La seconde question qui se pose devant nous, fort distincte de la précédente, se formule ainsi :
Le permis a-t-il sa place légitime et désignée dans l’ordre moral, et si oui, quelle est-elle ?
Nous ne demandons pas ici quelle est la part réservée dans chaque action à l’appréciation de la conscience individuelle, puisque cette part elle-même n’est point objet de permission, mais d’obligation. Il ne s’agit pas maintenant de savoir s’il y a des cas dont la conscience individuelle est seule juge, mais si, dans ces cas mêmes, il y a une latitude légalement accordée à la conscience, à la raison et au bon sens du sujet dans leurs appréciations. Nous ne confondons pas non plus la question qui se pose ici avec celle du caractère joyeux que doit revêtir, en opposition à l’esprit vénal et servile, le véritable accomplissement du bien, car ces deux caractères opposés ne sauraient être remis à l’option individuelle. Nous ne demandons pas enfin s’il est jamais licite de faire moins de bien qu’on ne le peut ; mais s’il faut reconnaître une part, consacrée par la loi elle-même, à l’option individuelle, portant non sur le degré supérieur ou inférieur de la moralité du fait, mais sur les modes divers et également approuvables de manifester une seule et même disposition morale. Faut-il admettre, en un mot, que tout ce qui, dans l’activité morale, n’est pas commandé par la loi est défendu ? que l’alternative se pose dans chaque cas et à tout instant de la vie entre la faute et le devoir ?
Les moralistes doctrinaires, qui ont répondu résolument par l’affirmative, nous paraissent se heurter en cela aux données de l’expérience, du bon sens, de la conscience et de l’Écriture elle-même.
Chacune de nos journées nous apporte des questions et des cas dont la solution est évidemment remise à notre discernement, à notre bon sens, à notre option, sans que la conscience, même du plus scrupuleux, l’avertisse qu’il y ait faute morale dans l’un des partis à prendre, devoir moral dans l’autre. Affirmer le contraire, prétendre que ma vie est réglée jusque dans ses minimes détails, dans ses ramifications les plus ténues, par le commandement ou la défense, serait m’enfermer dans une cotte si étroite qu’elle étoufferait chez moi toute spontanéité et toute pensée. La loi, pénétrant avec le devoir jusque dans l’enceinte réservée à la récréation et à la jouissance, finirait par devenir l’implacable cauchemar de l’homme consciencieux, et le jetterait à tout instant dans les perplexités tour à tour les plus cruelles et les plus ridicules.
La récréation, par exemple, a, comme nous le montrerons plus tard, sa place obligatoire dans la vie de l’homme, où elle figure non comme fin, sans doute, mais comme moyen et condition de l’activité productive. Refuser à mon esprit ou à mon corps le repos nécessaire, surmener mes forces, serait une faute morale, aussi bien que d’étendre la durée de la récréation au delà des limites réclamées par la nature et par les exigences du travail ; mais, une fois ce devoir admis et correctement circonscrit, le bon sens et la conscience s’accordent pour remettre la façon dont je m’en acquitterai, la nature de mes jeux et le but de mes promenades non à ma conscience, mais à ma convenance.
Dans l’exécution du travail productif, le bon sens réservera de même une assez grande latitude à mon discernement et à ma perspicacité, à l’essor de mes facultés diverses, intellectuelles et volitives. Je puis agir plus ou moins à mes dépens, avec plus ou moins de maladresse et d’insuccès, et me préparer ainsi des regrets sans encourir les reproches de ma conscience. Il y a des erreurs pratiques qu’il est avantageux d’éviter, mais qui ne méritent pas d’être jamais objets de repentir, bien qu’elles soient souvent jugées plus sévèrement par le monde que le mal moral lui-même. Il y a dans la vie quotidienne des manières de faire bien et des manières de faire mieux qui, n’affectant pas le rapport de l’homme à Dieu, sont dictées non par la morale, mais par l’intérêt plus ou moins bien entendu, et c’est sur le choix plus ou moins avantageux que le sujet peut faire d’un parti ou de l’autre dans l’enceinte du domaine du permis, que pourra porter le conseil donné au nom de l’expérience ; nous distinguons ce conseil tout pratique du conseil dit évangélique, en ce que celui-ci vise à rapprocher l’homme de la perfection morale, tandis que le but unique de l’autre est de m’épargner un désagrément ou un détriment matériel.
