Il est difficile de comprendre pourquoi les trois premiers évangiles passent sous silence un miracle aussi mémorable, aussi important dans ses conséquences ; on peut chercher à se rendre compte du motif de cette omission. Voici les explications les plus intéressantes qui aient été proposées ; quelques-uns ont dit que les trois premiers évangélistes, écrivant en Palestine, pendant que Lazare vivait encore, auraient évité d’attirer l’attention sur lui, tandis que saint Jean écrivit beaucoup plus tard, et point en Palestine. C’est l’opinion d’Olshausen et celle de Grotius avant lui ; ils s’appuient sur Jean 12.10, comme preuve du danger qui serait résulté pour Lazare d’être un témoin vivant de la puissance de Christ. Mais cette théorie est bien subtile ! Elle ne pourrait s’appliquer qu’à l’évangile de Matthieu ; celui de Marc fut écrit à Rome et pour les chrétiens d’entre les Gentils, de même que celui de Luc. D’autres interprètes ont fait remarquer que les trois premiers évangélistes se sont bornés à raconter les miracles accomplis en Galilée et n’ont rien dit de ceux qui furent opérés à Jérusalem et dans ses environs ; c’est l’opinion de Néander. Mais ce n’est pas une explication suffisante, et il est difficile de la trouver sans réplique.
Le Seigneur avait souvent été accueilli avec affection dans la maison de Marthe, à Béthanie ; il avait pris place dans le cœur des membres de cette heureuse famille, il aimait d’une affection particulière « Marthe, sa sœur et Lazare. » Jésus se retirait souvent à Béthanie, pour la nuit, après avoir achevé le travail de la journée à Jérusalem (Marc 11.11-19) ; c’était là, dans ce cercle de famille, qu’il trouvait le repos nécessaire, après une journée passée au milieu de ses adversaires.
Mais voici qu’une épreuve vient à frapper cette heureuse famille de croyants ; ceux que le Seigneur aime ont aussi leur part de trouble et d’angoisse : Lazare est malade ; ses sœurs s’adressent aussitôt à Celui qui peut les secourir. Il est à une certaine distance, au delà du Jourdain, probablement à Béthabara, où il avait cherché une retraite, loin de la fureur de ses ennemis (Jean 10.39-40 ; 1.28) ; ses amies de Béthanie savent où il est, elles lui envoient un message : « Seigneur, voici, celui que tu aimes est malade. » Il est beau de voir la confiance qu’elles ont en lui ; elles pensent que ce message suffira, sans qu’elles aient besoin de le presser de venir ; il n’abandonne pas ceux qu’il aime ; il n’y a qu’une journée de marche de Béthabara à Béthanie, en sorte qu’elles n’attendront pas longtemps le secours. Les paroles de Jésus, lorsqu’il reçut le message : « Cette maladie n’est point à la mort, » sont intentionnellement énigmatiques, et doivent avoir mis la foi des deux sœurs à une rude épreuve. (Il est probable que Lazare était déjà mort lorsque le messager fut de retour.) Cette assurance que la maladie ne se terminerait pas par la mort doit les avoir plongées dans une grande perplexité ; leur divin Ami pourrait-il les tromper ou se tromper lui-même ? Pourquoi ne vient-il pas pour guérir ou ne prononce-t-il pas à distance la parole de délivrance qu’il avait prononcée pour d’autres qui lui étaient étrangers ?
Ces paroles de Jésus devaient être une énigme angoissante, jusqu’à ce que les faits vinssent les expliquer ; en effet, cette maladie ne devait point être à la mort, la mort devait n’être qu’une transition à une vie supérieure : « Cette maladie est pour la gloire de Dieu, afin que le Fils de Dieu soit glorifié par elle. » La crise décisive pour le développement spirituel de Lazare fut aussi un moment très important dans la révélation graduelle de la gloire du Christ au monde ; le Fils de Dieu fut glorifié en Lazare, puis à son sujet et, par lui, aux yeux du monde (Jean 9.2-3).
