La nuée de témoins

Tommy Fallot

« Il y aura un seul troupeau, un seul berger. »
(Jean 10.16)

Vers une Eglise qui voudra la Justice ici-bas.

Je raconte la dernière biographie inscrite à notre programme. Et pourtant, hier encore, semble-t-il, nous étions en Palestine… Combien le christianisme apparaît jeune ! Même en comptant trois courtes générations de trente-trois ans par siècle, – une soixantaine d’hommes, se tenant par la main, représentent la distance qui nous sépare de Jésus. On les transporterait, ensemble, dans un de nos véhicules publics.

Il n’est donc pas très difficile de croire à l’avenir du christianisme, puisqu’il est encore au berceau ; même, ses mouvements restent comprimés par un maillot. Il s’affranchira. Il se manifestera. Il réalisera le rêve du Messie et l’élargira : car, ce n’est pas « Jérusalem, Jérusalem ! » seulement, c’est le monde entier que le Christ abritera sous ses ailes déployées.

Un des annonciateurs d’un tel avenir aura été Tommy Fallot.

Le 4 octobre 1844, dix-huit ans après la mort d’Oberlin, naissait dans sa paroisse, à Fouday, un enfant destiné à relever le manteau du prophète. Il écrivait, plus tard : « J’ai grandi dans le rayonnement de la figure d’Oberlin. Ce voyant, qui passait ses nuits en prière, a renouvelé l’aspect matériel de mon pays natal. » En l’église du village, il distinguait, dans la chaire, le sablier qui avait mesuré pour Oberlin la durée de ses prédications » ; et c’est à lui qu’il devait les images d’animaux que le célèbre éducateur avait dessinées, pour l’enchantement des écoliers. Sa mère lui faisait mémoriser des passages bibliques imprimés en gros caractères, sur de petits carrés de papier, par le « Papa Oberlin », pour ses « chers paroissiens ». Et Tommy Fallot savait que les yeux maternels avaient contemplé le saint homme étendu au cercueil.

Ces influences diverses orientèrent son âme. Vers l’âge de dix ans, il entendit Adolphe Monod, dont la parole pénétrante lui inspira cette résolution subite : « Je ne pécherai plus ! » Il n’aurait pas été capable de définir cette formule, empruntée au vocabulaire ambiant, mais elle correspondait à une profonde réalité, a une intuition vivante ; par là elle était vraie et féconde. Preuve en soit, qu’âgé de treize ans il reçut une secousse morale en écoutant la lecture de quelques passages de Lamennais, dans Les paroles d’un croyant. Il se procura le livre, un an après, chez un bouquiniste de Lausanne, et resta subjugué par ces accents : « Jeune soldat, où vas-tu ? – Je vais combattre pour la justice, délivrer mes frères de l’oppression. » Fallot déclara, environ vingt-cinq ans plus tard : « Depuis ce jour, je compris la grandeur des luttes qui s’imposent à notre génération ; je pris en horreur l’iniquité, sous quelque forme qu’elle se présente, et je jurai d’être fidèle à toutes les causes justes et saintes que Dieu placerait sur mon chemin, si impopulaires qu’elles puissent être. » C’est l’accent du Père Gratry. A la même époque, une amie d’enfance lui demandait : « Quand vous serez un homme, que ferez-vous ? » Après une semaine de réflexion, il répondît : « Je servirai mon peuple. »

A dix-sept ans, il écrivait à un ami : « L’autre jour, on s’est moqué de ma foi en notre génération. J’ai déclaré que nous ferions de grandes choses ; nous sommes deux ou trois qui voulons nous appuyer de plus en plus sur la force divine. Nous serons le sel de notre génération. » Mais comment ? En devenant « des apôtres de la vérité parmi la jeunesse ». Et déjà, il exprime son aversion pour les disputes purement théoriques. La méthode à suivre, dans la discussion, serait d’avancer, « en s’appuyant sur les données de la conscience de son adversaire ; puis, surtout, de témoigner de l’affection ».

Telles étaient les ambitions morales qui travaillaient son âme, quand il se résolut, l’année suivante, à devenir industriel. Il s’y prépara, durant cinq années, par une série d’études, théoriques ou pratiques, en Suisse, en Allemagne, en Angleterre. Dans quel, esprit, on le devine par un dialogue significatif. Une femme alsacienne lui avait exprimé le désir de l’avoir, un jour, pour maître. « Sur quoi, raconte Fallot, je la réprimandai, disant que je ne serais le maître de personne. – Mais, Monsieur, c’est vous qui nous faites gagner notre vie… –Et vous la nôtre ! repris-je. »

C’est durant cette période qu’il traversa la crise religieuse de la conversion. Il se trouvait alors dans une ville allemande, Eiberfeld, pour y suivre les cours d’une école de tissage ; en même temps, il étudiait l’économie politique et lisait des ouvrages de mysticisme. Mais l’influence la plus profonde fut celle de deux pasteurs à la piété rayonnante ; pour eux, l’essence du christianisme se concentrait dans la communion avec le Christ présent et vivant. Ce fait s’imposa au jeune chercheur avec la clarté d’une révélation. Jusque-là, ses idées et ses sentiments avaient bouillonné sans qu’il trouvât le centre où reposer son âme ; or, il en venait à méditer sur cette expérience : les chrétiens possèdent la pleine harmonie intérieure, et un équilibre magnifique de leurs facultés, dans la mesure où ils « croient en Jésus-Christ comme à une réalité » Un jour, qu’il scrutait la parole de saint Jean : « Dieu nous a donné la vie éternelle, et cède vie est dans son Fils », – il ajouta : il Si donc c’est de Dieu que procède la vie supérieure que nous contemplons chez quelques hommes, et qu’elle y prend un accroissement toujours plus grand (1), à mesure que ces hommes s’unissent plus complètement à Jésus-Christ, Dieu rend un témoignage aussi éclatant qu’il peut le faire à la personne et à l’œuvre de Jésus-Christ Mon Dieu, ouvre mes yeux ! »