L’expérience aussi ne le montre que trop : la piété n’est pas toujours accompagnée du savoir-faire, qui lui-même, pour être un avantage incontestable, n’a jamais passé pour une vertu. Depuis le chapitre IVme de la Genèse (v. 19-23) jusqu’à la parole de Jésus-Christ, Luc 16.8, la Bible semble même en faire l’apanage plutôt des enfants de ce siècle que des enfants de la lumière ; mais, dans aucun cas, et pas plus que son contraire, il n’est moralement utile ou moralement nuisible : il vaut mieux le posséder que d’en être privé ; mais, que l’on soit pratique ou qu’on ne le soit pas dans l’exécution de sa tâche ou dans l’usage de ses facultés, qu’on s’entende plus ou moins au maniement des choses extérieures, la fidélité morale ne saurait être atteinte, parce que la question morale ne s’est pas posée.
La légitimité de la catégorie du permis ressort dans le N. T. et spécialement dans le langage de Paul, de l’opposition plus d’une fois exprimée entre la nécessité, l’obligation stricte, ἀνάγκη, (Romains 13.5), et ce qui est permis, ἐξόν (πάντα μοι ἔξεστι, 1 Corinthiens 6.12 ; 10.23). Et si la liberté chrétienne, l’ἐλευθέρια, désigne généralement l’affranchissement de toute entrave provenant soit de la loi, soit de la chair dans le service du Seigneur, en deux mots : la nécessité morale du bien (Romains 6.18), l’ἐξουσία désignera le droit du chrétien d’user de cette liberté reconquise dans l’emploi des biens terrestres, et répond spécialement à ce que nous entendons ici par permissionf.
f – Voir Beck, Christl. Ethik, tome II. p. 155.
Ce droit, l’apôtre le revendique à plusieurs reprises et pour autrui et pour lui-même.
Sans doute la liberté chrétienne a le droit de se sacrifier à des motifs supérieurs, et dans ces cas aussi le droit peut emporter le devoir. Mais la preuve que la restriction imposée par la charité à l’exercice de la liberté ne saurait porter préjudice au principe lui-même, et le confirme bien plutôt, se tire des concessions mêmes que l’apôtre fait à ses adversaires. En dedans des limites tracées par lui, Paul n’attribue pas une moralité supérieure à un mode d’agir plutôt qu’à un autre, pour autant qu’ils sont inspirés tous les deux par le désir de glorifier le Seigneur, et il ne voit aucune raison péremptoire d’agir ainsi plutôt qu’autrement. Le spiritualiste qui usait de la liberté chrétienne n’était dès lors pas plus autorisé à regarder de haut le chrétien méticuleux, que celui-ci à regarder l’autre de travers (Romains 14.6-7 ; 1 Corinthiens 8.8 ; 10.31). On ne pouvait plus catégoriquement affirmer la parfaite ἐξουσία du chrétien à l’égard des deux alternatives opposées, tant que le principe général n’a pas dicté le devoir et supprimé la permissiong.
g – Les cas où le devoir supérieur de la charité restreint l’exercice du droit seront examinés dans notre 3me partie, dans le chapitre du scandale.
Paul traite de son droit personnel dans 1 Corinthiens 9.4-5, où il affirme en termes si absolus, que toute son argumentation paraîtrait détruite si ce droit proclamé intact in abstracto devait s’évanouir dans la pratique. C’est pourtant la conclusion que l’on a cherché à tirer du v. 12, en disant que les raisons obligatoires pour lui, qui lui interdisaient d’user de son droit abstrait, n’ayant pas d’intérêt dans la discussion, pouvaient être passées sous silence ; que nous sommes devant un argumentum ad hominem, semblable à celui qui est employé contre les Juifs dans Romains 9.
