Farel et les saints – L’université – Conversion de Farel – Farel et Luther – Autres disciples – Date de la Réforme en France – Spontanéité des diverses réformes – Qui le premier ? – Place de Lefèvre
Ainsi parlait Lefèvre. Farel écoutait, tressaillait de joie, recevait tout, et se précipitait dans la voie nouvelle soudainement ouverte devant lui. Il était cependant un point de son ancienne foi qu’il ne pouvait céder entièrement encore ; c’était les saints et leur invocation. Les meilleurs esprits ont souvent de ces restes de ténèbres, qu’ils gardent après leur illumination. Farel entendait avec étonnement l’illustre docteur déclarer que Christ seul devait être invoqué. « La religion n’a qu’un fondement, disait Lefèvre, qu’un but, qu’un chef, Jésus-Christ béni éternellement ; il a seul foulé au pressoir. Ne nous nommons donc pas du nom de saint Paul, d’Apollos ou de saint Pierre. La croix de Christ seule ouvre le ciel et seule ferme la porte de l’enfer. » A l’ouïe de ses paroles, un grand combat se livrait dans l’âme de Farel. D’un côté, il voyait la multitude des saints avec l’Église ; de l’autre, Jésus-Christ seul avec son maître. Tantôt il penchait d’un côté et tantôt de l’autre ; c’était sa dernière erreur et son dernier combat ; il hésitait, il s’attachait encore à ces hommes vénérables aux pieds desquels Rome se prosterne. A la fin, le coup décisif fut donné d’en haut. Les écailles tombèrent de ses yeux. Jésus lui parut seul adorable. « Alors, dit-il, la papauté fut entièrement renversée ; je commençai à la détester comme diabolique, et la sainte Parole de Dieu eut le premier lieu en mon cœura. »
a – Farel. A tous seigneurs.
Des événements publics précipitaient la marche de Farel et de ses amis. Thomas de Vio, qui lutta plus tard à Augsbourg avec Luther, ayant avancé dans un ouvrage que le pape était monarque absolu de l’Église, Louis XII déféra ce livre à l’université au mois de février 1512. Jacques Allmain, l’un des plus jeunes docteurs, homme d’un génie profond et d’un travail infatigable, lut en pleine assemblée de la faculté de théologie une réfutation des assertions du cardinal, qui fut couverte d’applaudissementsb.
b – Crévier, Hist. de l’Université de Paris, v. 81.
Quelle impression ne devaient pas produire de tels discours sur les jeunes disciples de Lefèvre ! Hésiteraient-ils quand l’université semblait impatiente du joug de la papauté ! Si le corps d’armée lui-même s’ébranle, ne doivent-ils pas, eux, se précipiter en avant, comme les éclaireurs ? « Il a fallu, dit Farel, que petit à petit la papauté soit tombée de mon cœur ; car par le premier ébranlement elle n’est venue basc. » Il contemplait l’abîme de superstitions dans lequel il avait été plongé. Arrêté sur ses bords, il en parcourait encore une fois avec inquiétude toutes les profondeurs, et il fuyait avec un sentiment de terreur. « Oh ! que j’ai horreur de moi et de mes fautes, quand j’y pense ! s’écriait-ild. O Seigneur ! continuait-il, si mon âme t’eût servi en vive foi, ainsi que l’ont fait tes serviteurs fidèles ; si elle t’eût prié et honoré comme j’ai mis tant plus mon cœur à la messe et à servir ce morceau enchanté, lui donnant tout honneur ! » Ainsi le jeune Dauphinois déplorait sa vie passée et répétait avec larmes, comme jadis saint Augustin : « Je t’ai connu trop tard ; je t’ai aimé trop tard ! »
c – Farel. A tous seigneurs.
d – Ibid.
Farel avait trouvé Jésus-Christ ; et arrivé dans le port, il était heureux de s’y reposer après de longues tempêtese.
e – Animus per varia jactatus, verum nactus portum, soli hæsit. (Farel Galeoto.)
« Maintenant, disait-il-, tout se présente à moi, sous une face nouvelle. L’Écriture est éclairée ; les prophètes sont ouverts ; les apôtres jettent une grande lumière dans mon âmef. Une voix jusqu’alors inconnue, la voix de Christ, mon berger, mon maître, mon docteur, me parle avec puissanceg… » Il était tellement changé que, au lieu du cœur meurtrier d’un loup enragé, il s’en retournait, disait-il, tranquillement, comme un agneau doux et aimable, ayant le cœur entièrement retiré du pape et adonné à Jésus-Christh. »
f – Notior scriptura, apertiores prophetæ, lucidiores apostoli. (Ibid.)
g – Agnita pastoris, magistri, et præceptoris Christi vox. 111(Ibid.)
h – Farel. A tous seigneurs.
