Le 12 juillet de la même année, un nouveau synode se réunit à Gotha, à l’occasion du prochain départ de l’évêque David Nitschmann et d’Anna Nitschmann, qui remplissait depuis dix ans les fonctions d’ancienne au milieu des sœurs de Herrnhout. Ils allaient se rendre dans l’Amérique du Nord, pour y travailler à l’œuvre du Seigneur au sein de la Société des Amis.
Ce double départ, qui allait faire retomber sur Zinzendorf seul tout le fardeau de la direction de l’église, lui faisait désirer de résigner sa charge d’évêque. Il n’avait recherché ce titre que dans l’intérêt des Frères ; c’était dans leur intérêt aussi qu’il croyait devoir le déposer : il voyait que c’était à lui personnellement qu’en voulaient les ennemis de Herrnhout, et craignait qu’une fois qu’il serait seul évêque, on ne prît de ce fait un nouveau prétexte pour identifier la cause des Frères avec la sienne et pour chercher à les perdre avec lui.
La demande du comte rencontra dans le synode une grande opposition. Il insista cependant si vivement, que, sans se rendre formellement à ses désirs, on consentit à le décharger de fait de ses fonctions, en lui adjoignant un collègue. Ce nouvel évêque fut Polycarpe Müller, auparavant professeur à Leipzig.
On s’occupa aussi à cette occasion des écrits publiés contre les Frères et dont le nombre s’accroissait tous les jours. Ils durent reconnaître qu’il était quelques accusations auxquelles ils avaient pu donner lieu en quelque manière. On ne se dissimulait pas que Herrnhout comptait parmi ses adversaires des hommes éminents par leur sagesse et leur piété ; de ce nombre étaient principalement les piétistes de Halle, et on se sentit pressé de leur donner satisfaction autant que possible, en convenant ouvertement des torts que l’on pouvait avoir à se reprocher. On décida donc d’adresser, au nom du synode, une lettre au docteur Franked et à ses amis ; le comte la rédigea, et deux hommes des plus considérés dans l’église des Frères, l’ancien Léonard Dober et le nouvel évêque Polycarpe Müller, furent délégués à Halle pour la remettre aux destinataires. Mais cette démarche, dictée par un esprit de paix et de fraternité, n’aboutit absolument à rien ; car, lorsque les députés herrnhoutes furent arrivés à Halle, on refusa de les voir.
d – Fils d’A. H. Franke, fondateur de la maison des orphelins.
On a pu remarquer souvent déjà la noble sincérité de Zinzendorf au milieu des attaques dont il était l’objet. Il la poussait si loin que, lorsque l’auteur de quelque pamphlet dirigé contre lui lui en adressait un exemplaire (ce qui arrivait assez souvent), il se croyait obligé d’en donner lecture aux Frères, en pleine assemblée, choisissant même pour cela les jours où il se trouvait là le plus d’étrangers. « J’en retire, dit-il, un double avantage : le premier, c’est de faire perdre peu à peu à une partie de la communauté quelque chose de la haute considération qu’elle a pour moi ; ce qui n’empêche point qu’elle ne profite des dons que j’ai reçus du Seigneur, mais je regarde cette extrême considération comme chose superflue, fâcheuse et même, dans ses dernières conséquences, antichrétienne. Secondement, c’est une occasion pour moi d’appliquer le don que me reconnaissent les Frères : lorsque telle ou telle des fautes que l’on me reproche se trouve être réelle, je puis la leur signaler, leur en montrer les causes et les avertir par mon propre exemple. »
Le comte ne put pas cependant continuer toujours à lire aux Frères les attaques que l’on imprimait contre lui : ils finirent par se refuser à les entendre, tant ils souffraient de voir travestir et traîner dans la boue celui qu’ils révéraient comme un père. Lui-même, tout en subissant ces attaques avec résignation, se désolait des conséquences funestes qu’elles pouvaient avoir : « Il n’est pas, dit-il, jusqu’aux vérités les plus précieuses, jusqu’aux doctrines les plus essentielles de l’Évangile, que mes adversaires ne prétendent rendre suspectes par cela seul que je les enseigne et que j’en fais profession. Si cela continue, on finira par ne pouvoir plus parler de Jésus-Christ, de ses souffrances et de sa mort, de la rédemption, de la communion intime de l’âme avec lui, de son éternelle divinité et de son humanité réelle, sans encourir le reproche d’hérésie ou sans passer pour être entaché des erreurs de Herrnhout et de Zinzendorf. Quel tort ne peut-il pas en résulter pour l’église évangélique ! »
Cependant, bien des esprits curieux voulurent apprendre à connaître par eux-mêmes des gens dont on entendait dire de toutes parts des choses si étranges, et l’on vit arriver à Marienborn de nombreux visiteurs accourus de toute l’Allemagne, de Suisse, de Livonie, de Danemark, de Norvège, de Hollande et d’Angleterre. En voyant de près cette secte décriée, ils ne tardaient guère à perdre les préventions qu’on leur avait inspirées ; souvent même, l’enthousiasme succédant à la méfiance, ils sollicitaient leur admission dans la communauté des Frères. C’est ainsi que la nouvelle colonie de Herrnhaag se peupla avec plus de rapidité qu’on n’eût jamais pu le prévoir.
