il l’étranglet. Puis il convie sous ses rameaux les hiboux et tous les autres oiseaux impurs. Il en est ainsi de la papauté. Le lierre rampant, c’est l’évêque de Rome, faible et menu dans les quatre premiers siècles : l’arbre qu’il rencontre, c’est l’empereur devenu chrétien. L’évêque romain s’approche de lui ; il baise humblement ses pieds et s’attache à sa puissance ; mais bientôt il s’élève au-dessus de toute sa grandeur. Il faut que le prince incline la tête devant le pontife, et le pape, d’un coup de pied, jette par terre la couronne de l’empereuru. » Henri VIII eût volontiers porté la main sur son épée pour demander raison au pape de cet outrage. Cet écrit était de Tyndale. Ayant posé le livre, le roi réfléchit à ce qu’il venait de lire, et se dit que l’auteur avait « sur la puissance maudite du pape » de frappantes idées, que d’ailleurs il était doué de talent, de zèle… ; et pouvait rendre d’excellents services pour abolir en Angleterre la papauté.
t – « And sucketh the moisture so sore, that it choaketh and stifleth them. » (Tyndale, Practice of prelates, p. 270.)
u – « Dominus autem papa statim percussit cum pede suo coronam imperatoris et dejecit eam in terram. » (Ibid., p. 271.)
Tyndale depuis qu’il s’était converti à Oxford, mettait Christ par-dessus tout, rejetait hardiment le joug des traditions humaines, et ne voulait d’autre guide que la sainte Écriture. Plein d’imagination et d’éloquence, actif et prêt à endurer la fatigue, il s’exposait à tous les périls pour remplir son devoirv. Henri ordonna à l’un de ses agents, Etienne Vaughan, alors à Anvers, de chercher le réformateur dans le Brabant, les Flandres, sur les bords du Rhin, en Hollande, partout où il pouvait se trouver, de lui offrir un sauf-conduit, signé de sa main royale, de l’engager à revenir en Angleterre et d’ajouter de sa part les plus gracieuses promessesw.
v – Voir pour la vie de Tyndale l’Histoire de la Réformation du seizième siècle, t. V.
w – « Upon the promise of your Majesty, be content to repair into England. » (Vaughan à Henri VIII. Cotton, msc. Galba. B. X, fol. 42. Bible ann., I, p. 270.)
Gagner Tyndale semblait plus important encore que de gagner Latimer. Vaughan, entreprit aussitôt de le chercher à Anvers, où l’on disait qu’il était ; mais il ne le trouva pas. « Il est à Marbourg, disait l’un ; à Francfort, disait un autre ; à Hambourg » assurait un troisième. Tyndale était toujours, comme autrefois, l’invisible Tyndale. Vaughan résolut, pour plus de sûreté, de lui écrire trois lettres adressées en ces diverses localités et le conjura de retourner en Angleterrex. « J’ai grande espérance, disait l’agent anglais à ses amis, d’avoir fait quelque chose qui procurera un plaisir à Sa Majesté » Tyndale, le plus scripturaire des réformateurs anglais, le plus inflexible dans sa foi, travaillant à la réforme avec l’approbation cordiale du monarque, eût été vraiment quelque chose d’extraordinaire.
x – « Whatsoever surety he could reasonably desire… » (Vaughan à Cromwell, ibid., p. 270.)
Mais à peine les trois lettres étaient-elles parties que Vaughan apprit l’ignominieux châtiment infligé par Thomas More au frère de Tyndaley… Était-ce par de telles indignités que Henri prétendait attirer le réformateur ? Vaughan désolé écrivit au roi (26 janvier 1531) que cet événement ferait croire à Tyndale qu’on avait voulu l’entraîner dans quelque piège, et il renonça à le chercher.