Le verset 5 doit être rattaché aux deux versets suivants, plutôt qu’à ce qui précède. Jésus aimait la famille de Béthanie ; lors donc qu’il apprit la maladie de Lazare, il resta deux jours encore dans le lieu où il était ; mais « il dit ensuite aux disciples : Retournons en Judée. » On a supposé que Jésus avait quelque grande œuvre à accomplir dans le lieu où il était, une œuvre qu’il ne pouvait abandonner, mais alors il eût pu guérir Lazare à distance ; ce délai faisait plutôt partie de la discipline sévère de l’amour divin ; Jésus vient avec sa puissance quand tout autre moyen a échoué. Lorsque le moment est là, « il dit à ses disciples : Retournons en Judée ; » surpris et tremblants, ceux-ci, lui demandent pourquoi il veut affronter de nouveau la haine des Juifs. C’est par amour pour leur Maître qu’ils l’engagent à ne pas s’exposer au danger, mais ils craignent aussi pour leur propre sécurité (v. 16). « Jésus répondit : N’y a-t-il pas douze heures au jour ? » il n’y a, dans la journée ; que douze heures pendant lesquelles un homme peut marcher et travailler sans broncher, parce qu’il est éclairé par la lumière du soleil ; je traverse une journée semblable, pendant laquelle je puis accomplir l’œuvre que le Père m’a confiée, et pour laquelle il m’accorde sa lumière ; tant que la journée n’est pas finie, tant que j’ai encore une œuvre à faire, je suis en sûreté, et vous avec moi (Jean 9.4). Ensuite, au verset 10, Jésus avertit ses disciples de regarder toujours à lui, la vraie lumière, s’ils ne veulent pas succomber dans leur tâche (1 Jean 2.8-11).
Nous ne pensons pas que le Seigneur ait reçu d’autres messages de Béthanie ; mais, en vertu de sa toute-science, il sait ce qui est arrivé : « Lazare, notre ami, dort, mais je vais l’éveiller. » Il parle simplement de la grande œuvre qu’il va accomplir ; il s’agit d’un sommeil et d’un réveil ; mais les disciples ne comprirent pas ses paroles, croyant que Jésus parlait d’un sommeil ordinaire, que pouvait suivre une crise favorable, ils s’écrièrent : « Seigneur, s’il dort, il sera guéri. » Pourquoi donc, pensent-ils, leur Maître doit-il s’exposer, avec eux, à quelque nouveau danger, puisque sa présence à Béthanie n’est plus nécessaire ? Alors Jésus leur explique qu’il s’agit d’un autre sommeil, du sommeil de la mort, dont il va faire sortir Lazare. La mort est souvent comparée au sommeil, mais les disciples entendent ce dernier mot dans le sens ordinaire ; « alors Jésus leur dit ouvertement : Lazare est mort. »
L’arrivée tardive de Jésus à Béthanie devait être l’occasion d’une révélation spéciale de la gloire de Dieu ; le Sauveur se présenterait alors comme Maître de la vie et de la mort : « A cause de vous, afin que vous croyiez, je me réjouis de ce que je n’étais pas là. » S’il eût été là, il serait intervenu immédiatement pour la délivrance de Lazare. Lorsque le Seigneur propose d’aller à Béthanie, il est évident que l’un au moins de ses disciples craint encore la mort ; dans les paroles de Thomas : « Allons aussi, afin de mourir avec lui, » il y a un mélange étonnant de foi et d’incrédulité ; de foi, puisqu’il estimait qu’il valait mieux mourir avec son Maître que vivre loin de lui ; d’incrédulité, puisqu’il considérait qu’aussi longtemps que son maître aurait une œuvre à faire, il pourrait être exposé à la mort avec les autres disciples. Thomas avait probablement un caractère mélancolique, facilement abattu ; il était fidèle à son Maître, et cependant toujours disposé à envisager les choses sous leur côté fâcheux, trouvant difficile de s’élever aux sommets de la foi (Jean 14.5 ; 20.25), de prévoir un résultat plus favorable que celui qu’on pouvait attendre d’un point de vue purement humain. Chrysostome dit que ce disciple, qui n’osait pas aller à Béthanie avec Jésus, voyagea plus tard sans lui jusqu’au bout du monde, jusqu’en Inde, bravant tous les dangers.