Dans son interprétation de 1 Corinthiens 9.18, où il disculpe l’apôtre de l’accusation qui lui a été faite de revenir au principe de l’œuvre surérogatoire, M. Godet me paraît aboutir au même résultat : la suppression effective du droit que Paul revendique en théorie. Après avoir très bien montré la distinction que fait l’apôtre entre la nécessité qui lui a été imposée de prêcher l’Evangile et la satisfaction qu’il s’accorde d’apporter un élément de libre spontanéité, M. Godet continue : « Il y a là un sentiment d’exquise délicatesse et, si l’on ose ainsi dire, de pudeur transcendante, qui est loin d’avoir toujours été compris. Baur, surtout, a cru retrouver ici l’idée du mérite des œuvres dans laquelle Paul avait vécu au temps de son ancien pharisaïsme. L’apôtre s’imaginerait pouvoir faire plus que son obligation stricte et par là se procurer devant Dieu un mérite surérogatoire. Mais Paul veut simplement sortir de la position a du serviteur inutile qui n’a fait que ce qu’il était obligé défaire » (Luc 17.10). Il veut à tout prix passer de l’état servile à celui d’un homme libre et reconnaissant. L’apôtre ne suppose nullement, en parlant ainsi, que l’amour dépasse l’obligation morale bien comprise, mais seulement que l’amour est plus que l’accomplissement légal et purement extérieur du devoir. Celui-ci met à l’abri du châtiment, mais il n’introduit pas le serviteur dans l’intimité du maître. »
Mais s’il en est ainsi, objecterons-nous, s’il y va pour l’apôtre de la fidélité à l’obligation supérieure de l’amour, le droit que saint Paul veut qu’on lui reconnaisse de se faire entretenir par les Eglises, la spontanéité prétendue qu’il apporterait dans l’exercice de la vocation à lui imposée, ne s’affirmeraient devant les hommes que pour être niés aussitôt dans le secret de sa conscience ; et de nouveau la catégorie du permis va se confondre avec la nécessité morale du bien où la nature et la loi ne font plus qu’un. Ce n’est pas, selon nous, de cela qu’il s’agit dans ce contexte ; et nous écartons tout à la fois la supposition d’une obligation supérieure et celle du caractère surérogatoire, attachés à un mode d’agir où saint Paul entendait ne satisfaire qu’une préférence personnelle, un καύχημα, un goût, plus fort chez lui que celui de la vie même, et dont apparemment, comme c’est le cas de tous les goûts, nul autre que le sujet n’avait le droit de discuter la valeur (v. 15).
Il est entre autres deux prémisses sous-entendues et, selon nous, prêtées à l’apôtre par son interprète : l’une, que la vocation à l’apostolat remplie, comme elle l’était par les Douze, avec la jouissance de tous les droits attachés à cette charge, eût laissé Paul dans l’état légal et servile décrit Luc 17.10 ; l’autre, que la vocation adressée autrefois aux Douze eux-mêmes sous la forme : Suis-moi ! n’eût pas été aussi impérative pour les Pierre et les Matthieu, que la voix entendue sur le chemin de Damas, et qu’elle n’eût pas signifié pour les uns comme pour les autres : Malheur à toi, si tu ne deviens pêcheur d’hommes vivants !
A supposer même que la conduite particulière de Paul fût chez lui non de droit, mais d’obligation stricte, l’ἐξουσία, que l’on voudrait supprimer dans son cas, reparaîtrait dans celui des Douze. Supposez qu’il fût prouvé que Paul n’était pas réellement libre devant sa conscience d’agir autrement que les Douze, on n’aurait pas prouvé que les Douze n’eussent pas été libres d’agir comme lui ; et, intervertissant les rôles, ni les apôtres n’eussent été plus fidèles, ni Paul moins fidèle au Seigneur.
Un second exemple de cas de permission se rattache à la question déjà mentionnée du mariage et du célibat, qui a été résolue dans ses traits essentiels par Jésus-Christ, Matthieu 19.1-12, et traitée avec ampleur par saint Paul dans 1 Corinthiens 7.
Nous ne nous occupons ici que de l’intervalle compris entre les deux cas extrêmes, l’obligation du célibat d’un côté, du mariage de l’autre, et nous disons qu’ici encore il y a place, selon l’enseignement de l’apôtre, pour l’option individuelle, le principe général de la morale chrétienne énoncé 1 Corinthiens 10.31 étant en tout état de cause également satisfait.
