Nous devons dire un mot, en terminant, de certaines tendances qui se manifestèrent au sein de l’Église protestante et furent désavouées par elle comme faussant ses principes fondamentaux. On peut ramener ces tendances à deux : la tendance mystique et la tendance rationaliste.
I. — La tendance mystique est une réaction exagérée contre l’autorité tout extérieure de l’Église romaine. La foi personnelle, fondée sur l’expérience immédiate et vivante de la vérité qui sauve, avait fait place, dans l’Église du moyen âge, à la foi collective, anonyme, dont l’Église était l’objet plus que l’Évangile. On croyait sur la parole et sur l’autorité de l’Église, sans s’inquiéter du contenu de la foi. A cette autorité extérieure de l’Église, les Réformateurs avaient opposé l’autorité spirituelle et morale de la Parole de Dieu, se légitimant elle-même par le témoignage intérieur du Saint-Esprit et par l’expérience intime de la vérité salutaire qu’elle contient. Mais les Mystiques allèrent plus loin dans cette voie. Ils faisaient à l’autorité de la Bible le même reproche que les Réformateurs adressèrent à l’autorité de l’Église. C’était là, à leurs yeux, une autorité trop extérieure, ayant la prétention de s’imposer du dehors à l’individu. Et ils opposaient à l’autorité de la Parole écrite l’autorité de la Parole intérieure, du Saint-Esprit parlant dans chaque fidèle. Ainsi, le témoignage du Saint-Esprit, qui, pour les Réformateurs, n’était qu’une sanction et une démonstration de la vérité qui sauve, et de l’autorité divine du Livre qui contient cette vérité, devint pour les Mystiques la source même de la vérité religieuse. Les Mystiques firent jouer au Saint-Esprit parlant en nous le même rôle que les Catholiques avaient attribué à la tradition ecclésiastique, tandis que les Protestants réservaient ce rôle à l’Écriture, et ne voyaient dans le Saint-Esprit et dans la tradition que deux témoins, l’un intérieur, l’autre extérieur, de la vérité révélée.
Le mysticisme, qui faisait du témoignage du Saint-Esprit, une révélation intérieure, laquelle remplaçait l’autre et finissait par la rendre inutile, substituait l’illuminisme sans règle objective à l’accord fécond de la Bible et de la conscience, de la révélation intérieure et de la révélation extérieure, du Saint-Esprit parlant en nous et parlant hors de nous. Dès lors, la porte était ouverte à tous les excès et à toutes les rêveries de l’imagination individuelle. En même temps que l’autorité de la Parole écrite, on rejetait toute autorité extérieure quelconque. Plus d’Église plus de ministère, plus de culte en commun, plus de sacrements. Les sacrements ne sont que des usages pieux, des symboles extérieurs des grâces spirituelles déjà reçues ; mais ils ne confèrent rien par eux-mêmes. Ils sont inutiles à ceux qui ont la foi comme à ceux qui ne l’ont pas.
Ces principes furent proclamés par les anabaptistes, les prophètes de Zwickau et les fanatiques de Munster, qui en tirèrent les dernières conséquences. Ils secouèrent toute autorité politique aussi bien que religieuse, et renversèrent les bases de la société comme de l’Église. Condamnés par Luther, ils furent écrasés par les armées impériales en Saxe et en Westphalie.
Vers le milieu du xvie siècle, leurs restes dispersés furent réunis et organisés en Église par un prêtre converti aux idées anabaptistes et nommé Menno Simons. Sa propagande s’exerça surtout en Westphalie et dans les Pays-Bas. Il mourut en 1561. Ses disciples reçurent le nom de Mennonites. Ils avaient abjuré les erreurs et les excès des premiers anabaptistes, et se concilièrent le respect et même la faveur générale par leurs mœurs paisibles et pures. Ils adoptèrent les doctrines calvinistes, et ne professèrent d’idées particulières que sur l’Église et les sacrements. Ils voulaient une Église pure, composée de vrais croyants, de saints : de là une discipline sévère, la proscription du divorce, du serment, du service militaire, des fonctions publiques. Et ils n’administrèrent le baptême qu’aux seuls adultes, après des preuves suffisantes de la sincérité de leur foi.
A la même tendance appartient la petite secte des Quakers, ou Société des Amis, fondée vers 1647 par George Fox, en Angleterre. Les principes sont les mêmes. La Bible est la Parole de Dieu ; mais au-dessus de cette Parole écrite, se place la Parole vivante, le Verbe intérieur, le Saint-Esprit parlant en nous. La Bible n’est qu’un moyen extérieur d’éveiller les mouvements intérieurs du Saint-Esprit dans les âmes. Les Quakers conservent du reste les grandes doctrines évangéliques, et insistent surtout sur le côté pratique de l’Évangile. Leur organisation rappelle aussi celle des Mennonites. Ils proscrivent les formes extérieures de culte ; ils enseignent que les sacrements ne peuvent conférer la grâce à ceux qui ne la possèdent pas, et sont inutiles à ceux qui l’ont reçue. Ils s’interdisent, eux aussi, le serment, le divorce et le service militaire.
Mentionnons encore quelques Mystiques allemands, qui ont fondé des écoles plutôt que des églises : Gaspard Schwenkfeld, Sébastien Franck, Agrippa de Nettesheim, etc.. Ils n’admettent, en général, que l’Église invisible.
