L’Imitation de Jésus-Christ, traduite en vers français
6 Des épreuves du véritable amour
Tu m’aimes, je le vois, mais ton affection ; N’est pas encore au point de la perfection ; Elle a manqué de force, et manque de prudence, Et son feu le plus vif et le plus véhément, A la moindre traverse, au moindre empêchement, Perd si tôt cette véhémence, Que de tout le bien qu’il commence Il néglige l’avancement.
Ainsi des bons propos la céleste vigueur Aisément dégénère en honteuse langueur ; Tu sembles n’en former qu’afin de t’en dédire ; Ce lâche abattement de ton infirmité Cherche qui te console avec avidité, Et ton cœur après moi soupire, Moins pour vivre sous mon empire Que pour vivre en tranquillité.
Le vrai, le fort amour en soi-même affermi, Sait bien et repousser l’effort de l’ennemi Et refuser l’oreille à ses ruses perverses ; Il sait du cœur entier lui fermer les accès, Et de sa digne ardeur le salutaire excès, Égal aux fortunes diverses, M’adore autant dans les traverses Que dans les plus heureux succès.
Quiconque sait aimer, mais aimer prudemment, A la valeur des dons n’a point d’attachement ; En tous ceux qu’on lui fait c’est l’amour qu’il estime ; C’est par l’affection qu’il en juge le prix : Et de son bien-aimé profondément épris, Il ne peut croire légitime Que sans lui quelque don imprime Autre chose que du mépris.
Ainsi dans tous les miens il n’a d’yeux que pour moi ; Ainsi de tous les miens il fait un noble emploi, A force de les mettre au-dessous de moi-même, Il se repose en moi comme au bien souverain, Et tous ces autres biens que sur le genre humain Laisse choir ma bonté suprême, Il ne les estime et les aime Qu’en ce qu’ils tombent de ma main.
Si quelquefois pour moi, quelquefois pour mes saints, Ton zèle aride et lent suit mal tes bons desseins, Et ne te donne point de sensible tendresse, Il ne faut pas encor que ton cœur éperdu, Pour voir languir tes vœux, estime tout perdu ; Ce qui manque à leur sécheresse, Quoi qu’en présume ta faiblesse, Te peut être bientôt rendu.
Tout ce qui coule au cœur de doux saisissements, De liquéfactions, d’épanouissements, Marque bien les effets de ma grâce présente ; C’est bien quelque avant-goût du céleste séjour, Mais prompte est sa venue, et prompt est son retour, Et sa douceur la plus charmante, Lorsque tu crois qu’elle s’augmente. Soudain échappe à ton amour.
Il ne serait pas sûr de s’y trop assurer : Ne songe qu’à combattre, à vaincre, à te tirer De ces lacs dangereux où ton plaisir t’invite ; Sous les mauvais désirs n’être point abattu, Triompher hautement du pouvoir qu’ils ont eu, Et du diable qui les suscite, C’est la marque du vrai mérite Et de la solide vertu.
Ne te trouble donc point pour les distractions Qui rompent la ferveur de tes dévotions ; De quelques vains objets qu’elles t’offrent l’image, Garde un ferme propos sans jamais t’ébranler, Garde un cœur pur et droit sans jamais chanceler, Et la grandeur de ton courage Dissipera tout ce nuage Qu’elles s’efforcent d’y mêler.
Quelquefois ton esprit, s’élevant jusqu’aux cieux, De cette haute extase où j’occupe ses yeux Retombe tout à coup dans quelque impertinence ; Pour confus que tu sois d’un si prompt changement, Fais un plein désaveu de cet égarement, Et prends une sainte arrogance Qui dédaigne l’extravagance De son indigne amusement.
Ces faiblesses de l’homme agissent malgré toi ; Et, bien que de ton cœur elles brouillent l’emploi, Elles n’y peuvent rien que ce cœur n’y consente ; Tant que tu te défends d’y rien contribuer, Tu leur défends aussi de rien effectuer ; Et leur embarras te tourmente ; Mais ton mérite s’en augmente, Au lieu de s’en diminuer.
L’immortel ennemi des soins de ton salut, Qui ne prend que ma haine, et ta perte pour but, Par là dessous tes pas creuse des précipices ; Il met tout en usage afin de t’arracher Ces vertueux désirs où je te fais pencher, Et ne t’offre aucunes délices Qu’afin que tes bons exercices Trouvent par où se relâcher.
