Laban est reparti pour la Mésopotamie. Jacob se dirige vers la terre promise et ne sait rien encore du nouveau péril qui l’attend. Sans doute il éprouve quelque angoisse à la pensée qu’il va revoir son frère ; mais qu’Esaü vienne contre lui avec quatre cents hommes, c’est à quoi il ne se serait jamais attendu. Cependant Dieu se souvient de lui. Sur sa route, il rencontre deux armées, qu’il reconnaît pour être des anges de Dieu. Il apprendra bientôt pourquoi ils lui sont envoyés. Ils lui apparaissent — comme à Elisée les chars et les chevaux de feu sur la montagne de Dothan (2 Rois 6.17) — pour le fortifier, afin que lui aussi puisse dire : « Ceux qui sont avec nous sont en plus grand nombre que ceux qui sont contre nous. » Dieu les envoie pour recevoir et accompagner Jacob et les siens. Il en fut de même pour Josué : quand il eut traversé le Jourdain, il rencontra le « chef de l’armée de l’Eternel, » qui venait pour marcher avec son armée au-devant des enfants d’Israël (Josué 5.13). Quand les murs de Jéricho tombèrent, on ne vit que l’armée des mortels ; mais une armée d’immortels combattait pour le peuple de Dieu.
L’Eternel prend soin de Jacob ayant même que celui-ci connaisse le danger ; il l’exauce et lui vient en aide, avant qu’il ait réclamé son secours. « Avant qu’ils crient, je répondrai ; ils parleront encore, que je les exaucerai, » est-il dit Ésaïe 65.24 ; Jésus-Christ dit à ses disciples : « Votre Père céleste sait de quoi vous avez besoin. » Ainsi Dieu prévient Jacob et l’invite, en vue du péril imminent, à compter sur la protection de ses envoyés. De tels faits sont là pour nous apprendre à croire, même sans voir, à la protection des anges. Et nous le pouvons, dès que nous marchons sur la voie que Dieu nous a tracée. Pourquoi les célestes légions furent-elles envoyées au-devant de Jacob ? Parce qu’il se rendait où Dieu lui avait commande d’aller. Allons-nous en avant sans que Dieu nous y appelle, il n’y a pas d’anges protecteurs autour de nous. Sommes-nous sur le chemin de la fidélité, ils sont là. La voie de la désobéissance est de toutes la moins sûre ; la voie sûre est celle de l’obéissance. Qui la suit, peut s’appliquer les promesses du Psaume 91. Mais on demandera si celui qui remplit fidèlement sa vocation est donc par là même à l’abri de tout malheur ? Non pas ; mais s’il est frappé, le malheur est alors pour lui une croix salutaire et lui réserve une bénédiction. La mort que les serviteurs de Dieu rencontrent sur le chemin de l’obéissance et du devoir, est bonne.
Jacob envoie des messagers à Esaü. La réponse de celui-ci doit avoir été assez dure. Jacob en put conclure qu’il était toujours le même qui disait vingt ans auparavant : « Je tuerai Jacob mon frère ! » Esaü s’avance en effet avec quatre cents hommes contre la troupe sans défense de Jacob. Sans doute ce dernier avait bien quelques bergers en état de combattre ; mais que pouvaient-ils contre des hommes de guerre bien armés et bien exercés ?
Jacob avait-il oublié les anges, qu’une si grande frayeur le saisisse ? Il ne les voyait plus ; et son exemple nous montre combien il est difficile de conserver la foi. Des sentiments contraires se livraient au-dedans de lui un lutte terrible, le désespoir et la foi se disputaient son cœur. Et que devient pendant ce temps sa famille ? Représentez-vous les gémissements et les plaintes : « Oh ! si nous étions restés en Mésopotamie ! » La situation de Jacob est pareille à celle de Moïse, quand Pharaon et son armée poursuivaient les enfants d’Israël, tandis qu’à droite et à gauche il y avait des montagnes, et devant eux la mer Rouge. Dans sa détresse, Jacob élève sa voix vers Dieu et, par la prière de là foi, devient fort dans sa faiblesse. Le souvenir de ses fautes ; se réveille en lui, et son vieux péché contre son père et son frère est devant ses yeux.