Marthe et Marie n’avaient sans doute imploré le secours du Seigneur, que lorsque la maladie de leur frère eut pris un caractère alarmant ; il était probablement mort pendant que le messager se rendait auprès de Jésus, autrement il n’eût pas été depuis quatre jours dans le tombeau lors de l’arrivée du Sauveur ; on l’avait enseveli le jour même de sa mort, selon la coutume des Juifs (Actes 5.6-10). Mais avant l’arrivée du vrai Consolateur, d’autres consolateurs, venus de Jérusalem et de Béthanie, étaient entrés dans la maison. Chez les Juifs on recevait, le jour des funérailles, de nombreuses visites de condoléances, beaucoup d’amis et de parents (1 Chroniques 7.22) ; pour la plupart, il s’agissait d’une simple formalitéa : mais voici le vrai Consolateur, Celui qui peut essuyer les larmes. Jésus n’entra pas dans la maison, il resta probablement hors de la ville, près de l’endroit où Lazare était enseveli (v. 31).
a – Les jours de deuil étaient au nombre de trente ; les trois premiers étaient des jours de pleurs ; ensuite venaient les lamentations.
S’il est dit que Marthe ayant appris l’arrivée de Jésus, « alla au-devant de lui, tandis que Marie se tenait assise à la maison, » il ne faut pas voir dans ce fait une preuve du caractère différent des deux sœurs. Lorsque Marie, dans une précédente occasion, choisit de rester assise, elle le fit pour être aux pieds de Jésus ; mais ici, dès qu’elle apprit que le Seigneur était venu, « elle se leva promptement et alla vers lui. » Nous ne savons pourquoi il est dit de Marie seule, qu’elle tomba aux pieds de Jésus ; son angoisse, comme celle de Marthe, s’exprime par cette parole : « Seigneur, si tu eusses été ici, mon frère ne serait pas mort ; » puis, elle garde le silence. Ce qui afflige surtout les deux sœurs, c’est que les choses auraient pu se passer autrement ; si Jésus était venu, au premier appel, Lazare ne serait pas mort ; toutefois, même à l’heure présente, Marthe n’a pas renoncé à tout espoir, quoique cet espoir soit bien vague en elle : « Je sais que tout ce que tu demanderas à Dieu, maintenant même, Dieu te l’accordera. » Par des paroles ambiguës à dessein, afin d’éprouver sa foi, Jésus l’assure que le profond désir de son cœur sera satisfait : « Ton frère ressuscitera ; » Marthe, ne pensant qu’à la résurrection générale du dernier jour, répond avec un léger mouvement d’impatience provoqué par cette pauvre consolation : « Je sais qu’il ressuscitera, à la résurrection, au dernier jour. »
Cette disposition de Marthe témoigne d’un esprit plein d’amour terrestre, qui s’attachait passionnément aux objets de son affection et avait besoin d’être purifié ; si le Seigneur ne l’avait pas élevée à une vie supérieure, il lui aurait servi de peu de retrouver son frère. A quoi bon le posséder de nouveau si elle doit encore le perdre, s’ils doivent être encore séparés ? La résurrection de Lazare ne peut être un réel bienfait pour sa sœur, que si tous deux participent à une vie supérieure en Christ ; alors la mort n’aura plus de pouvoir sur eux ; ils se posséderont l’un l’autre pour toujours. Les paroles de Jésus répondent donc au besoin le plus profond de Marthe ; elles doivent la conduire, du frère qu’elle a perdu, à un Sauveur présent en qui elle retrouvera son frère pour toujours. « Je suis la résurrection et la vie, » dit Jésus : la vraie vie, la vraie résurrection, le triomphe éternel sur la mort se trouvent en moi ; en moi est la victoire sur le tombeau, la vie éternelle ; tu peux la posséder par la foi ; la mort n’est plus qu’un passage à une vie supérieure.