(1) Peu clair. Lire : « et si c’est de Dieu qu’elle prend chez ces hommes un accroissement... »

Prière exaucée le lendemain 22 octobre 1865, un dimanche soir. Dans sa chambre solitaire, sous le firmament silencieux, Fallot reçut en plein cœur l’éclair spirituel de la certitude. Il voulut fixer l’expérience rédemptrice, et il écrivit : « Tout en Christ : en lui sont résolus les problèmes qui obsèdent l’esprit de l’homme... Christ vit dans son disciple, non comme un souvenir, mais comme une réalité… Je te pressentais, je te concevais, mais je ne pouvais te saisir, ô mon Dieu ! Par Christ et en Christ, tu te donnes à moi... Je n’osais te confesser, Jésus; fils de Dieu, Sauveur du monde, mais tu m’apparais comme la vie. Désormais, sois mon maîtres, mon frère, mon appui. »

La solidité de cette conversion fut démontrée par la suite ; car en 1871, marié, père de famille, âgé déjà de vingt-sept ans, et malgré ses neuf années de préparation industrielle, il sacrifia son avenir patronal, renonça aux perspectives de richesse, et s’inscrivit comme étudiant en théologie, à Strasbourg.

Pourquoi ? On n’explique pas une vocation, un appel d’En-Haut. Il entendit, il obéit. A, ce moment-là, il écrivait : « Le mineur qui creuse une mine, le laboureur qui défriche, ont devant eux un objet passif. L’homme qui prie, lutte et cherche, a devant lui un objet actif : Dieu, Jésus-Christ. L’homme cherche... quelqu’un qui le cherche ; l’homme veut aimer... quelqu’un qui l’aime ; l’homme désire... quelqu’un qui le désire. »

On comprend par là que la théologie représentait, pour lui, tout autre chose qu’un essai de philosophie religieuse. Elle est, disait-il, « la science des forces divines mises au service des misères humaines, science toute d’observation et d’expérimentation... Prier, c’est se donner... Une pensée infirme trahit une vie infirme... Veux-tu faire quelque chose ? Il faut être quelque chose. Veux-tu faire l’œuvre de Jésus-Christ ? Sois toi-même une œuvre de Jésus-Christ. »

Fidèle à ces principes, il composa une thèse de théologie pratique sur Les pauvres et l’Evangile. Par une pénétrante étude psychologique de la mentalité des indigents, il explique pourquoi ceux-ci se désintéressent d’une prédication abstraite, et d’ailleurs partiale : « On persiste à taire la vérité à ceux d’en haut, pour la prodiguer plus durement à ceux d’en bas. » Par là, on éloigne ces derniers de l’Eglise, et on les abandonne aux exploiteurs de la rancœur, de l’envie et de la haine. »

Nommé vicaire luthérien dans une des paroisses du Ban-de-la-Roche, il s’aperçut que beaucoup de ses paroissiens considéraient le pasteur « comme un être hybride, tenant à la fois du commissaire de police et du maître d’école. Ce qu’ils lui demandent, c’est d’avoir un bon cœur pour aider les nécessiteux, mais de parler vigoureusement contre les mendiants ou les gens méprises pour leurs vices grossiers. » Mais, son idéal reste celui d’Oberlin. Celui-ci aurait pu signer l’avis suivant : « Je prends la liberté de rappeler à mes chers paroissiens que demain est le premier dimanche de l’Avent. C’est le moment de nous préparer aux fêtes de Noël... Je vois avec peine que l’on se gêne de venir en sabots à l’église. Dieu ne fait pas attention à de semblables choses. Je supplie tous mes paroissiens de prendre l’habitude de venir en sabots à l’église, pour ne pas souffrir du froid. »

Ses trois années de ministère alsacien furent marquées, pour Fallot, par de fécondes expériences dans le domaine de la cure d’âme, et aussi du travail personnel intensif sur lui-même, par la prière et par la méditation. Il participa aux bénédictions d’un réveil spirituel qui éclata dans la paroisse, mais il traversa des moments de désolation et de dégoût devant la superstition cléricale, souvent si virulente au sein du protestantisme. Le fond de notre prédication est biblique, disait-il ; mais elle est contre de par certains « actes traditionnels et païens », par exemple : la communion des mourants, les baptêmes d’enfants de parents incrédules ou légers, la confirmation des catéchumènes. L’âme de Fallot est déjà une plante vivace, vigoureuse, excessive, qui s’épanouit sans cesse en bourgeons nouveaux, gonflée d’intuitions qui éclatent ; il étouffe dans l’atmosphère de l’ecclésiasticisme.

En 1875, les circonstances de l’Alsace, après la guerre franco-allemande, lui fournirent l’occasion de s’orienter vers une forme de ministère moins traditionaliste. Chaque dimanche, en effet, au culte public, il priait « pour les autorités auxquelles il a plu à Dieu de nous soumettre » ; mais on voulut lui imposer une prière liturgique plus explicite. Il trouva que ce texte officiel présentait un caractère politique autant que religieux, et il donna sa démission de pasteur eu Alsace.

Dès lors, son idéal de l’apostolat put s’affirmer plus librement à Paris, où il devint pasteur d’une Eglise indépendante de l’Etat ; il commença son ministère à la « Chapelle du Nord », en 1876. Tout de suite, il prit contact avec le sordide quartier de La Villette, où il parlait régulièrement dans une des salles de la Mission populaire, fondée par le pasteur anglais Mac All. Ses passionnantes expériences en un tel domaine ramenèrent à prêcher, dans son église, à la fin de 1878, onze prédications sur l’Oraison dominicale. Date importante ; elle marque l’apparition en France, pour nos églises protestantes, du christianisme social.

