- Dieu est-il la cause efficiente de tous les êtres ?
- La matière première est-elle créée par Dieu, ou bien est-elle un principe en liaison et à égalité avec lui ?
- Dieu est-il la cause exemplaire des choses, ou y a-t-il d'autres exemplaires que lui ?
- Est-ce lui qui est la cause finale des choses ?
Objections
1. Il ne semble pas nécessaire que tout être ait été créé par Dieu. Car rien n'empêche qu'une chose se rencontre sans qu'elle ait en elle ce qui n'appartient pas à sa définition, comme un homme qui n'aurait pas la blancheur. Mais le rapport d'effet à cause ne semble pas appartenir à la définition des êtres, puisque certains êtres peuvent se comprendre indépendamment de ce rapport. Ils peuvent donc exister sans elle. Donc rien n'empêche que certains êtres n'aient pas été créés par Dieu.
2. Si un être a besoin d'une cause efficiente, c'est pour exister. Donc ce qui ne peut pas ne pas être n'a pas besoin de cause efficiente. Mais aucun être nécessaire ne peut pas ne pas exister, parce que ce qui est nécessaire ne peut pas ne pas être. Donc, puisqu'il y a beaucoup de réalités nécessaires dans les choses, il semble que tous les êtres n'existent pas à partir de Dieu.
3. Quelle que soit la cause d'un être, elle peut lui servir de principe de démonstration. Mais en mathématiques les démonstrations ne se font pas par la cause efficiente, selon Aristote. Donc tous les êtres n'existent pas à partir de Dieu comme par leur cause efficiente.
En sens contraire, il est dit dans la lettre aux Romains (Romains 11.36) : « Tout est de lui, par lui et en lui. »
Réponse
Tout être, de quelque manière qu'il existe, existe nécessairement par Dieu. Car si un être se trouve dans un autre par participation, il est nécessaire qu'il y soit causé par ce à quoi cela revient par essence ; par exemple, le fer est porté à incandescence par le feu. Or, on a montré précédemment, en traitant de la simplicité divine, que Dieu est l'être même subsistant par soi. Et l'on a montré ensuite que l'être subsistant ne peut être qu'unique ; par exemple si la blancheur subsistait en elle-même, elle serait forcément unique, puisque les blancheurs ne sont multiples que par les sujets qui les reçoivent. Il reste donc que tous les êtres autres que Dieu ne sont pas leur être, mais participent de l'être. Il est donc nécessaire que tous les êtres qui se diversifient selon qu'ils participent diversement de l'être, si bien qu'ils ont plus ou moins de perfection, soient causés par un unique être premier, qui est absolument parfait.
C'est ce qui a fait dire à Platon qu'avant toute multiplicité il faut poser l'unité. Et Aristote affirme que ce qui est souverainement être et souverainement vrai est cause de tout l'être et de tout le vrai, comme ce qui est chaud au maximum est cause de toute chaleur.
Solutions
1. Bien que la relation d'un être à sa cause n'entre pas dans sa définition, elle est pourtant une conséquence de ce qui appartient à sa notion ; car, du fait qu'une réalité est un être par participation, elle est causée par un autre Aussi une telle réalité ne peut exister sans être causée, comme l'homme ne peut exister sans avoir la faculté de rire. Mais parce que être causé n'appartient pas à la pure notion d'être, il se trouve un être qui n'est pas causé.
2. Cet argument a poussé certains à prétendre que ce qui est nécessaire n'a pas de cause, comme le rapporte Aristote. Mais cela apparaît manifestement faux dans les sciences qui procèdent par démonstration, dans lesquelles des principes nécessaires sont causes de conclusions également nécessaires. Aussi Aristote affirme-t-il qu'il y a des êtres nécessaires qui ont une cause de leur nécessité. Si une cause efficiente est requise, ce n'est pas seulement parce que l'effet pourrait ne pas exister, mais parce que l'effet n'existerait pas s'il n'y avait pas de cause. Car cette proposition conditionnelle est vraie, que son antécédent et son conséquent soient possibles, ou impossibles.