y – Histoire de la Réformation du seizième siècle, t. V, 20.15
Trois mois plus tard (17 avril), comme Vaughan était occupé à copier un manuscrit de Tyndale, afin de l’envoyer à Henri VIII (c’était la réponse au Dialogue de Sir Thomas More), un homme heurta à sa porte. « Quelqu’un, qui se dit de vos amis, désire fort vous parler, lui dit-il, et vous invite à me suivre. — Quel est cet ami ? où se trouve-t-il ? dit Vaughan. — Il m’est inconnu, répliqua le messager ; mais venez et vous le verrez vous-même. » Vaughan se demanda s’il était prudent de suivre cet individu en une place inconnue Pourtant il se décida à l’accompagner. L’agent de Henri VIII et le messager traversèrent les rues d’Anvers, sortirent de la ville et arrivèrent enfin dans un champ solitaire, le long duquel l’Escaut coulait lentement sur un sol à peine inclinéz. En s’avançant, Vaughan aperçut un homme d’une noble figure, qui paraissait avoir près de cinquante ans. « Ne me reconnaissez-vous pas ? dit-il à Vaughan. — Je ne me rappelle pas vos traits, répondit celui-ci. — Mon nom, dit l’étranger, est Tyndale. — Tyndale ! s’écria Vaughan ravi. O fortunée rencontre ! » Tyndale, qui avait appris les nouveaux plans de Henri VIII, n’avait aucune confiance, soit dans ce prince, soit dans sa prétendue réformation. Ses négociations sans fin avec le pape, sa mondanité, ses amours, ses persécutions dirigées contre les chrétiens évangéliques et en particulier le châtiment ignominieux qu’il venait d’infliger à John Tyndale, toutes ces choses le révoltaient. Cependant, ayant appris la mission dont Vaughan avait été chargé, il voulait en profiter pour adresser au prince quelque avertissement. « J’ai écrit certains livres, dit-il, pour mettre en garde Sa Majesté contre la perfidie des prêtres, montrant ainsi le cœur d’un vrai sujeta. Je désire que le roi se prépare à combattre leurs rêves subtils. Banni de ma patrie, j’endure loin d’elle la pauvreté, l’exil, l’isolement, la faim, la soif, le froid, des dangers incessants, des luttes, rudes et innombrables… Mais je ne sens pas l’âpreté de ces maux, parce que j’espère que mon travail tournera à l’honneur de Dieu, au service de mon prince, et au bonheur de son peupleb. — Rassurez-vous, dit Vaughan, votre exil, votre pauvreté, vos luttes, tout va finir ; vous pouvez revenir en Angleterre… — Qu’importe, reprit Tyndale, que mon exil finisse si la Bible est toujours exilée ? Le roi oublie-t-il que Dieu ordonne de répandre sa Parole dans tout le monde ? Si elle continue à être interdite aux sujets du roi, la mort m’est plus agréable que la viec. »
z – « He brought me without the gates… into a field. » (Anderson, Annals of the english Bible, p. 272.)
a – « The heart of a true subject. » (Annals of the English Bible, p. 272.)
b – « To do honour to God, true service to my prince, and pleasure to his commons. » (Ibid.)
c – « Death were more pleasant to me than life. » (Cotton, msc. Titus B., 1, fol. 07. Bible ann., I, p. 273.)
Vaughan ne se regarda pas comme vaincu. Le messager, qui se tenait à distance et n’entendait rien, s’étonnait de voir ces deux hommes, au milieu de la prairie solitaire, se parler si longuementd, de la manière la plus animée. « Indiquez vous-même, disait Vaughan, les garanties que vous désirez ; le roi vous les accordera toutes. — Sans doute, répondit Tyndale, le roi me donnerait un sauf-conduit, mais le clergé lui persuaderait que les promesses faites aux hérétiques ne lient personne » La nuit s’approchait, l’agent de Henri VIII pouvait faire suivre Tyndale, le saisire. La pensée en vint à Vaughan, mais il la rejeta. Tyndale commençait pourtant à se sentir mal à son aisef. « Adieu, dit-il, vous me verrez bientôt de nouveau, ou vous aurez de mes nouvelles » Puis il partit, s’éloignant d’Anvers. Vaughan, qui rentrait en ville, était surpris de voir Tyndale aller en pleine campagne ; il supposa que c’était une ruse, et se demanda de nouveau s’il n’eût pas dû le saisir pour complaire à son maître. Il eût bien pu ne pas réussir, se dit-ilg et d’ailleurs maintenant, c’était trop tard. Tyndale avait disparu.
d – « A long communication between us. » (Ibid.)
e – « Lest I would have persued him. » (Ibid.)
f – « Being something fearful. » (Ibid.)
g – « I might have failed of my purpose. » (Cotton, msc. Titus B., 1, (fol. 6, 7. Bibl. ann., I, p. 273.)
Vaughan, rentré chez lui, se hâta d’envoyer à Londres le récit de cette singulière conférence. Cromwell se rendit aussitôt à la cour et remit au roi la lettre de l’envoyé et le livre du réformateur. « Bien, dit Henri, dès que j’en aurai le loisir je lirai tout celah. » Il le fit et fut indigné contre Tyndale. Il se refusait à son appel, il ne se fiait pas à sa parole, il osait même lui faire la leçon… Le roi dans sa colère déchira la dernière partie de la lettre de Vaughan, la jeta au feu, et renonça tout à fait à faire venir en Angleterre le réformateur pour s’en servir contre le pape, craignant que ce flambeau ne mît tout le royaume en flammes. Il ne pensa plus qu’à se saisir de lui et à le punir de son arrogance.
h – « At opportune leasure his Highness would read the content. » (Ibid., p. 275.)
Il fit appeler Cromwell ; devant lui, sur une table se trouvait l’écrit de Tyndale, copié et envoyé par Vaughan. Ces feuilles, dit Henri VIII à son ministre en lui montrant le manuscrit, ces feuilles sont l’œuvre d’un visionnaire ; il n’y a que mensonges, sédition et calomnies. Vaughan, montre beaucoup trop d’affection pour Tyndalei. Qu’il se garde bien de l’engager à venir dans ce royaume. C’est un esprit pervers et endurci, que l’on ne peut changer. Je suis trop heureux qu’il soit hors de l’Angleterre. »
i – « Ye bear much affection towards the said Tyndale. » (Ibid., Galba B., X, fol. 338. Bibl. ann., p. 275.)