Fallot s’écriait dans ces discours, devant un auditoire de petits bourgeois, dans le quartier commerçant de la gare de l’Est et de la gare du Nord, et presque en face de l’église romaine dédiée à Saint-Vincent de Paul : « Que les chrétiens renoncent à ce vieil idéal de piété sans entrailles et sans horizon, qui nous poursuit comme un cauchemar !… L’humanité parfaite, que nous contemplons en Jésus-Christ, telle est la révélation définitive que Dieu nous donne de sa personne. Dire que Dieu est un Père, ou parler de la parfaite humanité de Dieu, est identique … La mission terrestre de l’Eglise est de prêcher la paternité divine d’une manière efficace, pour entraîner les hommes à la pratique de la fraternité humaine… Le socialisme a emprunté à l’Evangile une bonne partie de son programme. Il veut constituer la société sur les bases de la justice ; l’Evangile le veut aussi ; à cet égard, blâmer le socialisme serait condamner l’Evangile et les prophètes. »

Mais le prédicateur souffrait des résistances qu’il sentait croître contre son message. Il s’efforça de le justifier, en terminant la série de ses prédications : « Le protestantisme a une admirable mission ; à lui de dégager le véritable idéal social qui sait unir les deux termes : obéissance et liberté ; il n’a qu’à ouvrir la Bible… Il faut à l’Eglise la voix d’un Ezéchiel, le front d’airain d’un Jean-Baptiste, pour courber l’orgueil des puissants…, pour préparer la réconciliation sociale en provoquant une véritable repentance… Chrétiens ! au lieu de décourager les serviteurs qui, dans leur infirmité, essaient d’aborder cette grande tâche, soutenez-les. »

Malgré cet appel pathétique. Fallot fut bientôt mis en suspicion par les dirigeants du protestantisme parisien ; doublement dangereux, comme rêveur et comme tribun, il fut écarté par les représentants d’une orthodoxie conservatrice. Alors, il connut l’indignation contre une piété qu’il caractérisait ainsi : « Un mélange de mondanité et d’étroitesse. » Il fut labouré par de saintes colères, qui menacèrent en lui le mystère de la vie profonde. Il écrivait, plus tard, au sujet de cette crise violente : « C’est mon socialisme qui m’a sauvé ; j’y ai conservé un minimum de foi religieuse positive ; et, en vivant de cette foi, et en la servant, j’ai esquivé une masse

de luttes dogmatiques et ecclésiastiques, qui eussent fait de moi un négateur et un révolté sur toute la ligne. » Cet aveu dramatique éclaire d’un jour singulier l’histoire des hérésies ; l’Eglise dite chrétienne a souvent torturé à mort des hommes qu’elle avait froidement calomniés, poussés à bout, exaspères, – alors que leur vrai crime était d’avoir pris au sérieux la religion du « Notre Père ».

Fallot ne se laissa pas intimider ; au lieu de discuter avec ses pieux adversaires, il agit. Les huit années qui suivirent, débordèrent de labeurs et de luttes ; pasteur d’une modeste chapelle, il fit de la France entière sa paroisse. Il se dépensa au service de la Ligue pour le relèvement de la moralité publique ; dans ses conférences, à Paris et en province, il clamait que la Femme était la victime d’une législation élaborée par les seuls hommes, et qui la réduisaient parfois en esclavage ; il appuyait cette conviction sur l’étude méthodique du Droit, entreprise à quarante ans. Après avoir fondé, parmi les ouvriers des partis avancés, un Cercle socialiste de la libre pensée chrétienne, il organisa, parmi ses paroissiens, une Société d’aide fraternelle et d’études sociales, dont il définissait ainsi le but : « Grouper les hommes et les femmes de bonne volonté, désireux de pratiquer avec intelligence et droiture les commandements de Jésus-Christ. » A la même époque, il accepta la présidence d’un groupement significatif : L’Association protestante pour l’étude pratique des questions sociales. Les statuts disaient : « Elle s’appliquera à mettre en lumière tout ce qui, dans l’ordre de choses existant, est contraire à la justice et à la solidarité, tout ce qui est de nature à empêcher le développement moral et religieux de l’individu, et par conséquent son salut. »

Ces derniers mots expliquent une formule employée, souvent, par Fallot et ses disciples : « Le droit au salut ». Elle signifie que, parmi les droits fondamentaux de la personne humaine, s’affirme le droit de pouvoir vivre, ici-bas, en sauvant son âme ; ce qui implique un ensemble de conditions favorables à l’éducation morale de la conscience, et à la vie spirituelle, dans le milieu familial et social.

Vers une Eglise qui unira prière et pensée.

Au moment où Fallot, âgé de quarante-cinq ans, et lancé dans le tourbillon d’une activité grandissante, paraissait destiné à incarner l’idéal du christianisme social, dont il était le prophète et le pionnier, la maladie, brusquement, coupa son ministère en deux : après dix-sept années d’apostolat public et retentissant, il allait vivre quinze années d’activité diminuée, dans la faiblesse et la souffrance. Mais cette seconde période se montra plus riche encore et plus féconde que la première.

La crise de santé, due au surmenage, fut accompagnée d’une crise de pensée. Quelques années auparavant, il avait prononcé, devant un Synode, le discours-programme où il s’écriait : « Les Eglises ont voilé le Père, elles ont oublié les frères. Notre société cherche une religion laïque. » Et maintenant, quels accents imprévus ! « Philanthropes et humanitaires, si vous n’avez à offrir à mon âme que vos réformes à ras de terre, vous feriez mieux de la laisser tranquille, car elle y étouffe... De toutes les idolâtries, la plus grave est l’idolâtrie humanitaire. »

A cette époque, j’étais pasteur en Normandie, où le problème de l’alcoolisme s’imposa fortement à ma conscience. J’écrivis à Fallot, espérant qu’il me donnerait des conseils pour une campagne à entreprendre contre le fléau. Il me répondit en substance : « La société est pourrie ; les jugements divins vont éclater ; la tâche des églises est de se transformer en abris provisoires avant la tourmente, comme Noé construisit l’arche en prévision du Déluge. »

Pourquoi parlait-il ainsi ? Au nom d’une expérience amère. Ses efforts pour secouer l’opinion en faveur d’un idéal de moralité publique et privée, s’étaient heurtés à l’indifférence ou l’hostilité. Comment donc bâtir l’édifice des temps nouveaux sur des bases de sable et de boue ? Il découvrait l’urgence de modifier sa méthode, sans toutefois changer de but.