Tel est le sens général de ces admirables paroles de Jésus, que nous devons examiner maintenant de plus près. Lorsque nous nous demandons ce que le Christ entend par ce titre qu’il se donne : « la résurrection, » nous remarquons qu’il signifie à la fois plus et moins que l’autre : « la vie ; » plus, car c’est la vie triomphant de la mort, la vie étant la mort de la mort ; moins, car ce titre implique l’existence actuelle de la mort, cet ennemi qui n’est pas encore détruit (1 Corinthiens 15.25-26). Jésus est « la résurrection » des morts et « la vie » des vivants, la vie parfaite, qu’il possède en lui-même (Jean 5.26), la source de la vie, en sorte que tous ceux qui ne reçoivent pas de lui la vie sont dans la mort, la mort spirituelle.
Les paroles suivantes : « Celui qui croit en moi vivra, quand même il serait mort ; et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais, » sans être obscures, sont cependant difficiles à expliquer d’une manière satisfaisante. Si nous les comparons avec Jean 6.32-59, et si nous remarquons l’allusion à la résurrection du dernier jour, nous dirons que ce mot « vivra » équivaut aux mots : « Je le ressusciterai au dernier jour ; » comme « résurrection » je délivrerai de la mort et du tombeau quiconque croit en moi, et quiconque vit et croit en moi connaîtra la puissance d’une vie éternelle, ne mourra point en réalité. Le croyant est vainqueur de la mort, parce qu’il possède la vie éternelle (Jean 6.47).
Jésus demande à Marthe si elle accepte cette vérité : « Crois-tu cela ? » crois-tu que je suis le Maître de la vie et de la mort ? Ta foi à la résurrection et à la vie éternelle après la mort, repose-t-elle sur moi ? Sa réponse : « Oui, Seigneur, je crois que tu es le Christ, le Fils de Dieu, qui devait venir dans le monde, » est peut-être plus directe qu’il le semble à première vue. L’une des fonctions de Christ comme Messie était, dans la pensée des Juifs, de ressusciter les morts ; confessant que Jésus est le Christ, Marthe reconnaît en même temps que c’est lui qui ressuscite les morts. Elle peut vouloir dire aussi : « Je crois toutes les merveilles qu’on raconte à ton sujet ; je crois que tu possèdes tous les dons nécessaires à la vie du monde. » Elle ne dit rien de plus, car elle est pressée d’annoncer à sa sœur la venue de Celui qu’elles désiraient. Elle attend de lui quelque bienfait, d’après ses paroles mystérieuses, mais ne sait exactement ce qu’il lui accordera ; un rayon d’espérance a traversé son cœur, et elle désire qu’il en soit de même pour sa sœur. Marthe ne raconte pas publiquement ce qui s’est passé, craignant que quelques-uns des visiteurs venus de Jérusalem ne fussent ennemis de Jésus ; nous savons qu’à cet égard, ses soupçons étaient fondés (v. 46). « Elle appela secrètement Marie, sa sœur, et lui dit : Le Maître est ici, et il t’appelle. » Marie se lève promptement ; ceux qui l’entourent pensent qu’elle se rend au tombeau, afin d’y pleurer, selon la coutume des femmes juives dans les premiers jours de leur deuil ; ils la suivent, car Dieu voulait que le miracle eût plusieurs témoins. « Lorsque Marie fut arrivée là où était Jésus et qu’elle le vit, elle tomba à ses pieds et lui dit : « Seigneur, si tu eusses été ici, mon frère ne serait pas mort. »
Ces paroles, que Marthe avait déjà adressées à Jésus, nous font entrevoir ce qui s’était passé dans la maison désolée, depuis la sépulture de Lazare ; nous comprenons ainsi que pour les deux sœurs tout eût été bien différent, si leur divin Ami avait été avec elles.