Cromwell se retira tout chagrin. Il écrivit à Vaughan, mais le roi trouva sa lettre trop faible, et Cromwell dut la corriger pour la mettre d’accord avec le courroux du princej. Homme ambitieux, il pliait sous la volonté redoutable de son maître ; mais la perte de Tyndale lui semblait irréparable. Aussi, tout en faisant connaître à Vaughan la colère du roi, il ajouta que si de salutaires observations ramenaient Tyndale à la raison, le roi était tellement porté à la miséricorde, qu’il le verrait sans doute avec joiek. Vaughan dont Tyndale avait gagné le cœur, se mit de nouveau à le rechercher et eut avec lui une seconde conférence. Il lui fit lire la lettre de Cromwell. Au moment ou le réformateur en vint au passage que nous venons de citer, sur les compassions de Henri VIII, ses yeux se remplirent de larmesl. « Oh ! que ces paroles sont gracieuses, s’écria-t-il. — Oui, dit Vaughan, elles ont tant de douceur qu’elles briseraient le cœur le plus dur au monde. » — Tyndale, ému, cherchait quelques moyens de remplir à la fois son devoir envers Dieu et envers le prince. Si Sa Majesté, dit-il, daignait permettre qu’on répandît la sainte Écriture parmi son peuple, dans toute sa pureté, comme on le fait dans les États de l’Empereur, et en d’autres pays chrétiens, je m’engagerais à ne plus rien écrire ; je me mettrais à ses pieds, lui offrant mon corps en sacrifice, et prêt à subir s’il le fallait, les tortures et la mort ! »
j – Les corrections se voient dans l’original et sont indiquées dans la notice biographique de Tyndale en tête de ses Practices. (Parker Soc. p. 46 et 47.)
k – « Is so inclined to mercy, pity and compassion. » (State papers, VII, p. 303.)
l – « In such wise that water stoode in his eyes. » (Ibid.)
Mais un abîme se trouvait entre le monarque et le réformateur. Le roi voyait dans l’Écriture la semence de l’hérésie et Tyndale repoussait toute réformation qu’on voulait accomplir en proscrivant la Bible. « L’hérésie, disait-il, ne procède pas plus de l’Écriture, que les ténèbres ne viennent du soleilm » Tyndale s’éclipsa de nouveau, et nous ignorons même quel fut le lieu de sa retraite.
m – Heresy springeth not of the Scripture, no more than darkness of the sun. » (Tyndale, Exposition, p. 141.)
L’échec que le roi d’Angleterre venait de recevoir ne le découragea pas. Il lui fallait des hommes doués de talent et de zèle, décidés à attaquer le pape. Cambridge avait donné à l’Angleterre un docteur que l’on pouvait placer à côté et au-dessus de Latimer et de Tyndale ; c’était John Fryth. Cet homme avait soif de la vérité. Il cherchait Dieu, et était déterminé à se donner tout entier à Jésus-Christ. Cromwell dit un jour au roi : « Quel dommage, Sire, qu’un homme aussi distingué que Fryth dans les lettres et les sciences, soit avec les sectaires ! » Il avait, comme Tyndale, quitté l’Angleterre. Cromwell, avec le consentement du roi, écrivit à Vaughan : « Sa Majesté désire fort la réconciliation de Fryth, qui (elle le croit fermement) n’est pas si avancé que Tyndale dans la mauvaise voie. Toujours plein de miséricorde, le roi est prêt à le recevoir en grâce ; cherchez à l’attirer charitablement, politiquement… »
Vaughan commença aussitôt ses recherches ; c’était en mai 1531 ; mais la première nouvelle qu’il reçut fut que Fryth venait de se marier en Hollande, lui, ministre de l’Évangile !… « Ce mariage, écrivit-il au roi, pourrait bien contrarier mes sollicitationsn. » Ce n’est pas tout, Fryth imprimait hardiment à Amsterdam la réponse faite par Tyndale à Thomas More. Henri dut renoncer à lui tout comme à son ami. Il ne réussit qu’avec Latimer, et encore le chapelain lui faisait-il entendre des vérités sévères. Il y avait décidément incompatibilité entre la réforme spirituelle et la réforme politique ; l’œuvre de Dieu refusait de s’associer à l’œuvre du trône. Christianisme et Église peuvent être et sont souvent deux choses distinctes. Les uns (les réformateurs en étaient) veulent le christianisme, le christianisme vivant ; les autres (et c’était le cas de Henri VIII, et de ses prélats) veulent l’Église et sa hiérarchie, et se soucient peu que la foi vivante s’y trouve. Ceci est une erreur capitale ; il faut d’abord que la religion vraie existe, et ensuite que cette religion produise une vraie société religieuse. Tyndale, Fryth et leurs amis voulaient commencer par la religion, Henri et les siens par une société ecclésiastique, qui était hostile à la foi ; le roi et les réformateurs ne pouvaient donc s’entendre. Henri, profondément blessé de l’audace des hommes évangéliques, jura que puisqu’ils ne voulaient pas la paix, ils auraient la guerre, et l’auraient bonne.
n – « This marriage may, by chance hinder my persuasion. » (State papers, VII, p. 302.)