(Janvier à mars 1531)
La domination du pape nuisible à l’État – Tout le clergé déclaré coupable – Sommé de reconnaître la suprématie royale – Angoisse du clergé – Il négocie – Il se soumet – Débats dans la convocation d’York – Dangers de la prééminence royale
Henri VIII voulait pourtant introduire de grands changements dans la société ecclésiastique de son royaume. Sa puissance royale avait à souffrir de la puissance du clergé. C’était le cas sans doute dans toutes les monarchies de la catholicité ; mais l’Angleterre avait plus que d’autres à se plaindre. Des trois ordres, clergé, noblesse, bourgeoisie, le premier était le plus puissant. La noblesse était affaiblie par les guerres civiles ; les communes étaient depuis longtemps sans autorité et sans énergie ; les prélats s’étaient ainsi trouvés au premier rang ; jusqu’en 1529 un archevêque, un cardinal, Wolsey, avait été, sans excepter le roi, l’homme le plus puissant de l’Angleterre. Henri VIII avait senti ce joug et voulait se débarrasser non seulement de la domination du pape, mais aussi de l’influence des prélats. S’il n’avait pensé qu’à se venger du pontife, il aurait suffi de permettre à la Réformation d’agir ; quand un vent énergique souffle du ciel, il brise les échafaudages des hommes. Mais Henri ne manquait ni de prudence ni de calcul. Il craignait pour son royaume une diversité de doctrines qui pourrait y engendrer des discordes. Il voulait se débarrasser du pape et des prélats, sans se jeter dans les bras de Tyndale ou de Latimer.
Les rois et les peuples, avaient reconnu que la domination de la papauté et son autorité sur le clergé étaient un obstacle insurmontable à l’autonomie de l’État. Déjà en 1268, saint Louis avait déclaré que de Dieu seul relève la France, etd’autres princes avaient suivi son exemple. Henri VIII résolut de faire plus encore ; il brisera les chaînes qui lient le clergé au trône romain et les attachera au trône national. La puissance de l’Angleterre, délivrée de cette papauté qui a été pour elle un ver rongeur, se développera dès lors avec liberté, avec énergie, et placera le pays au premier rang des peuples. L’esprit rénovateur du siècle était favorable aux projets de Henri VIII ; il fallait, sans tarder, mettre à exécution le plan hardi que Cromwell avait déroulé sous ses yeux dans le parc de Whitehalla. Henri ne pensa plus qu’à se faire reconnaître chef de l’Église.
a – Histoire de la déformation au seizième siècle, tome V, 20.14.
Cette importante révolution ne pouvait s’accomplir par un simple acte de l’autorité royale ; en Angleterre surtout où les principes constitutionnels avaient déjà une incontestable influence. Il fallait engager le clergé à passer le Rubicon en s’affranchissant de Rome. Mais comment l’y amener ? C’était ce qui faisait le sujet des méditations de l’habile Thomas Cromwell, qui en prenant toujours plus dans la confiance du roi, la place occupée auparavant par Wolsey, en faisait un tout autre usage. Poussé par l’ambition, doué d’un caractère énergique, d’un jugement sain, d’une inébranlable fermeté, aucun obstacle ne pourrait arrêter son activité. Il cherchait comment il pouvait donner au roi le sceptre spirituel ; voici à quoi il s’arrêta. On avait vu quelquefois les rois d’Angleterre remettre en vigueur des lois tombées en désuétude, et frapper d’amendes considérables ceux qui les avaient violées. Cromwell représenta au roi que les statuts déclarait coupable quiconque reconnaissait une dignité établie par le pape dans l’Église d’Angleterre ; que Wolsey en exerçant les fonctions de légat du pape avait porté atteinte aux droits de la couronne et avait été condamné, ce qui n’était que juste ; mais que les membres du clergé qui avaient reconnu la juridiction illégitime de ce prétendu légat étaient devenus, par ce fait seul, aussi coupables que lui. « Le statut du Prœmunire, disait-il, les condamne aussi bien que leur chef. » Henri, qui l’écoutait attentivement, trouva que l’expédient de son secrétaire d’État était conforme à la lettre de la loi, et qu’il mettait tout le clergé dans sa main. Il n’hésita pas, et donna plein pouvoir à son ministre ; il n’y avait à ce titre-là pas un seul innocent en Angleterre ; les deux chambres, le conseil du roi, toute la nation devaient être mis en cause ; Henri, plein de condescendance, voulait bien se borner au clergé.