Celui-ci restait le Royaume de Dieu : « Que ta volonté – (celle du Père) – soit faite sur la terre ! » Mais, au lieu de dire : Modifions les institutions pour atteindre les individus ! – il préférait dire : Modifions les individus pour atteindre les institutions ! Au lieu de son ancienne formule : Allons vers l’âme à travers la société ! – il préférait la formule nouvelle : Allons vers la société à travers l’âme ! Donc, il n’abandonnait pas la vision révélée par le christianisme social ; il allait même jusqu’à s’exprimer en ces termes : « La fin de l’âme est la société parfaite ». En d’autres termes, le but auquel, de toutes ses forces, elle tend, – c’est la constitution de la famille du Père, seul milieu où l’âme puisse complètement s’épanouir.

Cependant, avouait Fallot, le chrétien s’égare quand il cesse d’opérer par des moyens spirituels. Il écrivit à un ami : « Je n’ai craint aucune association ; plutôt que de moisir dans les églises avec des hommes qui ne comprenaient rien à l’œuvre de Dieu, je me suis associé avec des athées, chez lesquels je croyais, trouver une certaine idée de la volonté divine... Mais je suis arrivé au moment où j’ai assez de cet effort centrifuge, et où le besoin de vivre dans l’intimité continu elle de Dieu ne me laisse plus de repos. »

Et, plus tard, portant un jugement sur son passé, il disait : « Au début de la vie, je m’étais figuré que l’idéal était de beaucoup faire ; et j’ai agi avec passion, et comme pasteur, et comme tribun populaire ; et puis, soudain, j’ai compris que la grande chose n’est pas de beaucoup faire, mais de se faire soi-même dans la force de Dieu. »

Après avoir donné sa démission de pasteur à la Chapelle du Nord, Fallot se retira dans le Midi. Trois années de retraite, de repos, et de recueillement, lui rendirent assez de santé pour qu’il reprît, en 1893, une activité pratique. Il fut d’abord évangéliste indépendant, donnant des conférences religieuses à travers la Drôme ; puis, les circonstances ramenèrent à devenir pasteur, successivement, dans deux paroisses rurales de l’Eglise Réformée. « J’ai juré à Jésus-Christ de ne plus marcher que sur la voie spirituelle, et selon la méthode spirituelle. »

Des maux de tête et des crises de fatigue cérébrale l’obligeaient, souvent, à se concentrer dans le silence et la solitude. En sa dernière paroisse, Aouste, son cabinet de travail était installé dans une mansarde : « Elle a une fenêtre très basse, écrivait-il ; impossible de rien voir si je suis debout. Pour admirer nos belles montagnes, je suis forcé de m’asseoir ou de m’agenouiller, excellent exercice. Hier, vers onze heures du soir, j’ai passé de longs instants agenouillé en face de ce merveilleux spectacle éclairé par le clair de lune. »

Non seulement il consacra beaucoup de temps à la prière, mais il s’absorba, de plus en plus, dans la méditation assidue de la Bible. « A genoux, j’étudie la méthode biblique d’étudier la Bible. Il me semble que je la comprends un peu, et j’ai la foi que Dieu m’en accordera une intelligence toujours plus complète. Mais ceci est déjà certain pour moi, c’est que la Bible est un livre absolument différent de tous les autres, et qui ne peut s’étudier qu’à genoux, c’est-à-dire dans l’esprit d’humilité. »

Il disait encore : « La Bible, c’est le Christ venu en chair, dans une chair infirme à bien des égards, mais c’est le Christ ; et c’est de la Bible que le Christ dit (aussi bien que de sa personne) : « Si vous ne mangez ma chair..., vous n’aurez point la vie en vous-mêmes... » Les catastrophes qui grondent vont ramener les croyants à la Personne, Jésus-Christ, le même hier, aujourd’hui, éternellement ; et lorsque les âmes seront altérées de la Personne, l’intelligence du volume leur sera rendue, pas avant. »

Cette grande certitude s’empara de lui avec une telle force, qu’il ne se lassait point d’y revenir : « Avec tous les mystiques, j’ai vécu quelque temps dans l’idée que la Personne suffisait. Plus j’avance, et plus je m’aperçois que, pour communier avec la personne de Jésus-Christ, il me faut le Livre. Voilà pourquoi je donnerais volontiers les trois mille volumes que j’ai traînés ici, pour ma vieille Bible ; voilà pourquoi le rouge me monte au front, lorsque je pense au dédain avec lequel je l’ai si longtemps traitée. »

A travers les crises physiques et les deuils de famille, qui assombrirent ses dernières années, Fallot s’obstina vaillamment à rédiger, pour ses humbles paroissiens, des explications sur la Bible ; il leur fournissait un fil conducteur pour le plus merveilleux voyage d’exploration à travers le Livre des livres. Dans le Nouveau Testament, il contemplait « l’Evangile, c’est-à-dire la Bonne Nouvelle, envisagée sous trois formes différentes. Avant tout, la Bonne Nouvelle de la Réconciliation. Tant qu’il y aura, ici-bas, des hommes qui mèneront deuil sur leurs fautes, chacune des paroles qui exprime le message de grâce conservera sa vertu libératrice. – Ensuite, la Bonne Nouvelle de la Vie parfaite et incorruptible, dont le Christ actuellement vivant et agissant demeure la source jaillissante. – Enfin, la Bonnet Nouvelle de la Cité merveilleuse, à l’avènement de laquelle travaille l’Humanité nouvelle, et dans laquelle elle réalisera sa destinée. »

Fallot emploie aussi un autre vocabulaire pour caractériser le triple Evangile, qui s’adresse, dit-il, d’abord à l’homme spirituel, puis à l’homme moral, enfin à l’homme social. Il écrit : « Christianisme spirituel, Christianisme moral, Christianisme social : une seule et même plante envisagée à trois périodes différentes. Le christianisme de Jésus-Christ, des apôtres, et des saints de tous les âges, a été spirituel dans ses racines, et social dans ses fruits. J’ajoute : il a été social, parce qu’il a été spirituel. »

Il va sans dire que le christianisme social, ainsi entendu, reste inséparable du christianisme missionnaire. Par la parole et par la plume, Fallot ne cessa de rendre témoignage, avec un enthousiasme réfléchi, à la souveraine Cause de l’évangélisation mondiale : « Si la religion du Christ, écrivait-il, n’est pas conquérante, elle est un mensonge. » En effet, « la piété que le Christ inspire » aux siens est « l’élixir de l’humanité véritable ». Dès lors, « l’œuvre des Missions reste l’œuvre par excellence des disciples fidèles ».