Le comte, dit Spangenberg, ne vit pas sans quelque déplaisir cette affluence extraordinaire ; car, pensait-il, si ceux qui aiment le Sauveur restaient chez eux et instruisaient ceux au milieu desquels ils vivent, soit en rendant témoignage à l’Évangile, soit seulement par leur exemple, ils serviraient bien plus par là la cause du Sauveur qu’en abandonnant leur pays pour entrer dans la communauté des Frères.
Tel était à ce sujet son sentiment ou, pour mieux dire, sa conviction très arrêtée. Il reconnaissait néanmoins que, dans certaines circonstances exceptionnelles, on pouvait trouver dangereux pour soi-même et sans nul avantage pour le prochain de demeurer dans le monde, et désirer d’entrer dans la communauté. Loin de s’opposer à l’admission des personnes qui se trouvaient dans ce cas, il remerciait le Seigneur de leur avoir préparé un asile où elles pussent se réfugier, sans pour cela se séparer de l’église dont elles faisaient partie.
La nouvelle colonie qui se formait dans la Wetterau, tant à Marienborn qu’à Herrnhaag, avait à lutter contre des difficultés qui ne s’étaient point rencontrées à Herrnhout. Dans une contrée populeuse et parcourue par les voyageurs, les conditions d’existence ne présentaient pas la même simplicité qu’au fond de la paisible Lusace : le concours d’étrangers qui affluaient dans la Wetterau amenait incessamment des exigences imprévues. Les différences de nationalité, d’habitudes, d’éducation, de développement, qui existaient entre les nouveaux colons, ôtaient à la communauté tout caractère d’homogénéité et l’empêchaient de se constituer ; une fois, par exemple, dans cette même année 1740, sur sept nouveaux Frères confirmés le même jour, il se trouvait un Polonais, un Hongrois, un Suisse, un Anglais, un Suédois, un Livonien et un Allemand. Ce n’était pas petite difficulté que de faire régner l’harmonie entre tant d’éléments divers. Enfin, les colonies de la Wetterau n’étant pas établies, comme Herrnhout, sur les terres de Zinzendorf, mais relevant du comte de Büdingen, il résultait souvent de ce fait des conflits inévitables.
Le comte luttait avec énergie contre tous ces obstacles et cherchait à en triompher à force d’activité, de prière et de dévouement. Les innombrables préoccupations que lui donnait la communauté ne ralentissaient en rien son zèle pour les missions étrangères : il envoya trois des Frères visiter celle du Groënland, à laquelle il portait un intérêt particulier ; un quatrième partit pour Surinam. Une lettre de Zinzendorf, en date du 18 mai 1740, nous apprend quels étaient à cette époque ses sentiments relativement aux missions. Elle est adressée à un conseiller aulique qui l’engageait à publier un compte rendu de l’œuvre des Frères parmi les païens.
« Je dois convenir », dit le comte, « que, sans précisément garder le secret sur cette œuvre, lorsque l’occasion se présente d’en parler, je sens pourtant dans mon cœur une certaine répugnance à en traiter ex professo. En effet, je ne sais pas si l’heure des païens est déjà venue ; aussi, je ne considère ce commencement de conversion des Hottentots, des Groënlandais et de quelques centaines de noirs, que comme une gratification que le Sauveur a bien voulu allouer au travail et aux sueurs de ses pauvres serviteurs, et en particulier à la mort d’une trentaine d’entre eux qui ont succombé dans cette œuvre. Il a voulu leur accorder de voir une chose qu’il aurait peut-être aussi faite sans eux. Mais je ne sais pas pour sûr si c’est bien là la vraie mine ou si ce n’est qu’un filon qui ne se prolonge guère. Ah ! ne fût-ce que cela, la conversion de cent âmes nous payerait richement de nos deux cents voyages au delà des mers ! »