La Convocation de Cantorbéry s’étant assemblée le 7 janvier 1531, Cromwell entra, s’assit tranquillement au milieu des évêques, puis se levant, leur annonça que leurs biens et leurs bénéfices allaient être confisqués au profit de Sa Majesté, attendu qu’ils s’étaient soumis à la puissance inconstitutionnelle du cardinal. Affreuse nouvelle ! C’était un coup de tonnerre pour ces égoïstes prélats ; ils étaient consternés. A la fin quelques-uns reprirent un peu courage : « Ah ! dirent-ils, le roi lui-même avait sanctionné l’autorité du cardinal-légat ; nous n’avons fait qu’obéir à sa volonté suprême. Notre résistance aux ordonnances de Sa Majesté nous eût infailliblement perdus. — N’importe, leur fut-il répondu, la loi était là, vous deviez obéir à la constitution de l’Angleterre, au risque même de votre vieb. » Les évêques effrayés déposèrent au pied du trône une magnifique somme au moyen de laquelle ils espéraient racheter leurs torts — et leurs bénéfices. Mais c’était autre chose que Henri convoitait ; il eut l’air de faire peu de cas de l’argent. La menace de confiscation devait contraindre les évêques à payer une rançon d’une plus grande valeur : « Milords, dit Cromwell, dans une requête que quelques-uns d’entre vous ont naguère adressée au pape, vous avez appelé le roi votre âme, votre chefc. Eh bien, reconnaissez expressément la suprématie du roi sur l’Eglised, et Sa Majesté, dans sa grande bonté, vous accordera votre pardon. »
b – « They ought to take notice of the constitution, at their peril, » (Collyers, II, p. 61. — Burnet, p. 108.)
c – « Regia Majestas nostrum caput atque anima. » (Collyers, Records, p. 8, 30 juillet 1530.)
d – « Ecclesiæ protector et supremum caput. » (Collyers, II, p. 62.)
Quelle demande ! Le clergé, éperdu, se réunit ; et une délibération d’une importance suprême commença. « Cette parole de l’adresse au pape, dirent quelques-uns, n’était qu’une manière de parler, et n’a point le sens qu’on lui donne. Le roi ne pouvant délier à Rome le nœud gordien, disaient d’autres en pensant au divorce, prétend le couper avec l’épéee. Le pouvoir séculier, s’écriaient les plus zélés, n’a rien à dire dans les choses ecclésiastiques. Reconnaître le roi pour le chef de l’Église, ce serait renverser la foi catholique… Le chef de l’Église c’est le pape ! »
e – « Seeing this Gordian knot, to play the noble Alexander. » (Fox, Acts, V, p. 55.)
Les débats durèrent trois jours, et les ministres de Henri VIII mettant en avant le gouvernement théocratique d’Israël : « A l’ancien Testament, nous opposons le nouveau, s’écria un prêtre ; selon l’Évangile, le chef de l’Église, c’est Jésus-Christ ! » Ceci ayant été rapporté au roi : « Eh bien, dit-il, je consens à ce que, en déclarant le roi chef de l’Eglise, vous ajoutiez après Dieu. » Les prétentions du pape n’en étaient ainsi que plus compromises. « Nous nous exposerons à tout, dirent-ils, plutôt que de détrôner le pontife romain. »
Les évêques de Lincoln et d’Exeter furent députés au roi pour le supplier de renoncer à sa demande ; ils ne purent pas même parvenir jusqu’à lui. Henri VIII était décidé ; il fallait que les prêtres pliassent. Le seul moyen d’obtenir votre pardon, leur dit-on, est de renoncer à la suprématie papale. Les évêques firent une nouvelle tentative pour satisfaire à la fois aux exigences du roi et à celles de leur conscience. « Si l’on recule devant les prêtres, disait-on à la cour, ils sont des lions ; mais si on leur résiste, ils deviennent des agneaux. — Votre sort est entre vos mains ; si vous refusez au roi sa demande, la disgrâce de Wolsey peut vous apprendre ce qui vous attend. » L’archevêque Warham qui présidait la convocation, homme prudent, alors âgé et près de sa fin, cherchait quelque compromis. Les grands mouvements qui agitaient l’Église, dans toute l’Europe, le troublaient. Il s’était jadis plaint à Henri VIII des usurpations de Wolseyf, et n’était pas éloigné de reconnaître la suprématie royale. Il proposa d’insérer une simple clause dans l’acte qui attribuait au roi la juridiction demandée par lui, savoir : Quantum per legem Christi licet. (Autant que la loi de Christ le permet). « Mère de Dieu ! dit à ses ministres, le roi qui, comme son frère François Ier, avait l’habitude de ces locutions inconvenantes ; vous me jouez là, Messieurs, un beau tour ! Je pensais avoir bien dupé ces prélatsg et après vous avoir eus vous-mêmes pour dupes, ils sont sur le point de me duper moi-même… Retournez vers eux et dites-leur : que je ne veux ni de tantum, ni de quantum. — Autant que la loi de Christ le permet ! Cette réserve donnerait à croire que mon autorité est sujette à dispute. »
f – Strype’s Memorials, I, p. 111.
g – I sought to have made fools or those prelates. » (Tyler, Henri VIII, p. 312.)