Que, d’après 1 Corinthiens 7.38, le père chrétien mariât sa fille, ou qu’il se refusât à le faire, au point de vue moral, il avait raison dans un cas, et n’avait pas tort dans l’autre ; et la seule question qui se posât se réduisait à une alternative de convenances. Seulement, comme il est toujours permis de prendre en considération les circonstances où l’on vit, l’apôtre, considérant la situation où se trouvait alors l’Eglise et les perspectives qui la menaçaient (διὰ τὴν ἐνεστῶσαν ἀνάγκην, v. 26), voulant donner aux Corinthiens non des ordres, mais un simple avis personnel (κατὰ τὴν ἐμὴν γνώμην, v. 40), non un conseil évangélique, mais un conseil opportuniste, se plaçant au point de vue non d’un bien moral supérieur, mais de l’intérêt bien entendu (πρὸς τὸ ὑμῶν αὐτῶν συμφέρον, v. 35), l’apôtre n’hésite pas à donner la préférence à l’état du célibat, comme permettant de se consacrer au Seigneur sinon plus complètement (ce qui le rendrait obligatoire), du moins plus aisément et au prix de sacrifices moins douloureux (ἀπεριπάστως, v. 35).
Or, étant donné le devoir de glorifier Dieu en toutes choses et selon la mesure entière de ses forces, on conviendra qu’il est préférable de le faire en évitant des complications qu’il eût été facile ou possible de s’épargner. Le principe moral satisfait, ayant cédé le champ à la raison d’utilité, Paul ne peut s’empêcher de préférer pour ses lecteurs le mieux au bien.
Dans un tout autre domaine, Paul donne à son disciple Timothée un conseil d’hygiène qui ne saurait non plus avoir dans sa pensée une valeur impérative (1 Timothée 5.23) ; et dans un autre domaine encore, celui de la propriété, l’apôtre Pierre, s’adressant à Ananias, lui reconnaît formellement le droit de ne pas vendre son champ ou, l’ayant vendu, d’en garder le prix (Actes 5.4).
Remontant enfin de l’enseignement de Paul et de Jésus-Christ à celui de Jéhova, et aux origines mêmes de l’histoire de l’humanité, je remarque que les termes du premier commandement donné à l’homme innocent dans le paradis confirment le point de vue que nous venons de soutenir. Le commandement — nous ne disons pas encore : la permission — : « Tu mangeras » (Genèse 2.16), laisse place à l’option dans les limites du commandement et de la défense : « Tu mangeras librement de tous les arbres du jardin. » Entre le devoir strict de manger pour vivre et l’interdiction de toucher au fruit de l’arbre de la connaissance, l’homme avait toute latitude dans le choix de ses aliments. Dès le début de la carrière morale de l’homme, la loi s’est adressée à lui comme à un être à la fois dépendant et libre, éveillant en lui les deux sentiments constitutifs de notre nature morale, dont l’alliance et l’harmonie doivent réaliser l’état parfait : la pleine soumission et la pleine spontanéité.
Et le jour viendra où, le terme étant atteint, l’idéal étant pleinement réalisé en l’homme et par l’homme, l’homme aimant le Dieu qui l’a aimé comme il en a été aimé, fera, selon le mot célèbre de saint Augustin, saintement tout ce qu’il voudra, et où toutes les formes, tous les modes extérieurs de son activité ne seront que les expressions variées et toutes également bonnes et saintes, également conformes à l’obligation morale absolue, d’un même état de consécration parfaite de l’âme au Seigneur.
Mais c’est dès maintenant que le chrétien a le droit d’user librement de tous les biens terrestres, parce que toutes choses sont à nous tant que nous sommes à Christ, et parce que Christ est à Dieu (1 Corinthiens 3.21-23), parce qu’enfin toutes choses sont pures à celui qui est pur (Tite 1.15).
Bien loin donc de supprimer la catégorie du permis dans la Morale ou de la restreindre au fur et à mesure des progrès du sujet dans le Bien, nous lui assignons une place marquée dans l’enceinte tracée par la loi.
Et tandis que la catégorie de l’indifférent est en raison inverse du degré du développement moral, qu’elle diminue progressivement et finira par disparaître, la catégorie du permis croît en raison directe du progrès dans le bien, et de telle sorte que, pour les saints arrivés à l’accomplissement de leur destinée, il n’y aura plus de choses indifférentes, et que, sans exception aucune, toutes choses leur seront permises.