3. Les êtres mathématiques sont considérés comme abstraits selon la raison, bien qu'ils ne soient pas abstraits dans leur être. Or, il convient à tout être d'avoir une cause agente pour autant qu'il a l'être. Donc, bien que les êtres mathématiques aient une cause agente, ce n'est pas selon la relation qu'ils ont à cette cause agente qu'ils sont considérés par le mathématicien. Et c'est pourquoi, dans les mathématiques, on ne démontre rien par la cause agente.
Objections
1. Il ne semble pas. Car tout ce qui devient est composé d'un substrat et de quelque chose d'autre, dit Aristote. Mais la matière première n'a pas de substrat. Donc elle ne peut pas avoir été faite par Dieu.
2. Activité et passivité sont antagonistes. Mais, de même que le premier principe actif est Dieu, ainsi la matière est le principe ultime de passivité. Donc Dieu et la matière première sont deux principes opposés, et aucun des deux n'existe par l'autre.
3. Tout agent produit un effet qui lui ressemble. Ainsi, puisque tout agent agit en tant qu'il est en acte, il s'ensuit que tout ce qui est fait doit être d'une certaine manière en acte. Mais la matière première, en tant que telle, est seulement en puissance. Il est donc contraire à la notion de matière première d'avoir été faite.
En sens contraire, S. Augustin écrit : « Tu as fait deux choses, Seigneur ; l'une est proche de toi », c'est l'ange ; « et l'autre est proche du néant », c'est la matière première.
Réponse
Les anciens philosophes sont entrés progressivement et comme pas à pas dans la connaissance de la vérité. Au début, étant encore grossiers, ils n'accordaient d'existence qu'aux corps perceptibles aux sens. Ceux qui admettaient le mouvement de ces corps ne le considéraient que selon des dispositions accidentelles comme la rareté et la densité, l'attraction et la répulsion. Et comme ils supposaient que ces corps avaient une substance incréée, ils attribuaient diverses causes à ces transformations accidentelles, comme l'amitié, la discorde, l'intelligence, etc.
Progressant au-delà, d'autres distinguèrent par la pensée la forme substantielle et la matière, qu'ils estimaient incréée ; et ils découvrirent que les transmutations des corps se faisaient selon les formes essentielles. Et ils leur attribuaient des causes plus universelles, comme le mouvement du soleil le long de l'écliptique selon Aristote, ou les idées pour Platon.
Mais il faut remarquer que la forme donne à la matière sa spécificité, de même qu'un accident qui s'ajoute à une substance spécifique lui donne un mode d'être particulier, ainsi à l'homme d'être un blanc. Les uns et les autres considèrent donc l'être sous un angle particulier, soit en tant qu'il est celui-ci, soit en tant qu'il est tel. Et c'est ainsi qu'ils attribuèrent aux choses des principes d'action particuliers.
Mais d'autres allèrent plus loin et s'élevèrent jusqu'à la considération de l'être en tant qu'être, et ils considérèrent la cause des choses non seulement selon qu'elles sont celles-ci ou qu'elles sont de telle sorte, mais en tant qu'elles sont des êtres. Donc ce qui est cause des choses en tant qu'elles sont des êtres doit être leur principe, non seulement selon qu'elles sont telles par leurs formes accidentelles, ni selon qu'elles sont celles-ci par leurs formes substantielles, mais encore selon tout ce qui appartient à leur être, de quelque façon que ce soit. Et c'est ainsi qu'il faut affirmer que même la matière première est créée par la cause universelle des êtres.
Solutions
1. Dans ce texte, le Philosophe parle du mode particulier de devenir, qui fait passer d'une forme à une autre, qu'elle soit accidentelle ou substantielle. Mais nous parlons maintenant des choses selon leur émanation à partir du principe universel de l'être. Or, de cette émanation, la matière elle-même n'est pas exclue, bien qu'elle le soit du premier mode de production.
