Cette multitude de forces divines dont le polythéisme nous parle comme d’autant de divinités distinctes, le Judaïsme nous la présente comme une seule et même plénitude de vie qu’il appelle Elohim. Elohim est déjà un nom monothéiste. Cependant l’unité de Dieu n’éclate complètement qu’avec le nom de Jéhovah, ce qui fait que le monothéisme est une des doctrines fondamentales de la religion de Moïse. Quoi de plus clair à cet égard que le premier commandement : Tu n’auras point d’autre Dieu devant ma face, c’est-à-dire en dehors et en sus de moi ?
On n’en a pas moins prétendu que le Pentateuque n’est pas décidément monothéiste. On a dit que l’idée de l’unité de Dieu ne s’est que peu à peu dégagée chez les Juifs d’un fond de paganisme. On a dit que le Jéhovah de Moïse n’exclut pas l’existence d’autres dieux. — Considérons de plus près ces deux assertions.
1° En faveur de la première, on fait valoir des paroles comme Genèse 1.26 : « Faisons l’homme à notre image » ; Genèse 11.7, Jéhovah dit : « Descendons et confondons leur langage » ; Genèse 3.22 : « L’homme est devenu comme l’un de nous ». Mais si l’on se refuse à voir le pluriel de majesté dans les deux premiers de ces passages, est-ce donc une raison pour supposer qu’il est ici question de dieux ? Pourquoi ne pas songer plutôt à des anges, à des Esprits supérieurs (Zacharie 14.5) ? Voyez encore Ésaïe 6.8 : « Qui enverrai-je et qui ira pour nous ? » c’est-à-dire pour moi et les séraphins ? Quant à Genèse 3.22, nous n’allons pas aussi loin que Keil qui, même ici, voit un pluriel de majesté ; nous croyons que cela veut dire : L’homme est devenu comme un être de mon espèce, — ce qui ne suppose point l’existence d’autres dieux, mais seulement d’autres esprits. Remarquons en outre que si le monothéisme de Moïse est le résultat d’un développement qui a eu le polythéisme pour point de départ, en tous cas l’A. T. n’a aucun souvenir d’un pareil point de départ. D’après les dix premiers chapitres de la Genèse, Dieu est le Dieu du monde entier, et, même après que la révélation s’est particularisée, Dieu s’efforce continuellement de réveiller chez le peuple qu’il a choisi, le sentiment de l’universalisme. Le passage Genèse 28.15 est instructif à cet égard : L’Éternel apparaît à Jacob et lui dit : « Je t’accompagnerai partout où tu iras. » Et Jacob dit à son réveil : « Certainement l’Éternel est en ce lieu-ci et je n’en savais rien ! »
Puis, à quiconque admet que le Dieu de l’A. T. s’est dégagé avec le temps d’un certain nombre d’autres divinités, on a le droit de demander ce que sont donc devenus ces autres dieux au-dessus desquels Jéhovah a fini par s’élever comme le Dieu suprême. Car enfin leur souvenir devrait encore exister quelque part. Sont-ils peut-être devenus des anges ? Mais non, telle n’est point la marche que suit dans l’A. T. la doctrine des anges. Ce n’est pas au commencement, mais à la fin de l’A. T., qu’apparaissent ces esprits jouissant d’une indépendance relative et déployant à côté de Jéhovah certains attributs personnels. Sans doute le polythéisme tend à produire, non seulement un Jupiter, maître des dieux et des hommes, mais aussi une puissance abstraite, neutre, le Brahma de l’Inde, le ὄντως ὄν de Plutarque et des derniers philosophes grecs. Mais nous avons déjà montré qu’il y a un abîme entre le ὄντως ὄν et le Jéhovah de la Bible, et que cet abîme, le polythéisme aura beau se développer, il ne le franchira jamais.
2° Expliquons-nous. Quand on a prétendu que le Jéhovah de Moïse n’exclut pas l’existence d’autres dieux, est-ce qu’on a voulu dire simplement qu’il y a eu beaucoup d’Israélites qui n’ont considéré Jéhovah que comme un Dieu à côté de bien d’autres ? Cela, nous ne songeons pas à le contester ; non pas que nous approuvions l’usage qu’on fait pour prouver cette vérité, de la parole de Jephté qui dit dans ses transactions avec Moab : « N’est-ce pas, ce que Kémos ton Dieu t’a donné à posséder, tu le possèdes ? » (Juges 11.24), car en parlant ainsi Jephté s’accommode au sentiment des Moabites, et il peut fort bien s’y accommoder sans le justifier ; mais c’est un fait historique que Salomon lui-même conçut un jour des doutes à cet égard. Cependant un autre fait non moins inébranlable, c’est que les vrais prophètes ont constamment combattu l’idée qu’il pouvait y avoir d’autres dieux que Jéhovah.
On en appelle à Exode 18.11 : « Jéhovah est plus grand que tous les dieux. » Mais c’est un païen, Jéthro, qui parle ainsi.
