En même temps que le sabellianisme troublait, à Rome, les pontificats de Zéphyrin et de Calliste, certaines mesures prises par ce dernier pape au sujet de la pénitence soulevaient contre lui l’opposition de Tertullien et d’Hippolyte. Nous voulons parler de ce qu’on appelle communément l’édit de Calliste.
[Tertullien, qui est le seul à mentionner expressément cet acte, ne donne pas le nom de son auteur. Mais on est à peu près unanime à penser que cet auteur est un pape, et le pape Calliste.]
Les données que nous avons recueillies jusqu’à la fin du iie siècle sur la pénitence se résument en ceci.
Il existe pour les pécheurs une seconde pénitence après le baptême. Cette pénitence comporte un aveu des fautes commises, et une expiation de ces mêmes fautes qui, en certains cas, est publique et de toute la vie : c’est l’exomologèse. Après cela, le coupable est réconcilié avec Dieu et avec l’Église. Exomologèse et réconciliation ne sont pas d’ailleurs affaire purement privée : elles ont leur caractère canonique et disciplinaire : il y a dans l’Église une institution de la Pénitence. D’autre part, on ne trouve nulle part l’indice que certains péchés aient été exclus de la réconciliation ecclésiastique. Les enfants impudiques et apostats d’Hermas, les femmes séduites par les marcosiens, les martyrs, d’abord renégats, de Lyon, ont reçu la paix aussi bien que les divers hérétiques ramenés à l’Église par saint Polycarpe.
Tout, cela est certain, et cependant, jusqu’à cette époque, enveloppé souvent dans les textes plutôt que dit expressément et exposé d’une façon suivie. Surtout les détails manquent. Mais, dès le début du iiie siècle, le sujet s’éclaire. L’édit de Calliste et les critiques dont il a été l’objet vont projeter, sur la question de la pénitence, des lumières nouvelles.
Ce décret, ou cette décision, de Calliste n’est connu que par Tertullien, qui l’appelle ironiquement un édit péremptoire, et peut-être par saint Hippolyte, dans les Philosophoumena, ix, 12. D’après Tertullien, il statuait d’abord et en substance que désormais les fornicateurs et adultères seraient soumis à une pénitence seulement temporaire, et après son accomplissement, pourraient, comme les pécheurs ordinaires, être absous et réintégrés dans la communion : « Adimi quidem peccatoribus, vel maxime carne pollutis communicationem, sed ad praesens, restituendam scilicet ex paenitentiae ambitu, secundum illam clementiam dei quae mavult peccatoris paenitentiam quam mortemc. » C’est Calliste lui-même qui leur donnait l’absolution de leurs fautes : « Ego et moechiae et fornicationis delicta paenitentia functis dimitto (i, 6) » ; et s’il rapportait, pour justifier l’opportunité de sa mesure, diverses raisons tirées de l’Écriture, il alléguait simplement, pour en établir l’autorité, le pouvoir des clefs remis à saint Pierre et communiqué à ses successeurs : « Super hanc petram aedificabo ecclesiam meam, tibi dabo claves regni caelestis, vel quaecunque alligaveris vel solveris in terra erunt alligata vel soluta in caelis… Idcirco praesumis et ad te derivasse solvendi et alligandi potestatem, id est ad omnem ecclesiam Petri propinquam. (xxi, 9) »
c – De pudicitia, xviii, 12. J’indique ici, pour plus de précision, l’édition de Labriolle où les chapitres sont divisés en numéros.