Nous pouvons lire dans son âme, et voir comment, il s’humilie devant Dieu : « Je suis trop petit pour toutes, les grâces et toute la fidélité dont tu as usé envers ton serviteur ; » trop petit pour tout ce que tu as encore promis ! Toute propre justice a disparu. Mais il se fonde sur la parole de Dieu ; il ne compte plus que sur le Seigneur ; il lui rappelle sa promesse : « Tu as dit : Je te ferai du bien. » Il prie comme le psalmiste : « Mon cœur me dit de la part : Cherchez ma face ! C’est pourquoi je cherche ta face ; ô Eternel » (Psaumes 27.8). Nous pouvons prier de la même manière — et là est notre force — quand, sur la voie que Dieu nous a prescrite, nous rencontrons quelque péril, soit extérieur, soit intérieur. Nous pouvons dire au Seigneur : « C’est ton ordre que j’ai suivi ; c’est sur ta promesse que j’ai compté ; c’est de ton œuvre, que toi-même as commencée, qu’il s’agit ! » Il ne faut pas nous plaindre de notre faiblesse devant les hommes ; il faut la confesser devant Dieu, — ne pas la cacher devant lui, — par là nous devenons forts. C’est l’expérience dont parle Paul : « Quand je suis faible, c’est alors que je suis fort ». (2 Corinthiens 12.10). Lorsque Moïse était en angoisse au bord de la mer Rouge, Dieu lui dit : « Que cries-tu à moi ? » (Exode 14.15). Moïse n’avait cependant prononcé aucune parole, mais le soupir inexprimable, de son âme était monté jusqu’à Dieu, comme un puissant appel. Il en est de même de l’humble prière de Jacob : elle traverse les cieux ! La prière de la foi est la force de l’Eglise. Ce n’est jamais en vain qu’elle fait souvenir le Seigneur de sa parole.
Jacob s’est fortifié dans le Seigneur. Il a repris courage ; cependant il ne néglige pas les précautions que la raison conseille. Il pense aux anges, il s’attache à la promesse de Dieu, il place ses deux camps sous la garde du Très-Haut. Il n’en use pas moins d’habileté et de prudence. II divise sa troupe. Il envoie en avant des présents et des serviteurs chargés d’un message de paix, afin de se concilier Esaü. Nous ne devons pas tenter Dieu, mais écouter les conseils de. la raison : elle ne nous a pas été donnée pour rien. Si nous ne le faisons pas, si, sciemment et sans nécessité, témérairement, nous nous sommes jetés dans le péril, notre cœur ne saurait être tranquille. Mais si nous avons fait ce que commandait la prudence, lors même que par ignorance nous aurions négligé quelque chose, alors nous pouvons demeurer calmes.
Jacob a triomphé de Laban ; Laban l’a laissé partir. Maintenant c’est Esaü qui s’oppose à lui, et cette rencontre est plus terrible pour lui que la précédente, quoique la parenté entre eux soit bien plus intime ; Esaü est son frère jumeau. Une rencontre toute semblable se produisit plus tard entre leurs descendants. Comme les enfants d’Israël arrivaient à la frontière de la terre promise, les Edomites s’avancèrent contre eux en armes (Nombres 20.14-21). Quel ordre fut alors donné à Israël ? Non celui d’accepter le combat, mais celui de reculer. Le devoir de Jacob, est d’aborder Esaü avec douceur. C’est avec égards, avec déférence, qu’il vient ici au-devant de son frère. Telle doit être aussi notre attitude à l’égard de ceux qui sont à la fois nos frère et nos adversaires. S’ils nous considèrent comme des ennemis, nous ne les en regarderons pas moins comme des amis. S’ils nous déclarent dangereux, nous n’en reconnaîtrons pas moins en eux des compagnons de service, de lutte et de travail. S’ils ne reconnaissent pas notre mission, nous reconnaîtrons la leur. S’ils nous font du mal, nous le leur rendrons en bien. Jacob ne doit employer contre Esaü aucune arme charnelle, ni la persécution, ni les injures, ni la raillerie. Il doit vaincre d’une autre manière.