En présence du spectacle de cette douleur, des larmes des deux sœurs et de celles des gens venus de Jérusalem, le Seigneur « frémit en son esprit et fut tout ému ; » le mot traduit par « frémit, » exprime plutôt un sentiment d’indignation et de déplaisir que de douleur. On s’est demandé de quoi Jésus pouvait s’indigner ici ; nous ne pouvons admettre, avec quelques interprètes, que Jésus fût indigné de ces larmes qui témoignaient de la faiblesse humaine, car lui-même allait aussi pleurer. Le christianisme n’a rien de commun avec le stoïcisme, il veut régler, mais non comprimer les affections naturelles, il nous ordonne de pleurer avec ceux qui pleurent.
Quelques-uns donc supposent que l’indignation de Jésus était provoquée par les dispositions hostiles des Juifs qui étaient présents, par leur incrédulité. Il vaut mieux penser que cette indignation fut produite par la vue des conséquences du péché ; Jésus contemplait la mort, salaire du péché, ainsi que toutes les misères qui en sont la conséquence ; toutes les douleurs humaines et tous les tombeaux étaient présents devant lui. Lazare ressusciterait, mais il devrait encore passer par la mort ; ces affligés seraient consolés, mais seulement pour un temps. Alors, dans cette pensée, une immense indignation contre l’auteur de tous ces maux s’empara de son cœur ; il engagera le combat contre lui et montrera par la résurrection de Lazare un signe de sa victoire future. « Il dit : Où l’avez-vous mis ? — Seigneur, lui répondirent-ils, viens et vois ; Jésus pleura, » emporté lui-même par ce torrent d’affliction.
Quelques-uns des Juifs présents, émus à la vue de la sympathie de Jésus pour les douleurs qui l’entouraient, s’écrièrent : « Voyez comme il l’aimait ! » Mais d’autres dirent : « Lui qui a ouvert les yeux de l’aveugle, ne pouvait-il pas faire aussi que cet homme ne mourût point ? » Il est remarquable que ces habitants de Jérusalem fassent allusion au miracle accompli dans cette ville, plutôt qu’aux précédentes résurrections ; mais ces résurrections avaient été opérées en Galilée, et n’avaient pas produit la même sensation que la guérison de l’aveugle.
Ils arrivent au lieu où se trouvait le tombeau, tandis que Jésus frémit de nouveau en lui-même, car le péché lui apparaît, avec toute son horreur, dans sa plus terrible conséquence : la mort. Le tombeau était hors de la ville, selon la coutume orientale, qui ne voulait pas placer les morts parmi les vivants ; c’était une grotte ; comme l’étaient les caveaux des Juifs, les uns naturels, les autres artificiels, taillés dans le roc (Ésaïe 22.16 ; Matthieu 27.60), ou situés dans un jardin ou dans un champ (Jean 19.41 ; Genèse 23.9, 17-20 ; 35.19 ; 2 Rois 21.18) ; quelquefois on entrait de plain-pied dans ces tombeaux, d’autres fois, on y descendait par des degrés : c’est ce qui avait lieu pour le tombeau de Lazare ; une pierre était placée sur la grotte, cette pierre devait en défendre l’entrée contre les animaux, en particulier les chacals, qui auraient pu dévorer les corps. Le fait que Marthe et Marie possédaient un tombeau de famille prouve qu’elles n’étaient pas pauvres, car c’était le privilège des riches ; eux seuls étaient placés dans les sépulcres de leurs pères. La condition sociale de la famille de Béthanie ressort aussi de cette foule de gens en deuil, appartenant aux classes supérieures de la nation, qui étaient venus de Jérusalem pour consoler les deux sœurs ; nous savons d’ailleurs que Marie oignit les pieds du Sauveur d’un parfum de nard pur de grand prix (Jean 12.3).
Pourquoi saint Jean désigne-t-il Marthe comme étant « la sœur du mort, » puisque cette indication paraît superflue ? Sans doute, pour expliquer sa répugnance à laisser enlever la pierre ; comme « sœur du mort, » elle devait craindre de mettre à découvert ce visage, qui portait déjà, pensait-elle, l’empreinte de la corruption. La foi de Marthe au sujet de la résurrection de son frère était ébranlée ; elle pensait qu’en ordonnant d’ôter la pierre, le Seigneur ne voulait que contempler une fois encore le visage de celui qu’il aimait : elle suppose alors qu’il est inutile de faire cette tentative, car « il y a quatre jours qu’il est là, » et la corruption devait avoir commencé.
Jésus blâme son incrédulité : « Ne t’ai-je pas dit que, si tu crois, tu verras la gloire de Dieu ? » — Quand avait-il prononcé cette parole ? Ce fut, sans doute, dans leur premier entretien ; cet entretien avait pour sujet la puissance de la foi, comme moyen de saisir la plénitude de la puissance du Christ. Alors Marthe consent à ce que le Seigneur désire ; la pierre est ôtée, et Jésus rend grâces : « Jésus leva les yeux en haut, et dit : Père, je te rends grâces de ce que tu m’as exaucé. » Mais, de peur que ses disciples ne comprissent pas cette parole, comme s’il n’avait obtenu le pouvoir de ressusciter Lazare qu’après une fervente supplication, Jésus ajoute : « Pour moi, je savais que tu m’exauces toujours ; mais j’ai parlé à cause de la foule qui m’entoure, afin qu’ils croient que c’est toi qui m’as envoyé. »
Chrysostome suppose que lorsque cette prière fut prononcée, Lazare avait déjà repris vie ; mais il est plus probable que le cri de Jésus : « Lazare, sors ! » fut la parole qui le ressuscita. C’est toujours à la voix du Fils de Dieu que les morts ressuscitent (Jean 5.28-29 ; 1 Thessaloniciens 4.16 ; 1 Corinthiens 15.52). Il n’est plus parlé, dès lors, qu’une seule fois de Lazare (Jean 12.2) ; le fait qu’il est à table avec Jésus prouve la réalité de sa résurrection ; on pense qu’il était plus jeune que ses sœurs ; une tradition dit qu’il avait trente ans lors de sa résurrection, et qu’il en vécut encore trente.
Saint Jean interrompt ici le récit, nous laissant penser à la joie de cette famille, et il nous montre la signification historique, dans le cours de la vie de Jésus, de ce miracle qui devait amener promptement la mort expiatoire du Fils de Dieu.
On s’est demandé quel était le but des Juifs lorsqu’ils « allèrent trouver les pharisiens et leur dirent ce que Jésus avait fait. » Origène pense qu’ils avaient une bonne intention, celle de leur dire qu’ils se sentaient pressés de reconnaître en Jésus le Christ ; mais la place qu’occupe ce détail dans le récit contredit cette explication. « Plusieurs crurent en lui, » mais « quelques-uns des Juifs allèrent auprès des pharisiens ; » ils n’étaient donc pas du nombre de ceux qui avaient cru, ils refusaient, au contraire, de se laisser convaincre par ce miracle (Luc 16.31) ; ils allèrent vers les ennemis déclarés du Seigneur pour leur dire ce qui avait eu lieu, et pour les exciter d’autant plus contre lui.