II. — La tendance rationaliste fut une réaction exagérée contre le joug que l’Église romaine prétendait imposer à la raison individuelle. Les Réformateurs avaient protesté les premiers contre ce joug, tant au nom de la raison qu’au nom de la foi personnelle et de la conscience religieuse. Ils avaient proclamé les droits du libre examen, examinant, à la double lumière de la Bible et de la raison, les traditions romaines, et rejetant toutes celles qui leur paraissaient anti-scripturaires ou absurdes. Mais, pour eux, l’Écriture demeurait l’autorité souveraine devant laquelle doit s’incliner la raison. Les Rationalistes allèrent plus loin. Ils firent à l’égard de la Bible elle-même ce que les Réformateurs avaient fait à l’égard de la tradition et des doctrines de l’Église. Ils prétendirent juger la Bible à la lumière de la raison, et ériger la raison en autorité souveraine. Ils n’admettaient de la révélation que ce qui était d’accord avec les données rationnelles, et rejetaient tout ce qui les contredisait ou les dépassait. Aussi tous s’accordèrent-ils à rejeter la Trinité et l’Incarnation. Ils furent tous unitaires.
Il est à remarquer que le résultat des deux tendances que nous venons de signaler est exactement le même. C’est la négation du principe formel du protestantisme, le rejet de l’autorité unique et souveraine de la Bible. C’est que le principe est le même aussi, malgré des apparences contraires. Qu’y a-t-il, au premier aspect, de plus dissemblable, de plus opposé que le mysticisme et le rationalisme ? Et cependant, des deux côtés, le moi humain, affranchi de toute autorité extérieure, n’est-il pas érigé en juge de toutes choses, en mesure et en critère du vrai ? La seule différence, c’est que, chez les mystiques, ce moi, c’est l’imagination, avec ses rêveries prises pour des inspirations surnaturelles, tandis que, chez les rationalistes, c’est la raison. Mais, de part et d’autre, c’est toujours l’individu religieux proclamé indépendant et souverain, s’affranchissant de toute autorité divine, en même temps que de toute autorité humaine. C’est là une exagération et une déviation funeste du principe protestant de l’individualisme. L’élément objectif de la vérité est nié, et l’homme reste seul en face de sa propre subjectivité.
Parmi les représentants de la tendance rationaliste se rencontrent des hommes d’opinions, assez diverses. Les uns, comme Jean Denk en Allemagne et Louis Hetzer en Suisse, mêlent à leur rationalisme des rêveries mystiques : preuve de l’affinité des deux tendances. D’autres sont panthéistes, comme Gentilis et Michel Servet. D’autres enfin sont déistes.
Parmi ces derniers, il faut mentionner les Sociniens, disciples de Lélio et de Fauste Socini, qui fondèrent des Églises unitaires en Transylvanie et en Pologne. Ils moururent l’un en 1562, l’autre en 1604. Pour eux, la Bible est la source unique de la connaissance religieuse ; mais elle ne peut rien contenir de contraire à la raison. C’est à la raison de juger le contenu de la Bible, pour en écarter tout ce qui la contredit ou la dépasse, ou pour interpréter ses doctrines de telle sorte que tout ce qu’elles ont de choquant ou de mystérieux disparaisse. Il y a, entre ce principe et le principe d’Anselme, une analogie réelle et une profonde différence. Une analogie, car des deux côtés on affirme qu’il doit y avoir accord entre la foi et la raison, entre la philosophie et la théologie, entre les données de la révélation et les données de l’esprit humain. Et cependant, une opposition dans la pratique et dans l’application du principe commun. Anselme, en effet, pose comme point de départ et comme norme souveraine la révélation objet de la foi. Il affirme que ses données sont conformes à celles de la raison, et que cette conformité se révélera à celui qui la cherche avec persévérance. Mais, si l’on ne parvient pas à la découvrir, il veut qu’on persiste à croire, aux données bibliques et à leur accord avec la raison. Le dernier mot, comme le premier, appartient donc à la foi. Les Sociniens, au contraire, posent comme point de départ et comme norme la raison, et affirment que, si la Bible est vraie, elle sera d’accord avec elle. Et alors, armés des principes et des données de la raison, ils font la critique de la Bible, opérant dans son contenu un triage, ne retenant que ce que la raison comprend et s’assimile, et rejetant le reste. Le premier et le dernier mot appartiennent donc à la raison.
C’est ce principe qui détermine tout le contenu de la dogmatique socinienne. Les Sociniens nient la Trinité, et s’en tiennent au monothéisme strict : un seul Dieu en une seule personne, le Père, appelé ainsi parce qu’il est créateur et plein d’amour pour ses créatures. Ils nient la divinité de Jésus-Christ. Jésus est un prophète, chargé d’une mission spéciale. Il est venu pour enseigner et pour sauver l’humanité. Les Sociniens admettent la naissance miraculeuse, et croient à une première ascension par laquelle Jésus fut enlevé au ciel, avant son baptême, pour y être instruit de ce qu’il devait révéler aux hommes. Il n’y a pour eux ni chute ni rédemption au sens réel. L’homme a été créé mortel. La chute n’a pas modifié sa nature morale ; elle a seulement affaibli ses forces naturelles. L’homme peut se sauver en écoutant et en imitant Jésus-Christ, et, s’il est faible, la grâce de Dieu (au sens pélagien du mot) l’aidera et le fortifiera.