Mais les horizons de Fallot s’élargissaient toujours ; il étouffait, de plus en plus, dans le monde visible. Il s’écriait, vaincu par la maladie : « C’est odieux de ne plus avoir le droit de se fatiguer ! J’aimerais tant pouvoir encore travailler quelques années... Ce sera comme Dieu le voudra ; et puis, au bout de la sombre vallée, mon âme secouera tous ses fardeaux, et je me désaltérerai aux sources de l’éternelle jeunesse... La souffrance aiguë n’entre pas dans les existences, sans y faire une œuvre utile. Elle nous communique, peu à peu, un profond sentiment du néant des choses qui passent. C’est à travers les larmes que notre âme prend conscience de sa destinée éternelle. La prière, si dédaignée par les esclaves du visible, apparaît alors comme le sceptre royal. Prier n’était rien, prier devient tout. »

Une idée, surtout, s’empara de lui : la Communion des saints : « C’est par la prière que les malades collaborent à l’œuvre de Dieu ; c’est par la prière que nos morts bien-aimés interviennent dans nos difficultés... Ceux que j’aime sont plus nombreux là-haut qu’ici-bas. C’est la noble et généreuse compagnie des vivants qui ont cessé de mourir ; car vraiment, à part certaines heures de lumineuses anticipations, l’existence terrestre, effort dans le brouillard, est une mort à petit feu, plutôt qu’une vie... Lorsque nous aurons franchi l’étroit défilé, et que nous aurons débouché en pleine lumière, nous nous prendrons en pitié d’avoir fait tant de manières pour échanger les froides contrées de la mort contre les radieux pays de la vie intense et harmonieuse. »

A un autre moment, pleurant une fille bien-aimée, il déclarait : « Je viens de faire l’expérience de la vertu pacificatrice des doctrines que j’enseigne sur l’au-delà. Et dire qu’elles ne sont pas connues d’un chrétien sur mille ! » Dans une brochure intitulée : Sur le Seuil, on trouve les chapitres suivants : « Nos invisibles s’intéressent-ils à nous ? – Que faire pour nous rapprocher de nos morts ? – Quelques règles d’hygiène spirituelle à suivre, pour nous établir fortement dans la communion des Bienheureux. »

Admirez, en Fallot, un équilibre admirable des facultés. D’autres ont rayonné, comme lui, sur le plan mystique ; mais, d’ordinaire, le développement intensif de la vie intérieure se réalise aux dépens, soit de l’action, soit de la pensée. Or, nous avons observé que Fallot, – loin de déprécier l’activité pratique, à mesure qu’il priait davantage, – apprit, au contraire, à lui donner sa véritable valeur sur le plan social et missionnaire ; tellement qu’il résuma toute sa philosophie religieuse dans un volume intitulé L’action bonne. « Si ce livre, écrivait-il, dans lequel je fais passer mon âme, hâtait de quelques jours seulement la délivrance du mal et de la souffrance, objet du désir universel, je n’aurais pas vécu ni lutté en vain... Je veux appeler les hommes à l’Action. »

D’autre part, il existe des chrétiens sincères qui, en avançant d’un pas sur le chemin de la piété, reculent de deux pas sur le chemin de la pensée. Ils n’en ont pas conscience, car leur foi religieuse est enveloppée d’une croyance doctrinale qui exprime, pour eux, une vérité absolue ; dès lors, ils ont l’illusion d’être les champions d’un dogme intelligible, alors qu’ils refusent, trop souvent, de réfléchir. Contre cette attitude, Fallot, l’homme de l’intense méditation, s’élevait avec vigueur ; si l’action, pour lui, était inséparable de la prière – (car « l’âme ne peut agir qu’autant qu’elle reçoit ») – l’action, d’autre part, exigeait la pensée : « Mieux penser, pour mieux agir. » Et aussi, pour mieux croire : « La foi peut être efficace jusqu’à un certain point, en demeurant confuse, mais il n’y a pleine certitude que là où il y a prise de possession par la pensée. »

Ici encore, quel équilibre harmonieux dans l’âme d’un Fallot ! S’il revendique les droits de l’intelligence, il combat les usurpations de l’intellectualisme, c’est-à-dire le système qui met dans la tête le centre de gravité d’une personnalité morale, méprise qui caractérisé le rationalisme. Celui-ci est souvent le fait d’une théologie « conservatrice », autant que d’une théologie « libérale ». Ecoutez le penseur jaugeant la pensée : « Il importe qu’aux étroitesses de l’intelligence, qui vont souvent de pair avec la pire mondanité, on substitue les saintes étroitesses de la conscience. La primauté accordée à la doctrine a tout faussé. » Il dénonce « l’erreur homicide que commettent les hommes, lorsqu’ils se préoccupent beaucoup plus de penser correctement que de bien agir. La banqueroute de tant d’Eglises proclame que la pensée n’est jamais une fin, mais un moyen ».