Il hait tous ces honneurs que tu rends à mes saints, Il hait tous mes tourments dans ta mémoire empreints, Dont tu fais malgré lui tes plus douces pensées ; Il hait ta vigilance à me garder ton cœur ; Il hait tes bons propos qui croissent en vigueur, Et ce que tes fautes passées Dans ton souvenir retracées Te laissent pour toi de rigueur.
Il cherche à t’en donner le dégoût ou l’ennui ; Et pour t’ôter, s’il peut, des armes contre lui, Il s’arme contre toi de toute la nature : De mille objets impurs il unit le poison, Afin que de leur peste infectant ta raison Il s’y fasse quelque ouverture Pour troubler ta sainte lecture, Et disperser ton oraison.
L’humble aveu de ton crime aux pieds d’un confesseur, Qui sur toi de ma grâce attire la douceur, Gène jusqu’aux enfers l’orgueil de son courage ; Et comme il hait surtout ces amoureux transports Où s’élève ton âme en recevant mon corps, Les artifices de sa rage T’en ferait quitter tout l’usage, Si l’effet suivait ses efforts.
Ferme-lui bien l’oreille, et vis sans t’émouvoir De ces pièges secrets que pour te décevoir Sous un appât visible il dresse à ta misère : Ne t’inquiète point de ses subtilités ; Et n’imputant qu’à lui toutes les saletés Que sa ruse en vain te suggère, Reproche-lui d’un ton sévère L’amas de ses impuretés.
« Va, malheureux esprit, va, va, lui dois-tu dire, Dans les feux immortels de ton funeste empire, Va-s-y rougir de honte, et brûler de courroux De perdre ainsi tes coups.
Tu les perds contre moi lorsque tu te figures Que tu vas m’accabler sous ce monceau d’ordures ; De quelques faux appâts que tu m’oses flatter, Je sais les rejeter.
Va donc, encore un coup, va, séducteur infâme ; N’espère aucune part désormais en mon âme ; Jésus-Christ est ma force et marche à mes côtés Contre tes saletés.
Tel qu’un puissant guerrier armé pour ma défense, Il dompte qui m’attaque, il abat qui m’offense, Et réduira l’effet de ton illusion A ta confusion.
Je choisirai plutôt les plus cruels supplices, J’accepterai la mort, j’en ferai mes délices, Avant que tes efforts m’arrachent un moment Du vrai consentement.
De tes suggestions réprime l’impudence ; Pour épargner ta honte impose-toi silence ; Aussi bien tes discours deviennent superflus ; Je ne t’écoute plus.
Tu m’as jusqu’à présent donné beaucoup de peine ; Tu m’as bien fait trembler et bien mis à la gêne : Mais le Seigneur m’éclaire et se fait mon appui ; Qu’ai-je à craindre avec lui ?
Que tes noirs escadrons en bataille rangée Combattent les désirs de mon âme assiégée, Je verrai leurs fureurs fondre toutes sur moi Sans en prendre d’effroi.
Contre ces escadrons mon Dieu me sert d’escorte ; Contre tant de fureurs il me prête main-forte ; Il est mon espérance et mon libérateur ; Fuis, lâche séducteur. »
Ainsi tu dois, mon fils, t’apprêter au combat ; Ainsi tu dois combattre en courageux soldat, Et dissiper ainsi les forces qu’il amasse. S’il t’arrive de choir par ta fragilité, Relève-toi plus fort que tu n’avais été ; Et, lorsque ta vigueur se lasse, Appelle une plus haute grâce Au secours de ta lâcheté.
Tu dois t’y confier ; mais prends garde avec soin Que cette confiance, allant un peu trop loin, Ne se tourne en superbe et faible complaisance : Plusieurs y sont trompés ; et ce vain sentiment, Les portant de l’erreur jusqu’à l’aveuglement D’une ingrate méconnaissance, Les met presque dans l’impuissance D’un véritable amendement.
Instruit par le malheur de ces présomptueux, Tiens sous l’humilité ton désir vertueux ; Prends-en dans leur ruine une digne matière : Vois comme leur orgueil, facile à s’ébranler, Tombe d’autant plus bas que haut il crut voler ; Et des chutes d’une âme fière Tâche à tirer quelque lumière Qui t’éclaire à te ravaler.