Le témoignage de Tertullien sur cette première disposition de l’édit de Calliste est confirmé par celui d’Hippolyte, dans la critique générale que fait celui-ci des actes du pape : « Le premier, dit-il, Calliste s’avisa d’autoriser la volupté, disant qu’il remettait à tout le monde les péchés. Quiconque se serait laissé séduire par un autre, pourvu qu’il fût réputé chrétien, ne rendrait pas compte des fautes qu’il aurait commises s’il recourait à l’école de Calliste (Philos., ix, 12). »
Une seconde disposition de l’édit de Calliste, suivant Tertullien, aurait été de reconnaître aux confesseurs de la foi un pouvoir analogue de réconciliation. En quoi consistait au juste cette faculté ? Tertullien en parle comme si les martyrs pouvaient, sans l’intervention del’évêque, absoudre purement et simplement le coupable et le réintégrer dans la communion (De pudic. xxii, 1, 2, 6). Il serait cependant étrange qu’à Rome — où nous verrons que trente ans plus tard on refusait aux confesseurs presque toute qualité pour intervenir dans la réconciliation des lapsi, — on leur eût, sous Calliste, reconnu un privilège si considérable. Il faut sans doute ne pas entendre à la rigueur les paroles de Tertullien, et voir seulement, dans le pouvoir en question, la faculté de donner aux pécheurs des lettres de recommandation et de communion qui devaient recevoir la ratification de l’évêque.
Enfin, si nous en croyons les Philosophoumena, Calliste aurait pris, toujours sur le sujet de la pénitence, une troisième disposition. « Il définit qu’un évêque tombé dans un péché même ad mortem ne devait pas être déposé » : εἰ ἐπίσκοπος ἁμάρτοι τι, εἰ καὶ πρὸς ϑάνατον, μὴ δεῖν κατατίϑεσϑαιd. Mais ici encore le reproche est évidemment exagéré. La loi qui exigeait que les clercs majeurs, coupables de fautes plus considérables, fussent déposés avant d’être soumis à la pénitence, puisqu’ils n’y pouvaient être soumis en gardant leur emploi, cette loi n’a pas été abrogée par Calliste, puisqu’elle a continué d’être en vigueur après lui. Peut-être quelque cas particulier s’est-il produit sous son pontificat, où l’on a cru pouvoir user d’indulgence. C’en serait assez pour expliquer l’imputation qui lui est faitee.
d – Les Philosophoumena, au même endroit, reprochent à Calliste d’autres mesures fâcheuses ; mais il est peu probable qu’elles aient été contenues dans l’acte visé par Tertullien.
e – Une décrétale pseudoisidorienne (Epist. Calixti, II, 20, Hinschius, p. 142) attribue seulement à Calliste une décision par laquelle il déclare que les évêques tombés peuvent, après avoir fait pénitence, être rétablis dans leur charge.
Telles étaient donc, en matière pénitentielle, les mesures prises par Calliste entre les années 217-222. On vient de voir ce qu’il faut penser des deux dernières.
Mais la première soulève immédiatement une question. Calliste déclare que, pour lui, il remettra leurs péchés aux fornicateurs et aux adultères, après qu’ils en auront fait pénitence : « Ego et moechiae et fornicationis delicta paenitentia functis dimitto. » Cette mesure a suscité des oppositions, et est présentée par Tertullien et Hippolyte comme une innovation. Est-ce donc qu’auparavant ces péchés n’étaient pas remis par l’Église ? C’est ce que paraît supposer en effet saint Hippolyte, et ce que Tertullien dit expressément. Au chapitre v, 14 du De pudicitia, il montre l’idolâtrie, l’adultère et l’homicide étroitement joints, formant un bloc, et soumis par l’Église au même traitement. Or, ce traitement est que les coupables de ces fautes doivent faire pénitence sans doute, mais que les Églises ne leur rendent pas la paix, c’est-à-dire ne leur remettent pas leurs fautes : « Hinc est quod neque idololatriae neque sanguini pax ab ecclesiis redditur » (xii, 5). Et Calliste est donc un inconséquent qui condamne définitivement l’idolâtre et l’homicide, et qui pardonne à l’adultère : « Idololatram quidem et homicidam semel damnas, moechum vero de medio excipis… Personae acceptio est, miserabiliores paenitentias reliquisti » (v, 14 ; xxii, 11, 12). A prendre ces affirmations à la lettre, on conclura qu’en effet c’était une discipline générale de l’Église, au moins en Occident, pour des raisons de prudence, et afin de maintenir élevé le niveau moral des communautés chrétiennes, de refuser le pardon aux idolâtres, aux adultères et aux homicides, et de les laisser s’arranger directement avec Dieu. Mais peut-être n’est-on pas obligé d’aller jusque-là. Que certaines églises, en Afrique surtout, peut-être sous