Toujours concret, il prend un exemple de « la maladie raisonnante ». Il cite les « discussions sans fin qui se sont engagées au sujet de la personne du Christ. Le délire dogmatisant y a atteint son maximum d’intensité. Moins on se souciait de faire la volonté du Maître, et plus on se perdait en subtilités à propos de la relation du Père avec le Fils et de l’union, en ce dernier, de la nature divine et de la nature humaine. On exaltait sa personne pour pouvoir d’autant mieux fouler aux pieds ses commandements. » Visant alors « l’histoire des querelles dogmatiques et du mal incalculable qu’elles ont fait à l’œuvre du Christ », il ajoute : « Je réclame pour tout croyant le droit de débarrasser son cerveau des idées qui l’encombrent sans la moindre utilité. »

En conséquence, il aboutissait aux résultats suivants : « La révélation que Dieu nous accorde de sa personne, c’est la parfaite humanité de Jésus-Christ. Lorsque nous statuons en Jésus-Christ un je ne sais quoi d’inconnu et d’inconnaissable que nous appelons sa nature divine, nous demandons à l’inexplicable de nous expliquer Dieu. Etrange procédé ! » Mais ces remarques ne l’empêchent pas de communier avec la chrétienté traditionnelle dans l’adoration du Sauveur. « Je me sens libre d’adorer le Christ, parce que je ne sais pas comment je ferais pour adorer le Père, si je ne l’adorais en Jésus-Christ. Je fléchis donc les genoux devant le Fils pour qu’il me révèle celui qui seul peut et doit être l’objet de mon adoration. »

Cette formule est-elle compréhensible ? Il ajoute : « Ceci peut ne pas paraître suffisamment clair, c’est que la réalité déborde souvent la pensée. » Mais, préoccupé de rester accessible aux plus humbles disciples du Maître, il conclut : « Il y a une définition pratique de la divinité du Christ à la portée de tous. La voici : Je crois vraiment et efficacement à la divinité du Christ, lorsque j’attends tout de lui et que je m’applique à tout faire pour lui. Vivre de lui et vivre pour lui, c’est en savoir plus long sur lui que tous les théologiens. »

En effet, « les hommes qui ont élaboré les doctrines traditionnelles, – quelques-uns étaient des hommes de pensée puissante et de grande piété, – ont tous été victimes d’un mirage. Au lieu de viser à faire l’union dans les actes, ils se sont obstinés à poursuivre l’unité dans les pensées. Ils se sont épuisés à chercher la solution du plus insoluble des problèmes : comment amener les hommes à penser de même ? »

Vers une Eglise qui supprimera la rivalité des églises.

Où tendaient les principes de Fallot sur la primauté de l’Action dans l’Eglise ? Vers une chrétienté. Le duel séculaire entre l’idéal catholique et l’idéal protestant lui apparaissait inadmissible pour la raison, intolérable pour le cœur. Sans doute, il n’était pas encore pleinement maître, en ce domaine, de son vocabulaire ; et il emploie trop souvent le terme de catholicisme, sans marquer la distinction qui s’impose entre celui-ci et le romanisme. Toutefois, il est facile, en le lisant, d’établir cette mise au point quand elle est nécessaire ; et l’on peut alors suivre avec joie, jusqu’au bout, le rayon de sa lumineuse pensée.

Il citait, un jour, la parole adressée à son beau-père par l’abbé Gratry : « Il est temps de provoquer le groupement de tous ceux, je ne dirai pas : qui croient à l’Evangile, je ne dirai pas : qui croient en Dieu, mais qui croient tout simplement au bien. » Donc, affirmait Fallot, nous appelons à nous, pour le relèvement de la moralité publique, « tous les hommes qui croient à la conscience ».

Dès sa jeunesse, d’ailleurs, il avait subi 1’empreinte ineffaçable d’un mystique luthérien, l’industriel Christophe Dieterlen. Or, celui-ci avait refusé de participer à une « œuvre de propagande évangélique parmi les populations catholiques des Vosges ». Ses raisons ? Il écrivit aux promoteurs : « Allons droitement, simplement, soumis à la Parole, éclairés par elle ; en Lui, nous nous rencontrerons. En attendant, ignorez-moi pour tout ce qui est protestantisme et protestants ». Et il avait fait suivre sa signature d’un Post scriptum : « Protestant – qui voudrait bien être protestant – si les protestants n’étaient pas si… protestants. »

A l’école de ce maître original, et souvent paradoxal, Fallot ne craignait pas de revendiquer, pour les fils de la Réforme, le droit de rendre justice à l’Eglise catholique.

Dans sa thèse de baccalauréat en théologie, il écrivait, bravant les malentendus possibles sur son exacte pensée : « La confession est la condition indispensable de la vraie curé d’âme ; par confession, nous entendons l’aveu libre et spontané de ses peines et de ses péchés à un serviteur de Jésus-Christ, pasteur ou laïque…, pour chercher par l’intermédiaire de cet homme le secours d’en haut… » Recevoir de telles confidences est « la charge la plus dangereuse du pasteur ; mais elle est aussi la plus glorieuse ».

Pendant la guerre franco-allemande, en 1870, il apprit que des coreligionnaires se formalisaient du témoignage qu’il avait rendu au dévouement des aumôniers catholiques. Cette attitude l’indigna : « Je suis toujours plus honteux de cet esprit vraiment sectaire de nos protestants. Mon Eglise, c’est l’Eglise de Jésus-Christ, Eglise où j’adore Dieu avec tous les rachetés du Christ, de quelque nom qu’ils s’appellent. Ma douleur, c’est que cette Eglise soit déchirée aux yeux du monde, et, parce qu’elle est déchirée, qu’elle soit impuissante. Tant que l’Eglise est déchirée, je n’attends rien de parfait d’aucune église particulière, parce que ce serait contraire aux lois divines qu’un membre pût se développer, séparé des autres membres. »

D’où la conclusion suivante : « Chaque véritable église chrétienne est dépositaire d’un certain nombre de dons que Dieu lui a confiés ; chaque église doit donc faire valoir ses talents, tout en se rendant bien compte que la tâche qu’elle accomplit est mélangée, puisque l’Eglise seule, l’’Eglise complète, accomplira dans toute sa plénitude et dans toute sa gloire la tâche qui lui est confiée par son Chef. Ce sentiment de nos divisions et de nos imperfections me force à constamment rechercher, dans chaque église le bien et le réel ; si toutes les églises commençaient à regarder les unes vers les autres, pour rechercher, chacune chez sa voisine, ce qu’il y a de beau et de louable, il y aurait un grand pas de fait vers l’union en esprit et en vérité… »