Les pharisiens sont sérieusement effrayés ; ils prévoient les effets de ce miracle sur le peuple (Jean 12.10-11, 17-19), et tiennent conseil contre le Seigneur et contre son Oint ; ils ne s’informent pas si Jésus accomplit ses miracles par la puissance de Dieu, s’il ne serait peut-être pas le roi d’Israël : « Si nous le laissons faire, tous croiront en lui, et les Romains viendront détruire notre ville et notre nation. »
Il est difficile, à première vue, de comprendre le rapport qui peut exister entre la foi en Jésus-Christ et la puissance romaine. Voici quel était sans doute le raisonnement des Pharisiens : les Juifs reconnaîtront comme Messie Jésus, qui se mettra à leur tête, ou le choisissant eux-mêmes comme roi (Jean 6.15), ils essaieront de secouer le joug étranger, mais les légions romaines, supérieures en force, les écraseront, sans distinguer les innocents des coupables ; il y aura un pillage général, et les Romains prendront « notre ville ou notre lieu et notre nation. » Par « notre lieu, » il faudrait entendre le temple. Si les choses ne venaient pas à cette extrémité, on pouvait craindre, en tout cas, d’éveiller les soupçons des Romains, qui châtieraient la rébellion des Juifs, car nous savons que le gouverneur romain dit à Jésus, un peu plus tard : « Es-tu le roi des Juifs ? » (Jean 18.33). Saint Augustin pense que ceux-ci méditaient déjà la grande révolte qui eut lieu plus tard, et craignaient qu’elle fût entrée par la diffusion des doctrines du Prince de la paix, mais l’autre explication est plus naturelle.
On peut toujours se demander si ces craintes étaient réelles ou si elles n’étaient qu’un prétexte pour faire cesser l’activité de Jésus. Nous pensons, contrairement à l’opinion de Chrysostome, qu’elles étaient réelles ; il est probable que des demi-mesures avaient été proposées dans le sanhédrin pour empêcher le peuple de reconnaître Jésus comme le Christ. Mais ces propositions avaient été précédemment reconnues insuffisantes ; Caïphe, en disant : « Vous n’y entendez rien, » réduit au silence ses timides collègues, qui hésitaient à recourir au seul remède efficace. Cet homme, qui peut mettre en danger la nation tout entière, doit disparaître : « Il est de notre intérêt qu’un seul homme meure pour le peuple, et que la nation entière ne périsse pas. » Caïphe, qui exprime ainsi les pensées de plusieurs, était sadducéen (Actes 5.17) ; il était grand-prêtre pour dix ans. « Il ne dit pas cela de lui-même ; mais, étant grand-prêtre cette année-la, il prophétisa que Jésus devait mourir pour la nation. » Il y a un rapport évident entre les paroles prononcées par Caïphe et la charge dont il était revêtu. Dieu, qui s’est servi de Balaam, peut s’être également servi de Caïphe pour annoncer certaines vérités de son royaume. Les prophéties inconscientes ne sont pas difficiles à admettre ; nous en rencontrons plusieurs dans l’histoire de la rédemption. Mais la difficulté, ici, est que ces paroles prophétiques soient attribuées à Caïphe comme grand-prêtre. L’évangéliste n’a pas voulu dire que la prophétie fût inséparable des fonctions de souverain sacrificateur ; il a voulu dire seulement que Dieu, qui peut contraindre même les méchants à prophétiser, ordonna que celui qui était à la tête du peuple théocratique, comme l’était Caïphe, fût l’organe de cette mémorable prophétie au sujet du Christ et de la signification de sa mort en ce qui concerne la nation. Caïphe prophétisa que Jésus mourrait pour la nation, et saint Jean ajoute, afin qu’on ne soit pas tenté de limiter les effets de la mort du Christ : « Ce n’était pas pour la nation seulement ; c’était aussi afin de réunir en un seul corps les enfants de Dieu dispersés » (1 Jean 2.2 ; Éphésiens 2.13-22). Le terme : « enfants de Dieu » est employé ici par anticipation (Jean 10.16 ; 18.37 ; 3.19-21).
Il fut donc résolu, dans le sanhédrin, que Jésus serait mis à mort ; depuis ce jour, on délibéra sur les moyens de le faire mourir. Mais Jésus, dont l’heure n’était pas encore venue, se retira dans le voisinage d’une contrée déserte, au nord de Jérusalem, pour y demeurer jusqu’à la fête de Pâque.
Dans l’Église primitive, on interprétait le miracle de la résurrection de Lazare d’une manière allégorique : de même que Christ ressuscite les morts, il donne la vie aux morts spirituels.