la pression montaniste, aient pratiqué le rigorisme dont parle Tertullien, et cela, avant, ou même après l’édit de Calliste, saint Cyprien l’affirme positivement au moins pour les adultèresf, et Tertullien, d’ailleurs, n’aurait pu s’exprimer comme il l’a fait, si la réalité l’eût universellement contredit. Les déclarations de Calliste non plus, à moins qu’elles ne soient une réponse à une consultation venue du dehors, ne s’expliqueraient pas si ce rigorisme n’avait eu à Rome des partisans, et s’il n’avait existé dans le clergé, à ce point de vue, un certain partage des sentiments et de la conduiteg. Une pratique existait donc dans quelques Églises au début du iiie siècle, et s’efforçait de s’établir en d’autres, qui refusait aux trois péchés capitaux la réconciliation ecclésiastique. Mais doit-on croire qu’elle était générale ? Pour cela, il faudrait oublier qu’on n’en trouve aucune trace ou plutôt que l’on trouve trace de la pratique contraire dans les textes antérieurs à Calliste ; que Tertullien lui-même n’en parle pas dans son De paenitentia, composé entre les années 200-206, et qu’enfin le grand controversiste est coutumier, dans l’ardeur de ses polémiques, d’exagérations et d’inexactitudes qu’on est bien forcé souvent de corriger. Dans ces conditions on peut admettre que le rigorisme qu’il prône, au lieu d’être une loi universelle et fixe, n’était qu’une tendance et une pratique particulière et limitée ; et que le décret de Calliste, au lieu d’opérer un changement dans la discipline, n’était qu’un acte destiné à raffermir l’ancienne discipline, en tranchant des controverses et en mettant fin à des divergences fâcheuses. C’est là une opinion vraisemblable, et qui réduit sans doute l’importance de la décision pontificale, mais qui n’en diminue pas la signification. Calliste, en déclarant qu’il absoudrait les impudiques après un certain temps de pénitence, prenait nettement et sagement, en ce qui les concerne, le parti de l’indulgence et condamnait les rigoristes.
f – Epist. LV, 21 : « Apud antecessores nostros quidam de episcopis istic in provincia nostra dandam pacem moechis non putaverunt, et in totum paenitentiae locum contra adulteria cluserunt.
g – Qu’on se rappelle les rigoristes dont parle Hermas et les sévérités d’Hermas lui-même. Il y avait des montanistes à Rome sous Zéphyrin (Eus., H. E., 2.25.6 ; 6.20.3).
Ceux-ci naturellement ne furent pas contents et protestèrent. L’antipape Hippolyte présenta, après la mort de Calliste, cette décision comme la ruine de la morale chrétienne. Tertullien, déjà montaniste, répliqua sur-le-champ et discuta, dans le De pudicitia, la valeur de l’acte pontifical. La théorie qu’il oppose à l’enseignement de Calliste est la suivante : Il faut distinguer deux sortes de péchés graves, les uns non capitalia, non ad mortem, les autres capitalia, ad mortem d’après 1 Jean 5.16, ou encore les péchés qui ne sont pas directement et ceux qui sont directement contre Dieu (ii, 10, 14-16 ; xxi, 2, 15). Les premiers — dont il donne des exemples — peuvent être pardonnés par l’évêque (xviii, 17 ; xix, 23-25) : ils relèvent de la disciplina, c’est-à-dire du pouvoir ordinaire d’enseignement et de gouvernement, transmis par les apôtres à leurs successeurs (xxi, 1-3). Les seconds, qui comprennent l’idolâtrie, l’adultère et l’homicide, exigent, pour être remis, un pouvoir spécial, la potestas, charisme extraordinaire et personnel, intransmissible, qui n’appartient point à l’Église hiérarchique (xxi, 1-3, 5, 6). Or, ce charisme, Dieu pourrait sans doute l’accorder à un fidèle en particulier, à un spirituel, qui alors remettrait, au nom de Dieu, les péchés ad mortem ; mais, en fait, Dieu ne l’accorde point et ne veut point l’accorder de peur que cette facilité de pardon n’induise au péché (xxi, 7, 8, 14, 17). Quelle devra donc être la conduite du pécheur coupable de fautes ad mortem ? Il devra gémir, se lamenter, et par sa pénitence tâcher d’obtenir directement de Dieu sa réconciliation avec lui. L’Église ne le réconciliera pas ici-bas : le Christ qui vit dans cette Église n’intercédera pas pour lui. Mais sa pénitence ne sera pas pour cela inutile et vaine : en l’accomplissant, il jettera en Dieu les semences de son pardon et recevra un jour de lui la paix que l’Église ne lui aura pas rendue pendant sa vie : « Et si pacem hic non metit, apud dominum seminat. Nec amittit, sed praeparat fructum. Non vacabit ab emolumento, si non vacaverit ab officio » (iii, 3-6 ; i, 21 ; xviii, 13, 14, 17 ; xix, 6, 25, 26, 28).