Enfin, allant jusqu’au bout de sa pensée, Fallot ne reculait pas devant ces déclarations hardies : « Comme Français, de plus, je suis catholique. Je m’explique : comme chrétien chargé de représenter Jésus-Christ en France, je suis contrant de suivre, avec la plus profonde sympathie, tout ce qui concerne l’église catholique, église chargée par Dieu de servir mon peuple. Je suis honteux de ses grandes misères (et je ne m’en frotte pas les mains, comme quelques-uns) ; par contre, j’ose être fier de ses glorieux dévouements. »

On ne peut se défendre de la pensée que le jeune luthérien d’Alsace n’avait pas la fibre d’un huguenot des Cévennes ou d’un Réformé de l’Ile de France. Il lui manquait peut-être, à cette époque, une certaine vibration de l’âme Protestante, encore étourdie par l’ouragan de la persécution. Mais, sur le fond des choses, comment nier que sa vision fût réellement évangélique ?

Quand il devint pasteur dans l’Eglise calviniste, il ne dissimula point qu’elle représentait en France, parmi les confessions protestantes, celle qui lui inspirait « le moins de sympathie naturelle ». Il lui reprochait, en particulier, de méconnaître la valeur et de négliger l’usage des sacrements, au-moins dans la région où il exerça le ministère. « La communion, distribuée quatre fois par an, est la négation de cet acte. » Il disait également, à juger des paroisses qu’il visitait : « Nous n’avons pas pris au catholicisme ce qu’il a de bon, mais nous lui avons emprunté ce qu’il a de mauvais. Le cléricalisme pratique de notre protestantisme français est inouï. Les laïques ont déserté, ils se sont déchargés de tous leurs devoirs sur les pauvres pasteurs. »

D’ailleurs, il mettait le christianisme lui-même au-dessus de ses réalisations historiques, et il ne liait pas l’avenir de l’Evangile en France au triomphe du protestantisme ecclésiastique. Il s’affirmait dégagé du « préjugé protestant ». Preuve en soi ce jugement rude : « Le protestantisme n’a d’autre mission que de préparer la reconstitution de l’Eglise catholique évangélique dans la vérité et la charité ; s’il se désintéresse de cette tâche glorieuse, il se montre incapable de comprendre la substance de l’Evangile. »

En effet, pour Fallot, que sont Catholicisme et Protestantisme ? Deux aspects du Christianisme destinés à se compléter l’un par l’autre. De même, dit-il, dans l’Ancien Testament, les prêtres et les prophètes collaboraient ; la religion du rite et la religion de la parole ne se contredisent pas fatalement. Ceci est fort juste ; le prophète Moïse institua le prêtre Aaron. Pourquoi ? Fallot l’explique nettement : « Le prophétisme, merveilleux agent de purification, est, abandonné à ses seules forces, privé de toute puissance plastique. Si le prophète s’isole du prêtre, si l’homme de l’inspiration puissante, mais anarchique, continue à faire la guerre an prêtre, et à confondre dans un même dédain le rite et l’abus du rite, le symbole et l’abus du symbole, le prophète se condamne à passer ici-bas, sans pouvoir faire œuvre qui dure. »

C’est ce que Fallot nomme « la loi maîtresse de l’histoire, la loi de l’incarnation ». Il ajoute : « Les plus nobles aspirations, lorsqu’elles ne réussissent pas à prendre corps dans des actes, dans des habitudes, dans des institutions, ne laissent pas plus de traces que la nuée qui reflète les gloires du soleil couchant. Il faut donc que la pensée théologique protestante ne continue pas à s’égarer sur de fausses pistes, qu’elle apprenne à devenir juste à l’égard de l’œuvre providentielle confiée au catholicisme. »

La légitimité de l’idéal catholique et la légitimité de l’idéal protestant s’imposent donc à Fallot, comme à Vinet ; il les considère comme appelés à collaborer utilement, pourvu que l’on départage le champ d’activité où chacun des deux principes a pour mission de rayonner. La vérité du catholicisme perpétue l’Eglise universaliste ; la vérité du protestantisme suscite les convictions personnelles ; c’est pourquoi l’on a pu dire que, d’après Fallot, l’Eglise chrétienne sera catholique ou ne sera pas ; et l’individu chrétien sera protestant ou ne sera pas. L’avenir du christianisme, ici-bas, serait ainsi lié à l’apparition d’un organisme ecclésiastique, dont le corps serait catholique et dont l’âme serait protestante.

Le catholicisme, livré à lui-même, paralyse l’âme invisible de l’Eglise ; mais le protestantisme, abandonné à lui-même, détruit le corps de l’Eglise visible. La tâche sublime de l’heure actuelle consiste donc à grouper les éléments dispersés de la vérité totale, au sein d’une Eglise rajeunie, viable, vivante, saine en son robuste équilibre, et respirant pleinement par ses deux poumons : l’idéal de l’unité, l’idéal de la liberté. Fallot décrivait l’avenir en voyant : « C’est bien la vieille Eglise catholique qui se renouvellera pour recevoir ses enfants longtemps séparés ; et c’est sur elle que doit d’ores et déjà se reporter notre affection. Son évolution nous concerne. Si nous ne pouvons agir sur elle directement, aidons-la tout au moins de toute l’énergie de notre sympathie, pour hâter le jour où nos enfants adoreront devant ses autels. »

Il précisa son attitude personnelle, en 1894, dans une lettre à un abbé. « Vous voulez, me dites-vous, constituer le parti protestant dans l’Eglise catholique. J’aimerais aider à la constitution du parti catholique dans l’Eglise protestante. Chez vous, la tendance à fortifier est celle qui prévaut à l’excès chez nous ; de même, nous avons laissé s’affaiblir le secret de la puissance plastique. Vous savez construire, vous, mais vos moellons sont parfois bien mauvais ; nous disposons souvent, nous autres, de pierres de granit, et nous ne savons qu’en faire... Dieu réunira, tôt ou tard, ce que les hommes ont séparé. Notre tâche est de préparer ce glorieux retour en donnant aux uns et aux autres le besoin de se comprendre et de s’aimer. »