On en appelle à Exode 20.3 : « Tu n’auras point d’autres dieux devant ma face » ; à Exode 12.12 : « J’exercerai des jugements sur tous les dieux de l’Egypte, moi Jéhovah » ; à Exode 15.11 : « Qui est semblable à Toi parmi les dieux, ô Jéhovah ! » — Mais de quel droit séparerait-on ces passages de plusieurs autres du même livre, qui en montrent le vrai sens ? Exode 9.29 : « La terre appartient à Jéhovah. » Exode 20.11 ; 31.17 : « En six jours Jéhovah a fait les cieux et la terre. »
On en appelle à l’expression de : autres dieuxg qui revient plusieurs centaines de fois dans la Bible. Mais qui donc s’exprime ainsi ? Les prophètes, dont le monothéisme est décidément à l’abri de tout soupçon. On peut voir dans Ésaïe 19.1, ce que la Bible entend par les dieux des Egyptiens dont parle Exode 12.12.
g – On a parfaitement mal expliqué cette expression, quand on l’a comparée aux Dii novi advenæ, peregrini, dont il est question dans le paganisme romain.
On en appelle à Deutéronome 32.12 : « L’Éternel seul l’a conduit et il n’y a point eu avec lui de dieu étranger. » Mais qu’on prenne donc la peine de lire les versets suivants, au moins jusqu’au v. 21, où les dieux étrangers sont appelés des non-dieux, des souffles, des riens, tout à fait comme Lévitique 19.4 et 1 Samuel 12.21. Nous avons donc dans ce chap. du Deutéronome quelque chose de tout pareil à Psaumes 91.4-5 : « Jéhovah est plus redoutable que tous les dieux, car tous les dieux des peuples ne sont que des idoles. » C’est ainsi qu’il faut entendre Deutéronome 32.12 : « Il n’y a point d’autre Dieu que moi, car (Deutéronome 10.14) les cieux et les cieux des cieux, la terre et tout ce qu’elle contient sont à Jéhovah ton Dieu. »
Nous sommes en droit, après de telles déclarations, de prendre à la lettre et sans en atténuer le moins du monde le sens, les passages suivants qui établissent positivement l’unité de Dieu : Deutéronome 4.35 : « Jéhovah est le Dieu et il n’y en a point d’autre que Lui. » v. 39 : « Jéhovah est le Dieu, en haut dans le ciel et en bas sur la terre : il n’y en a point d’autre que lui », et surtout Deutéronome 6.4 : « Ecoute, Israël, Jéhovah notre Dieu, Jéhovah est un ! » La traduction : « Jéhovah est notre Dieu, Jéhovah seul » présente un beau sens, mais elle ne peut pas se justifier : au lieu de Echad, חד il faudrait לבדו. Il n’y a que deux traductions possibles. Voici la première : « Jéhovah notre Dieu est un seul et unique Jéhovah » — ce qui ne signifierait pas, comme l’entend Schultz dans son commentaire sur le Deutéronome : « Notre Dieu ne prend pas tantôt une forme, tantôt une autre, pour se manifester à nous ; il se montre toujours comme Jéhovah ; » pensée qui est tout à fait étrangère à ce contexte ; — cela voudrait dire plutôt, comme l’a entendu Keil : « Jéhovah notre Dieu est le seul absolument indépendant, le seul réellement Dieu. » — La seconde interprétation est celle que nous avons adoptée : « Jéhovah est un, il est par excellence, il est unique de son espèce. » Elle a pour elle le contexte : Jéhovah étant un, il faut, v. 5, l’aimer de tout son cœur, et, v. 14, ne pas aller auprès d’autres dieux. Les docteurs juifs ont donc raison de considérer Deutéronome 6.4, qu’ils appellent le Schema, d’après le premier mot de ce verset, comme la parole sacrée, comme la pierre angulaire du monothéisme. Lisez à l’appui de ce qui précède Ésaïe 43.10 ; 44.6 ; 45.5, 14, 18.
Une tout autre question est celle de savoir si l’A. T., tout en refusant aux dieux des païens la dignité divine, ne les considère pourtant pas comme des êtres vivants, comme des démons. Mais rien absolument ne prouve que tel soit le cas. Les Septante ont traduit le mot de Schédim dans Deutéronome 32.17 par démons ; mais c’est à tort. Schédim signifie Seigneurs, maîtres, et rend uniquement l’idée que les païens se faisaient de leurs dieux. L’expression de Elilim (§ 42) n’est pas favorable à l’idée que les faux dieux soient quelque chose de réel, dans la pensée des écrivains sacrés.
[Nous n’avons pas à nous occuper ici du N. T. Disons seulement en passant, qu’il est probable que, dans 1 Corinthiens 8.4 ; 10.19, Paul n’applique le nom de démons aux faux dieux que d’après les Septante (Deutéronome 31.17). L’apôtre ne veut point dire que les dieux des païens soient autant de démons, mais uniquement qu’il y a quelque chose de diabolique dans le culte des faux dieux.]
Il est au contraire très digne de remarque que, dans la polémique des prophètes contre l’idolâtrie, les idoles sont identifiées avec les faux dieux eux-mêmes ; du néant des idoles on conclut au néant de ceux qu’elles sont censées représenter (Ésaïe 44.9 ; Jérémie 10.3 et sq.). Le passage Ésaïe 46.1 et sq., comparé avec Ésaïe 41.29, semble établir une distinction entre les faux dieux et leurs représentations ; mais ce n’est qu’une apparence ; Esaïe a voulu, en s’exprimant comme il le fait, frapper davantage les esprits. Qu’on se rappelle encore la démonstration pratique de la nullité de Baal, lors de la grande journée du Carmel (1 Rois 18.21 et sq.).