2. La passivité dépend de l'activité. Aussi est-il logique que le principe ultime de passivité soit l'effet du principe ultime d'activité ; car l'imparfait a toujours le parfait pour cause. Il faut en effet que le premier principe, d'après Aristote, soit absolument parfait.
3. Cet argument ne prouve pas que la matière ne serait pas créée, mais qu'elle n'est pas créée sans forme. Car, bien que tout ce qui est créé soit en acte, il n'est pas acte pur. Aussi faut-il que tout ce qui est en lui principe passif soit créé, si tout ce qui appartient à son être est créé.
Objections
1. Il semble que la cause exemplaire soit autre chose que Dieu. Car toute reproduction ressemble à son modèle. Mais les créatures sont très loin de ressembler à Dieu. Dieu n'est donc pas leur cause exemplaire.
2. Tout ce qui existe par participation se ramène à quelque chose qui existe par soi-même, comme la chaleur par rapport au feu, ainsi qu'on l'a dit. Mais tout ce qu'il y a dans les choses sensibles n'existe qu'en participant d'une espèce donnée. Ce qui le montre bien, c'est que dans aucun être matériel on ne trouve seulement ce qui appartient à sa spécificité, mais que des principes d'individuation s'ajoutent aux principes spécifiques. Il faut donc admettre des spécificités existant par soi comme l'homme par soi, le cheval par soi, etc. C'est cela qu'on appelle des exemplaires. Il y a donc des exemplaires qui existent en dehors de Dieu.
3. Les sciences et les définitions portent sur ce qui est spécifique, et non pas sur les particularités : le particulier n'est pas objet de science ou de définition. Il y a donc des êtres et des espèces non singuliers. Ce sont des modèles. On est ramené à l'objection précédente.
4. Denys dit la même chose : « Ce qui est être par soi est antérieur à ce qui est vie en soi et à ce qui est sagesse en soi. »
En sens contraire, l'exemplaire ou modèle est identique à l'idée. Mais les idées, selon S. Augustin, sont des formes principes contenues dans l'intelligence divine. Donc les exemplaires des choses ne sont pas hors de Dieu.
Réponse
Dieu est cause première exemplaire de toutes choses. Pour en être persuadé, il faut considérer qu'un modèle est nécessaire à la production d'une chose pour que l'effet reçoive une forme déterminée. En effet, l'artisan produit dans la matière une forme déterminée à cause du modèle qu'il observe, que ce modèle lui soit extérieur, ou bien qu'il soit intérieurement conçu par son esprit. Or, il est manifeste que les choses produites par la nature reçoivent une forme déterminée. Cette détermination des formes doit être ramenée, comme à son premier principe, à la sagesse divine qui a élaboré l'ordre de l'univers, lequel consiste dans la disposition différenciée des choses. Et c'est pourquoi il faut dire que la sagesse divine contient les notions de toutes choses, que précédemment nous avons appelées idées, c'est-à-dire formes exemplaires existant dans l'intelligence divine. Bien que celles-ci soient multiples, selon leur relation aux réalités, elles ne sont pas réellement distinctes de l'essence divine, en tant que sa ressemblance peut être participée de façon diverse par les divers êtres. Ainsi donc Dieu lui-même est le premier modèle de tout.
On peut en outre dire de certains êtres créés qu'ils sont des modèles pour d'autres, dans la mesure où ils se ressemblent, soit selon la même espèce, soit selon l'analogie que produit une certaine imitation.
Solutions
1. Les créatures n'atteignent pas à une ressemblance avec Dieu selon leur nature spécifique de la manière dont l'homme engendré ressemble à celui qui l'a engendré. Cependant, elles atteignent à sa ressemblance selon qu'elles réalisent ce que Dieu conçoit d'elles ; c'est ainsi que la maison réalisée dans la matière ressemble à la maison conçue par l'architecte.