Échappé à un si grand mal, il se tourna vers la Biblei, et se mit à étudier avec zèle le grec et l’hébreuj. Il lisait constamment la sainte Écriture, avec une affection toujours plus vive, et Dieu l’éclairait de jour en jour. Il continuait encore à se rendre dans les églises de l’ancien culte ; mais qu’y trouvait-il ? des cris, des chants innombrables, des paroles prononcées sans intelligencek… Aussi, souvent au milieu de la multitude qui se pressait près d’une image ou d’un autel, il s’écriait : « Toi seul, tu es Dieu ; toi seul, tu es sage ; toi seul, tu es bonl ! Il ne faut rien ôter de ta loi sainte, il ne faut rien y ajouter ; car tu es le seul Seigneur et c’est toi seul qui veux et qui dois commander ! »
i – Lego sacra ut causam inveniam. (Farel Galeoto.)
j – Vie de Farel, manuscrits de Genève et de Choupard.
k – Clamores multi, cantiones innumeræ. (Farel Galeoto, manuscrits de Neuchâtel.)
l – Vere tu solus Deus. (Farel Galeoto, Neuchâtel MS.)
Ainsi tous les hommes et tous les docteurs tombèrent à ses yeux des hauteurs où son imagination les avait placés, et il ne vit plus dans le monde que Dieu et sa Parole. Déjà les persécutions que les autres docteurs de Paris avaient fait subir à Lefèvre, les avaient perdus dans son esprit ; mais bientôt Lefèvre lui-même, son guide bien-aimé, ne fut pour lui qu’un homme. Il l’aima, le vénéra toujours ; mais Dieu seul devint son maître.
De tous les réformateurs, Farel et Luther sont peut-être ceux dont nous connaissons le mieux les premiers développements spirituels, et qui durent passer par les plus grands combats. Vifs, ardents, hommes d’attaque et de bataille, ils soutinrent de plus fortes luttes avant d’arriver à la paix. Farel est le pionnier de la Réforme en Suisse et en France ; il se jette dans le taillis ; il frappe de la hache les forêts séculaires. Calvin vient plus tard, comme Mélanchthon, dont il diffère sans doute quant au caractère, mais avec lequel il partage le rôle de théologien et d’organisateur. Ces deux hommes, qui, l’un dans le genre gracieux, l’autre dans le genre sévère, ont quelque chose des législateurs de l’antiquité, édifient, constituent, font des lois, dans les contrées que les deux premiers réformateurs ont conquises. Cependant, si Luther et Farel se touchent par quelques traits, il faut reconnaître que celui-ci n’a qu’un côté du réformateur saxon. Outre son génie supérieur, Luther avait, dans ce qui concernait l’Église, une modération, une sagesse, une vue du passé, un aperçu de l’ensemble, et même une force organisatrice, qui ne se trouvent point au même degré dans le réformateur dauphinois.
Farel ne fut pas le seul jeune Français dans l’esprit duquel se leva alors une nouvelle lumière. Les doctrines que proférait la bouche de l’illustre docteur d’Étaples, fermentaient dans la foule qui suivait ses leçons ; et c’est dans son école que se formaient les soldats courageux qui, au jour de la bataille, devaient combattre jusqu’au pied de l’échafaud. On écoutait, on comparait, on discutait ; on parlait avec vivacité pour et contre. Il y a quelque probabilité que l’on comptait dans le petit nombre des écoliers qui défendaient la vérité, le jeune Pierre Robert Olivetan, né à Noyon vers la fin du XVe siècle, qui traduisit plus tard la Bible en français, d’après la traduction de Lefèvre, et qui paraît avoir le premier attiré sur les doctrines de l’Évangile l’attention d’un jeune homme de sa famille, natif aussi de Noyon, et qui devint le chef le plus illustre de l’œuvre de la Réformem.
m – Biogr. Univ., art. Olivetan. Hist. du Calvinisme by Maimbourg, p. 53.
Ainsi, avant 1512, dans un temps où Luther n’avait encore nullement marqué dans le monde et s’en allait à Rome pour une affaire de moines, à une époque où Zwingle n’avait pas même commencé à s’appliquer avec zèle aux saintes lettres et passait les Alpes avec les confédérés, afin de combattre pour le pape, Paris et la France entendaient l’enseignement de ces vérités vitales, desquelles devait sortir la Réformation ; et des âmes propres à les propager les recevaient avec une sainte avidité. Aussi Théodore de Bèze, parlant de Lefèvre d’Étaples, le salue-t-il comme celui « qui commença avec courage le renouvellement de la pure religion de Jésus-Christn ; » et il remarque : « de même qu’on vit autrefois l’école d’Isocrate fournir les meilleurs orateurs, de même on a vu sortir de l’auditoire du docteur d’Étaples plusieurs des hommes les plus excellents de leur siècle et de l’Égliseo. »
n – Et purioris religionis instaurationem fortiter aggressus. (Beza Icones.)
o – Sic ex Stapulensis auditorio præstantissimi viri plurimi prodierint. (Ibid.)
La Réformation n’a donc point été en France une importation étrangère. Elle est née sur le sol français ; elle a germé dans Paris ; elle a eu ses premières racines dans l’université même, cette seconde puissance de la chrétienté romaine. Dieu plaçait les principes de cette œuvre dans le cœur honnête d’hommes de la Picardie et du Dauphiné, avant qu’elle eût commencé dans aucun autre pays de la terre. La Réformation suisse, nous l’avons vup, fut indépendante de la Réformation allemande ; la Réformation de la France le fut à son tour de celle de la Suisse et de celle de l’Allemagne. L’œuvre commençait à la fois dans ces divers pays, sans que l’un communiquât avec l’autre ; comme dans une bataille tous les corps de l’armée s’ébranlent au même instant, bien que l’un n’ait pas dit à l’autre de marcher, mais parce qu’un seul et même commandement, provenant de plus haut, s’est fait entendre à tous. Les temps étaient accomplis, les peuples étaient préparés, et Dieu commençait partout à la fois le renouvellement de son Église. De tels faits démontrent que la grande révolution du xvie siècle fut une œuvre de Dieu.
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Si l’on ne regarde qu’aux dates, il faut donc le reconnaître, ce n’est ni à la Suisse, ni à l’Allemagne qu’appartient la gloire d’avoir commencé cette œuvre, bien que seules jusqu’à présent ces deux contrées se la soient disputée. Cette gloire revient à la France. C’est une vérité de fait que nous tenons à établir, parce qu’elle a été peut-être jusqu’à présent méconnue. Sans nous arrêter à l’influence que Lefèvre exerça directement ou indirectement sur plusieurs hommes, et en particulier peut-être sur Calvin lui-même, réfléchissons à celle qu’il eut sur un seul de ses disciples, sur Farel, et à l’énergique activité que ce serviteur de Dieu déploya dès lors. Pouvons-nous après cela nous refuser à la conviction que, quand même Zwingle et Luther n’auraient jamais paru, il y aurait eu pourtant en France un mouvement de réforme ? Il est impossible sans doute de calculer quelle en eût été l’étendue ; il faut même reconnaître que le retentissement de ce qui se passait au delà du Rhin et du Jura, anima et précipita plus tard la marche des réformateurs français. Mais c’est eux que la trompette qui retentit du ciel au xvie siècle, éveilla les premiers, et ils furent avant tous sur le champ de bataille, debout et armés.
Néanmoins Luther est le grand ouvrier du xvie siècle, et, dans le sens le plus vaste, le premier réformateur. Lefèvre n’est point complet, comme Calvin, comme Farel, comme Luther. Il est de Wittemberg et de Genève, mais encore un peu de la Sorbonne ; il est le premier catholique dans le mouvement de la Réforme et le dernier réformé dans le mouvement catholique. Il reste jusqu’à la fin comme un entre-deux, personnage médiateur un peu mystérieux, destiné à rappeler qu’il y a quelque connexion entre ces choses anciennes et ces choses nouvelles, qu’un abîme semble à toujours séparer. Repoussé, persécuté par Rome, il tient pourtant à Rome par un fil menu qu’il ne veut pas rompre. Lefèvre d’Étaples a une place à part dans la théologie du xvie siècle : il est l’anneau qui unit les temps anciens aux temps modernes, et l’homme dans lequel s’accomplit le passage de la théologie du moyen âge à la théologie de la Réformation.