Les ministres de Henri VIII se permirent cette fois-ci de lui résister ; ils lui représentèrent que cette clause préviendrait une rupture instantanée avec le pape, et que l’on pourrait plus tard la révoquer. Henri se rendit enfin, et l’archevêque présenta à la convocation le titre avec l’amendement. C’était une heure solennelle pour l’Angleterre. Les évêques étaient convaincus que Henri leur demandait un acte coupable, dont l’issue serait la rupture avec Rome. Au temps d’Hildebrand les prélats eussent répondu non, et auraient trouvé dans les laïques un sympathique appui. Mais les choses avaient changé ; le peuple commençait à être las de la longue domination des prêtres. Le primat, désireux de terminer cette affaire, dit à ses collègues : « Reconnaissez-vous le roi comme le protecteur unique de l’Église et du clergé d’Angleterre et, pour autant que la loi de Christ le permet, comme votre chef suprême ? » — Tous restèrent muets. Veuillez me faire connaître votre sentiment, » reprit l’archevêque. — Morne silence. — « Qui se tait consent, dit alors le primath. — Nous nous taisons tous, » dit l’un des membres de l’assemblée. Ces paroles étaient-elles inspirées par le courage ou par la lâcheté ? étaient-elles Une adhésion ou une protestation ? Nous l’ignorons. On ne peut dans cette affaire se ranger ni avec le roi, ni avec les prêtres. L’âme humaine se met facilement du côté de ceux qui sont opprimés ; mais ici les opprimés étaient aussi des oppresseurs. La Convocation donna alors son adhésion à l’opinion des universités sur le divorce, et c’est ainsi que Henri VIII remporta sa première victoire.
h – « Qui tacet consentire videtur. — Itaque tacemus omnes. » (Collyers, p. 62.)
Maintenant que le roi avait le pouvoir, il fut permis au clergé de lui donner l’argent. Il offrit ses cent mille livres sterling, don énorme pour ce temps, et qui équivaudrait de nos jours presque à quinze fois la même somme. Le 22 mars 1531, le courtois archevêque signa le document qui enlevait à la fois au clergé d’Angleterre la richesse et l’honneuri.
i – Cet acte se trouve dans Wilkins, Concilia, III, p. 7 4, et Rymer, Fœdera, VI, p. 163.
Les débats furent encore plus animés dans la Convocation d’York. « Si vous proclamez le roi chef suprême, dit l’évêque Tonstal, ce ne peut être que quant au règne temporel. — Vraiment, répondit le ministre de Henri, un décret de la Convocation serait donc nécessaire pour établir que le roi règne ! — Si c’est des choses spirituelles qu’il s’agit, répondit l’évêque, je me sépare de la Convocation pour ne pas me séparer de l’Églisej. — Nul, milords, ne vous conteste la prédication et l’administration des sacrementsk, répondit le roi. Saint Paul ne se soumettait-il pas au tribunal de César, et le Sauveur lui-même à celui de Pilate ? Les théories ecclésiastiques de Henri VIII prévalurent aussi à York. Une grande révolution était accomplie en Angleterre, et des transactions nouvelles devaient la consolider.
j – « Ne ab Ecclesia catholica dissentire videar, expresse dissentio. » (Wilkins, III, p. 745.)
k – « Preaching and administring the sacraments… no body denies you this. » (Collyers, II, p. 64.)
Le roi ayant obtenu tout ce qu’il désirait, daigna dans sa grande miséricorde pardonner au clergé l’impardonnable offense d’avoir reconnu Wolsey légat du pape. Cet acte d’amnistie s’étendit, sur une demande des communes, à toute l’Angleterre. La nation, qui ne vit d’abord dans cette affaire qu’un acte qui l’affranchissait de la puissance usurpée des papes, en témoigna à Henri sa reconnaissance ; mais il y avait le revers de la médaille. Si le pape était dépouillé, le roi était revêtu. La charge qui lui était attribuée, n’était-elle pas contraire à l’Évangile ? N’imprimerait-elle pas à la Réformation anglicane un caractère territorial, aristocratique, qui introduirait dans l’Église réformée le monde, son éclat et ses richesses ? Si la prééminence royale dote l’Église anglicane des pompes du culte, des études classiques, des hautes dignités, ne la dotera-t-elle pas aussi du luxe, des sinécures et de la mondanité des prélats ?… Ne verra-t-on pas l’autorité royale prononcer sur des questions de doctrine et déclarer indifférents les dogmes les plus sacrés. Il y a toujours eu en Angleterre des esprits qui ont été préoccupés par ces pensées. Aussi chercha-t-on plus tard, à limiter le pouvoir du roi dans les choses religieuses. « Nous ne donnons point à nos princes le ministère, soit de la Parole de Dieu, soit des sacrements, » disent les articles de foil.
l – « We give not to our princes the ministry, either of God’s word or the sacraments. » (Art. of religion, 37.)