[Tertullien énumère trois fois principalement les péchés capitaux ou irrémissibles. Dans l’Adversus Marcionem, iv, 9, il parle de septem maculis capitalium delictorum… idololatria, blasphemia, homicidio, adulterio, stupro, falso testimonio, fraude ». Au De pudicitia, xix, 25, il cite « homicidium, idololatria, fraus, negatio, blasphemia utique et moechia et fornicatio et si qua alia violatio templi Dei » (cf. Apolog., 2 ; De spectae., 3 ; De idolol., I). Au De pudicitia, v : xii, 3-11 ; xxii, 11, et réduit la liste à l’idolâtrie (ou apostasie), à l’adultère et à l’homicide. Tertullien est-il le créateur de cette trilogie qui limite à trois les péchés ad mortem, et que l’Église devait adopter ? C’est possible. Cependant on retrouve ce même groupe ternaire dans saint lrénée (Adv. haer., i, 6, 3) et surtout dans saint Hippolyte (fragment sur les Proverbes, édit. Achelis, p. 163, xxi). Il se dégage d’ailleurs assez aisément des énumérations précédentes de Tertullien, par l’omission de fraus et falsum testimonium, dont la gravité peut n’être pas considérable. Quant aux fondements scripturaires, ou indique Matthieu 15.19 ; Marc 7.21 ; 1 Corinthiens 5.11 ; Apocalypse 21.8 ; 22.15.]
Tertullien, comme on le voit, refusait en définitive à l’Église hiérarchique le pouvoir de remettre les péchés ad mortem. A plus forte raison, refusait-il aux martyrs le pouvoir de réconcilier les chrétiens coupables de ces crimes (xxii, 3-10). C’était l’hérésie après le schisme. Et cependant sa discussion de la mesure de Calliste est pour nous infiniment précieuse. Elle nous montre Calliste affirmant son pouvoir d’absoudre lui-même des plus grandes fautes, étendant ce privilège à toute Église en communion avec celle de Pierre (ad omnem ecclesiam Petri propinquam), et citant — c’est la première fois que nous trouvons ces témoignages invoqués à cet effet — et citant, dis-je, à l’appui de ses prétentions, les paroles dites par Notre-Seigneur à Pierre et aux apôtres sur le pouvoir des clefs et celui délier et de délier. Jusqu’ici, nos textes ne parlaient en général que d’une réconciliation avec l’Église. Nous voyons maintenant que cette formule vague recouvrait le fait plus concret d’une rémission du péché par l’évêque, et nous savons que ce droit d’absoudre se fondait sur une exégèse précise des promesses faites aux apôtres et par eux à leurs successeursh.
h – L’immense corruption qui régnait dans la curie romaine à l’époque de la Réforme s’inscrit évidemment en faux contre la conclusion utopique et partisane que Tixeront tire des paroles vagues de Jésus-Christ à ses apôtres. (ThéoTEX)
Malgré l’opposition de Tertullien et d’Hippolyte, la mesure de Calliste paraît avoir atteint son but. La résistance qu’elle rencontra en Afrique de la part de quelques évêques, si même il y en eut, se dissipa assez vite, car saint Cyprien en parle comme d’une chose passée. Les évêques d’Afrique, d’ailleurs, allaient se trouver en face de difficultés autrement plus graves, la question des lapsi et le schisme de Novatien.