L’œuvre par excellence qu’est venu faire l’Évangile dans ce monde a été de renverser les puissants de leurs sièges et d’exalter les humbles. Il ne faisait donc que réaliser sa mission en détrônant la vertu païenne, la μεγαλοψυχία, et en élevant à sa place la grâce chrétienne si méprisée, la ταπεινοφροσύνη, dépouillant celle-là de l’honneur qu’elle s’était injustement arrogé, délivrant celle-ci du déshonneur qui s’y était attaché jusqu’alors d’une manière tout aussi injuste. A vrai dire, ce n’est pas la grâce seulement, mais le mot lui-même, ταπεινοφροσύνη, qui doit son origine à l’Évangile ; aucun écrivain grec ne l’a employé ni avant ni après l’ère chrétienne, abstraction faite des auteurs chrétiens. Plutarque s’est aventuré aussi loin que ταπεινόφρων (De Alex. Virt. 2.4), dont il se sert cependant dans un mauvais sens ; et l’usage que les auteurs païens font de ταπεινός, de ταπεινότης et d’autres mots de cette famille, montre clairement de quelle manière ils auraient envisagé ταπεινοφροσύνη, s’ils avaient cru bon de laisser passer le mot. Les cas sont peu nombreux dans lesquels ταπεινός signifie autre chose que ce qui est bas, vil et dégradant et forment l’exception. Il s’unit à ἀνελεύθερος (Plato, Leg. 4.774.c) ; à ἀγεννής (Lucian., De Calum. 24) ; à κατηφής (Plutarch., Fab. Max. 18) ; à ἄδοξος (De Vit. Pud. 14) ; à δουλικός, δουλοπρεπής (Philo, Quod Omn. Prob. Lib. 4), et à leurs congénères ; précisément comme la « Demuth » des Allemands, née à l’époque païenne de la langue, signifie proprement et originairement « servilis animus », (sur « Deo », qui en constitue la première syllabe, servus, voy. Grimm, Wœrterbuch, s. 5.) et n’acquit le sens que ce vocable possède maintenant que sous l’influence du christianisme.
Cependant ces cas exceptionnels sont plus nombreux que ne le supposent quelques-uns. Ainsi Platon (Leg. 4.716.a) joint ταπεινός à κεκοσμημένος comme Démosthène nous donne λόγοι μέτριοι καὶ ταπεινοί. Voyez pour cet emploi plus élevé du mot un remarquable passage de Plutarque, De Prof, in Virt. 10. Si l’on fait attention à ces indications qui font pressentir l’honneur qu’un jour l’on rendra aux mots mêmes qui expriment l’humilité, il est très intéressant de remarquer qu’Aristote lui-même réhabilite (il ne manque à cette réhabilitation que l’extension qui lui est due pour être complète) réhabilite, dis-je, la ταπεινοφροσύνη chrétienne (Ethic. Nic. 4.3). Ayant déclaré combien il est difficile pour un homme τῇ ἀληθείᾳ μεγαλόψυχον εἶναι — car Aristote ne reconnaît aucune μεγαλοψυχία qui ne repose sur des réalités correspondantes de bonté et de grandeur morale, et son μεγαλόψυχος est un μεγάλων αὑτὸν ἀξιῶν, ἄξιος ὤν — le philosophe continue en faisant remarquer, quoique en passant et sans avoir trop conscience de la portée de ses mots, que penser humblement de soi, quand cette conviction est la véritable, ne peut être imputé à personne comme une coupable petitesse de l’esprit ; c’est plutôt la vraie σωφροσύνη (ὁ γὰρ μικρῶν ἄξιος καὶ τούτων ἀξιῶν ἑαυτόν σώφρων). Mais s’il en est ainsi (et qui le niera ?), si pour tout homme entretenir une humble opinion de soi est entretenir la bonne, Aristote, sans s’en apercevoir, a fait de la ταπεινοφροσύνη une grâce dans laquelle chacun devrait abonder ; car ce qu’il a reconnu, même d’après la règle qu’il a formulée, être χαλεπόν, à savoir τῇ ἀληθείᾳ μεγαλόψυχον εἶναι, le chrétien, convaincu par l’Esprit de Dieu, et ayant un modèle de justice parfaite sous les yeux, sait que cela n’est pas simplement χαλεπόν, mais ἀδύνατον. Telle est la ταπεινοφροσύνη du chrétien ; ce n’est pas une grâce qu’il s’est octroyée, car, de fait, Chrysostome ramène l’orgueil sous le manteau de l’humilité, quand il caractérise celle-ci comme étant l’acte par lequel nous nous faisons petits quand nous sommes grands (ταπεινοφροσύνη τοῦτό ἐστιν, ὅταν τις μέγας ὤν, ἑαυτὸν ταπεινοῖ ; et il répète cela souvent ; voy. Suicer, Thés. s. 5). La définition de St. Bernard est bien plus vraie et bien plus profonde : « Est virtus qua quis ex verissima sui cognitione sibi ipsi vilescit » ; nous estimer petits, parce que nous sommes tels, avoir de nous-mêmes une vraie, c’est-à-dire, une humble opinion.