2. Il appartient à la notion d'homme d'exister dans la matière, et ainsi on ne peut trouver d'homme qui soit sans matière. Donc, bien que l'homme existe par participation de l'espèce, on ne peut le référer à quelque chose qui existerait par soi dans la même espèce, mais à une espèce qui le dépasse, comme les substances séparées. Et il en est de même pour toutes les autres réalités sensibles.
3. Bien que la science ou la définition ne concernent que des êtres, il n'est pas nécessaire que les choses aient l'être de la même manière que l'intelligence dans son acte de connaissance. Car nous, par la vertu de l'intellect agent, nous abstrayons les espèces universelles hors des conditions particulières ; mais cela n'oblige pas à ce que les universaux subsistent en eux-mêmes en dehors des êtres particuliers, pour être leur modèle.
4. Comme dit Denys, par « vie en soi » ou « sagesse en soi » on nomme tantôt Dieu, tantôt les vertus que lui-même a données aux choses, mais non pas des choses subsistantes comme l'entendaient les anciens.
Objections
1. Agir pour une fin semble être le fait de celui qui a besoin de cette fin. Mais Dieu n'a besoin de rien. Donc il ne lui convient pas d'agir pour une fin.
2. Selon Aristote la fin et la forme de la génération, et d'autre part l'agent de cette génération, ne peuvent pas être identiques, car la fin de la génération ce n'est pas son auteur mais son effet dans l'engendré. Mais Dieu est le premier agent de toutes choses. Donc il n'en est pas la cause finale.
3. Tout être désire sa fin. Mais tous ne désirent pas Dieu, car beaucoup ne le connaissent pas. Donc Dieu n'est pas la fin de tous.
4. La cause finale est la première des causes. Donc, si Dieu est à la fois cause agente et cause finale, il s'ensuit qu'il y a en lui succession temporelle. Ce qui est impossible.
En sens contraire, il est dit dans les Proverbes (Proverbes 16.4 Vg) : « Le Seigneur a tout fait en vue de lui-même. »
Réponse
Tout agent agit en vue d'une fin, autrement il ne résulterait de son action pas plus une chose qu'une autre, si ce n'est par hasard. Or, l'agent et le patient, en tant que tels, ont la même fin, mais à des titres différents ; car c'est une même et unique chose que l'agent veut communiquer, et que le patient veut recevoir. Il y a bien des êtres qui agissent et pâtissent en même temps ; ce sont les agents imparfaits, car il leur convient d'acquérir quelque chose même en agissant. Mais il n'appartient pas au premier agent, qui est pur agent, d'agir pour acquérir une fin ; il veut seulement communiquer sa perfection, qui est sa bonté. Et chaque créature entend obtenir sa propre perfection, qui est une ressemblance de la perfection et de la bonté divines. Ainsi donc la bonté divine est la fin de toutes choses.
Solutions
1. Agir par indigence est le propre de l'agent imparfait à qui il est naturel d'agir et de pâtir. Mais cela ne convient pas à Dieu. Et c'est pourquoi lui seul est absolument libéral, car il n'agit pas pour son avantage mais seulement en vue de sa bonté.
2. La forme de l'être engendré n'est la fin de la génération que parce que cette forme est une ressemblance de la forme de celui qui engendre, lequel veut transmettre sa ressemblance. Autrement la forme de l'engendré serait plus noble que celui qui engendre, puisque la fin est plus noble que les moyens qui y conduisent.
3. Tout être désire Dieu comme sa fin lorsqu'il désire n'importe quel bien, que ce soit par un désir intelligent, par un désir sensible, ou par un désir de nature, lequel est étranger à la connaissance ; car rien n'a raison de bien et de désirable sinon en tant qu'il participe d'une ressemblance avec Dieu.
4. Parce que Dieu est cause efficiente, exemplaire et finale de toutes choses, et parce que la matière première vient de lui, il s'ensuit que le premier principe de toutes choses est unique en réalité. Mais rien n'empêche d'envisager en lui, par la raison, plusieurs causalités dont certaines précèdent les autres dans notre intelligence.