Jacob fait passer les siens de nuit au-delà du torrent, afin de n’être point attaqué et troublé pendant le passage. Lui-même demeure ensuite seul sur l’autre rive. C’est alors qu’il rencontre un inconnu avec lequel il soutient dans les ténèbres un combat dont nul homme n’a été témoin. Autrefois, il avait montré sa force en roulant seul la pierre que d’ordinaire les bergers devaient se réunir pour soulever (Genèse 29.8, 10) ; maintenant, c’est un plus fort qui lutte avec lui. Il ne voit pas la figure et il n’entend sortir aucune parole de la bouche de l’inconnu ; il ne sent que la formidable résistance qu’il lui oppose. L’inconnu ne veut pas le laisser passer ; il faut que Jacob le vainque, avant de pouvoir mettre le pied sur la terre promise. Longtemps ils combattent sans échanger, paraît-il, un seul mot. Jacob lutte et pleure, comme le dit le prophète Osée (Osée 12.8). Enfin l’inconnu le frappe à la hanche ; mais Jacob ne lâche pas prise. Alors l’invisible lutteur parle : « Laisse-moi m’en aller, car l’aube du jour se lève. » Comme s’il voulait dire : Tu ne dois pas voir mon visage ; je ne parle avec toi que dans l’obscurité. Mais Jacob l’a maintenant reconnu ; il lui dit : « Je ne te laisserai pas aller que tu ne m’aies béni. » Cet adversaire, qui semblait vouloir le tuer, il lui demande sa bénédiction !
Qui est cet inconnu ? Il ne répond pas à Jacob qui lui demande son nom. « Pourquoi demandes-tu mon nom ? » Osée l’appelle « l’Ange ». C’est ce mystérieux Ange de l’Eternel, qui visitait Abraham, qui apparaissait à Moïse dans le buisson ardent, qui marchait devant Israël au désert, et dont Dieu dit : « Mon nom est en lui. » C’est le Fils de Dieu, destiné de toute éternité à devenir homme, et qui, déjà avant son incarnation, condescend à apparaître sous forme humaine comme l’aide ou l’envoyé du Père. Voilà pourquoi il dit à Jacob : « Tu t’appelleras Israël (c’est-à-dire : qui lutte avec Dieu), car tu as lutté avec Dieu et avec les hommes, et tu as été le plus fort. » Cela ne signifie-t-il pas : Celui avec qui tu as combattu est Dieu et doit devenir homme ?
C’est ainsi qu’au moment décisif Dieu lui-même s’oppose à l’entrée de Jacob en Canaan. Il se montre sévère. Il lui barre lui-même le chemin, comme à Moïse, pour le tuer (Exode 4.24). C’est comme s’il lui disait : « Tu n’hériteras pas de la promesse ! Qui es-tu, pour te l’approprier ? Tu n’entreras pas ; tu n’es pas digne de posséder Canaan. Ici même tu mourras ! » C’est ainsi que Jacob dut comprendre cette résistance de Dieu. Sa prière devint une lutte. Le combat extérieur est l’image de celui du dedans.
Ce combat intérieur, c’est celui que dut livrer aussi la femme cananéenne. Le Seigneur la repousse deux fois d’une manière humiliante (Matthieu 15.24, 26). Mais elle aussi lutte, elle aussi s’humilie, elle aussi remporte la victoire, et le Seigneur lui dit enfin : « O femme, ta foi est grande ! » Pourquoi tout cela ? Afin que la foi s’affermisse et que la chair meure. La hanche de Jacob démise, cela ne signifie-t-il pas la mort de sa volonté propre, de sa gloire, et de sa force propres ? C’est sous la croix que la foi se fortifie que le sens charnel périt.
Nous sommes à la porte du royaume des cieux. Que sera-ce, si Dieu nous fait sentir que nous en sommes indignes ? Le plus naturel sera de perdre courage, de devenir lâches, de dire : il n’y a plus rien à faire ! Ceux qui parlent ainsi ne sont pas l’Israël de Dieu ; ce ne sont pas eux qui hériteront. Sans doute, les vainqueurs aussi sont indignes. Mais pour eux la lutte est sérieuse ; ils sont les violents qui forcent le royaume des cieux ; ils ne perdent pas confiance, ils disent avec Jacob : « Je ne te laisserai pas que tu ne m’aies béni. » — Et il le bénit, et Jacob dit : « J’ai vu Dieu face à face, et mon âme a été délivrée. »
Il ne nous eu coûtera pas moins pour que notre entrée dans le royaume des cieux puisse s’accomplir. Mais la fin pour nous aussi sera la même : nous verrons la « face de Dieu. » Péniel est le nom du lieu de la victoire. Le soleil se lève ; le Seigneur apparaît, dans sa gloire !
Dès maintenant, il y a un rude combat à livrer à chaque pas. Mais nous ne voulons point être timides ni paresseux ; nous ne fuirons pas la lutte ; quelque tâche qui nous soit proposée, nous, l’entreprendrons avec le Seigneur et nous tiendrons ferme ! Ainsi nous obtiendrons aussi la bénédiction, et notre âme sera délivrée.