Mais on peut demander, comment ce jugement que nous venons de porter sur la ταπεινοφροσύνη chrétienne, comme naissant du sentiment de notre indignité et s’y reposant, peut s’accorder avec le fait que le Seigneur, qui était sans péché, s’est pourtant réclamé de cette grâce, disant : « Je suis doux et humble de cœur » (ταπεινὸς τῇ καρδίᾳ Matthieu 11.29) ? La réponse est celle-ci : pour le pécheur, ταπεινοφροσύνη implique la confession du péché, en tant qu’elle implique la confession de la vraie condition du pécheur ; tandis que pour la créature qui n’est pas tombée, la grâce de l’humilité existe aussi réellement, mais elle implique comme telle la confession, non de son état de péché, ce qui ne serait pas vrai, mais de sa condition de créature, de sa dépendance absolue, du sentiment qu’elle n’a rien, mais qu’elle reçoit toutes choses de Dieu. Et c’est ainsi que la grâce de l’humilité est le lot de l’ange le plus élevé devant le trône de Dieu, puisqu’il est une créature, que dis-je ? l’humilité est une vertu qui appartient au Seigneur de gloire lui-même. Dans sa nature humaine Il doit être le modèle de toute humilité, de toute dépendance comme créature ; et ce n’est qu’en tant qu’homme que Christ déclare être ainsi ταπεινός, mais Il ne s’affirme pas ταπεινός τῷ πνεύματι. (des pécheurs contrits sont tels, Psaumes 33.19), pas plus qu’il ne pouvait parler de Lui-même comme étant πτωχὸς τῷ πνεύματι, puisque son πνεῦμα était divin, mais Il est ταπεινὸς τῇς καρδίᾳ. Dans sa vie humaine Il puisait sans cesse dans la plénitude de l’amour de son Père, et toujours, comme homme, Il prenait la place qui convenait à la créature en présence de son Créateur.
L’Évangile de Christ n’a point réhabilité πραότης au même degré que ταπεινοφροσύνη, parce que le mot ne réclamait pas au même degré une réhabilitation. Πραότης n’était pas obligé de passer d’un sens mauvais à un bon, mais simplement d’être élevé d’un bon à un autre qui lui fût supérieur. Mais de cette transformation elle en avait besoin, car personne, s’il compare dans son esprit la vertu païenne à la grâce chrétienne, ne peut lire le portrait que fait Aristote du πρᾶος et de la πραότης (Ethic. Nic. 4.5) et ne pas sentir que la Révélation a donné à ces mots une profondeur, une richesse, une plénitude de signification qu’ils étaient bien loin de posséder auparavant. Le grand moraliste grec a placé la πραότης, comme la μεσότης περὶ ὀργῆς, entre les deux extrêmes, l’ὀργιλότης et l’ἀοργησία, mais en l’inclinant tellement du côté d’ἀοργησία qu’elle pourrait très facilement disparaître dans son défaut, et il trouve ἀοργησία digne d’éloges par la raison que c’est par son moyen que l’homme retient son équilibre et son calme (Plutarque associe le mot à μετριοπάθεια, De Frat. Am. 18 ; à ἀχολία, Cons. ad Uxor. 2 ; à ἀνεξικακία, De Cap. ex In. Util. 9 ; à μεγαλοπάθεια, De Ser. Num. Vind. 5) plutôt que par aucune raison plus noble. Le charmant petit traité de Plutarque, Περὶ ἀοργησίας, n’élève pas non plus le mot à une plus grande hauteur, quoique nous eussions pu nous attendre à quelque chose de mieux d’un Plutarque. Platon oppose πραότης à ἀγριότης (Symp. 197.d) ; Aristote l’oppose à χαλεπότης (Hist. Anim. 9.1) ; Plutarque, à ἀποτομία (De Lib. Ed. 18) ; autant d’indices d’une vue en quelque sorte superficielle quant à la signification du mot.
Les commentateurs modernes qui ne veulent pas accorder que des forces nouvelles soient à l’œuvre dans le grec moderne et qui renfermeraient volontiers, par exemple, la πραότης du N. T. dans les limites que lui assignent les meilleurs auteurs classiques, se privent et privent encore ceux qui admettent leurs interprétations des profondes instructions de l’Écritured. F. Spanheim présente quelques excellentes observations à ce sujet, et sur notre mot lui-même (Dubia Evangelica, vol. 3, p. 398). La πραότης de l’Écriture n’est pas seulement dans la conduite extérieure de l’homme ; ni même dans ses rapports avec ses semblables, et elle est tout aussi peu dans ses dispositions purement naturelles. C’est plutôt une grâce innée de l’âme, et ses manifestations sont d’abord et principalement envers Dieu (Matthieu 11.29 ; Jacques 1.21). C’est cette disposition de l’esprit par laquelle nous acceptons les épreuves que Dieu nous envoie sans disputer et sans résister ; et c’est ainsi que la πραότης est étroitement unie à la ταπεινοφροσύνη, et qu’elle la suit immédiatement (Éphésiens 4.2 ; Colossiens 3.12). En effet, celui-là seul est humble de cœur qui est à la fois débonnaire, et qui, comme tel, ne lutte plus guère contre Dieu, ne combat plus contre Lui.
d – Ils le font, quoiqu’ils s’arrêtent en face de conséquences comme celles que tire Fritzsche, commentateur moderne de l’Épître aux Romains, très savant, sed non consecratus. Il interprète ainsi Romains 1.7 : « Deinde considerandum est formula χάρις ὑμῖν καὶ εἰρήνη in N. T. nihil aliud dici nisi quod Græci illo suo χαίρεις εὖ πράττειν enuntiare consueverint, h. e. utaliquis fortunatus sit, sive, ut cum Horatio loquar, Ep. I, 8,1, ut gaudeat et bene rem gerat ! »
Cette débonnaireté cependant, qui s’exerce d’abord par rapport à Dieu, s’exerce aussi par rapport aux hommes et même aux hommes mauvais, dans le sentiment qui anime les débonnaires, à savoir que ces méchants, Dieu les tolère avec les insultes et les injures dont ils peuvent vous couvrir, et s’en sert même pour châtier et purifier son peuple. Telle était la source de la πραότης de David, lorsque, à l’occasion de sa fuite devant Absçalom, Scimhi le maudissait et lui lançait des pierres. David considérait que le Seigneur avait commandé à ce misérable (2 Samuel 16.11), et il se disait qu’il était juste qu’il souffrît ces choses, quelque méchant que fût celui qui lui infligeait ce châtiment. De semblables convictions doit sortir toute vraie πραότης. Celui qui est véritablement débonnaire se sentira véritablement pécheur ; — ou, s’il en est Un qui ne pût pas se reconnaître tel, il n’encourra pas moins, Lui aussi, la sentence qui frappe le pécheur, et n’endurera pas moins la contradiction de la part des pécheurs (Hébreux 12.3 ; Jean 18.22-23). Cette connaissance que l’homme aura de son péché lui enseignera à souffrir avec débonnaireté les provocations dont il peut être l’objet, et à ne point reculer devant les fardeaux dont les péchés des autres peuvent l’accabler (Galates 6.1 ; 2 Timothée 2.25 ; Tite 3.2). Si donc la πραότης implique plus que de douces manières, si elle représente la grâce chrétienne d’un esprit humble, elle doit reposer sur une base plus solide que son propre fond, sur la base que la ταπεινοφροσύνη a posée pour elle ; et elle ne peut subsister qu’aussi longtemps qu’elle continue à s’appuyer sur ce fondement-là, car c’est une grâce qui dépasse la ταπεινοφροσύνη, non parce qu’elle est plus précieuse qu’elle, mais parce qu’elle la présuppose et qu’elle est incapable de subsister sans elle.