Méditez les paroles qui suivent : « Les protestants que je souhaite seront de vrais protestants, nettement conscients de leur mission particulière, qui est de faire éclore dans toute sa puissance l’individualité humaine ; mais ces protestants, très protestants d’allures et de tempérament, répudieront les détestables préjugés qui les ont empêchés de contempler et d’admirer l’œuvre de Dieu dans l’Eglise catholique. Bien plus, ils comprendront que les vertus individuelles ne suffisent pas à donner à la piété toute son ampleur et que, si le protestantisme a eu le secret de toutes ces vertus-là, c’est le catholicisme qui a conservé le privilège des vertus sociales, de ces vertus toutes faites de subordination volontaire qui sont le seul ciment efficace des sociétés durables. »

Enfin, Fallot ajoutait : « L’Eglise de l’avenir..., pourquoi craindrais-je le mot vrai ? – l’Eglise catholique, lorsqu’elle aura reconquis sa glorieuse catholicité, conservera à bien des égards son cadre actuel, mais la piété de ses membres revêtira, à bien des égards, le caractère qu’elle possède chez les vrais protestants, je dis : chez les vrais. »

Quelques mois plus tard, écrivant au même abbé, le pasteur exprimait l’avis que la tâche essentielle du protestantisme français n’était pas « l’agression systématique du catholicisme », mais la réalisation complète, héroïque, de son propre idéal évangélique, vrai moyen d’agir sur l’église romaine et de favoriser, si possible, son évolution vers l’idéal d’une catholicité authentique. »

On a retrouvé, dans un cahier de notes, quelques lignes où Fallot exprime avec vigueur, et saveur, l’attitude personnelle qu’il avait adoptée : « Catholique évangélique, le terme est d’Oberlin. Je m’en empare et le fais mien. C’est plus qu’un mot, c’est un programme qui résume pour moi trente ans de pensées et de labeurs. Je me considère, désormais, comme un catholique évangélique, détaché par la volonté du Chef au service de l’Eglise réformée de France. »

Ces larges perspectives entraînaient son âme vers l’Infini. La vraie préparation à la mort, c’est la vie intense, la vie spirituelle qui est la Vie éternelle. Il disait : « Nous avons, par notre mort, à rendre service à Dieu, en entrant dans la voie douloureuse par le grand côté... Je me donnais encore cinq ou six ans de vie. Eh bien ! tout cela est rayé net. Pour combien en ai-je encore ? Quelques mois... Il faut se jeter de l’autre côté ; c’est là la foi. »

Au début de son ministère à Paris, il avait écrit : « Christus reparator. Il me faut plus que le pardon de mes fautes, il faut un Sauveur qui les répare. Puissance réparatrice de Dieu, infiniment plus admirable que sa puissance créatrice... Avoir chaque jour un moment de réparation. » Quelques semaines avant sa fin, il revint sur cette idée du pardon, dans un entretien particulier : « La grande réalité est la réalité du pardon. Ce n’est rien au début de la carrière : « Dieu pardonne ! Je pardonne !... » Cela va tout seul. Mais, lorsque nous sommes entrés dans le grand drame intérieur, nous comprenons que le pardon est la chose colossale, ce par quoi nous subsistons. »

Il disait encore, à mesure que ses forces l’abandonnaient : « Oh ! cette torpeur... S’il faut que je m’en aille dans cette torpeur, je m’en irai ainsi... Pourquoi Dieu permet-il que nous devenions l’ombre de nous-mêmes ? C’est une chose mystérieuse qu’un homme comme moi, dans la force de l’âge, devienne tout à coup la caricature de lui-même ! Peut-être, le lendemain de la mort, verrons-nous de grandes choses ? Mais à la volonté de Dieu. »

A un autre moment : « C’est dur de mourir avant d’avoir fait ce que je rêvais. Mais il faut partir, je veux m’efforcer de partir en acceptant avec soumission... C’est la vie spirituelle qui m’a manqué, sans cela j’aurais pu faire plus. Mon rôle, ici-bas, a été d’entrevoir dans le brouillard… Il y a des hommes qui, sur cette terre, ont déjà reçu des assurances. Il faut qu’ils s’en servent. Il ne suffit pas de vivre dans l’Invisible, il faut le posséder. C’est par la souffrance, la lutte, la prière, qu’on arrive à cette possession... Il faut être bien reconnaissant de pouvoir envisager toutes choses en face et s’écrier : O mort, où est ton aiguillon ? O sépulcre, où est ta victoire ? »

Il s’exprima encore en ces termes : « Que ce sera intéressant de voir le monde à la clarté de la vie éternelle ! Qu’est-ce que Dieu fera de ces restes, de cette guenille ? Je ne sais, mais quelque chose restera. Et la grande affaire sera ce qui restera définitivement… Il ne faut pas croire à la mort, il faut croire à la vie. »

Il s’écria : « Dans trois semaines, comme ce sera beau ! » Une semaine plus tard, il reprit : « Dans quinze jours, comme ce sera beau ! » La réalité fut conforme à ce pressentiment ; le 3 septembre 1904, au moment où le soleil apparaissait derrière les montagnes, l’âme du vaillant lutteur passait au-delà du Voile. Au Zambèze, trois mois plus tôt, Coillard avait rendu l’esprit.

Devant le cercueil, on donna lecture d’un message de Pâques adressé par lui à ses paroissiens, trois ans auparavant : « Lorsqu’on vous dira : « Votre pasteur est mort », ne me plaignez pas, et ne dites pas : « Il a terminé trop tôt sa journée ». Dites : « Enfin, il a abordé au pays de la vie. Enfin délivré de toutes les misères qui l’entravaient, il va pouvoir travailler de toute son âme, de tout son cœur, de toute sa pensée. La vie éternelle, c’est l’action avec le Christ en pleine gloire ! »

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant