« Il y a ici quelque chose de plus grand que le Temple. »
(Matthieu 12.6)
En terminant ces notations sur l’histoire de l’Eglise, puis-je taire la mélancolie poignante éprouvée à critiquer, souvent, au lieu de bénir ? Ironie des choses ! Destin amer ! Ne respirer que pour la formation d’une chrétienté, mais se donner l’apparence, parfois, de séparer les chrétiens ! Etre contraint par les faits, par les documents évangéliques, par la conscience, de prendre position contre l’église « romaine », alors qu’on baiserait la trace vraiment surnaturelle de certains fils de l’Eglise « catholique », grands par l’héroïsme, plus grands par la sainteté ! Volontiers, je répéterais avec l’apôtre : « J’ai un violent chagrin et une douleur incessante au cœur, pour mes frères, à qui appartiennent l’adoption, le culte et les promesses ; je leur rends le témoignage qu’ils ont du zèle pour Dieu, mais un zèle mal éclairé. » Saint Paul allait même jusque s’écrier : « En leur faveur, je souhaiterais d’être anathème et séparé du Christ ! » Et cependant, au sujet de ces mêmes Israélites il disait : « Les Juifs ont fait périr les prophètes, ils nous ont persécutés, ils ne plaisent point à Dieu et sont les ennemis du genre humain, car ils nous empêchent de parler aux païens pour les sauver ; mais la colère de Dieu a fini par les atteindre ! » Ma seule consolation est de penser que je ne serai pas accusé de viser l’Eglise catholique à travers l’église romaine, car il devient toujours plus impossible d’identifier les deux termes. D’autant que le gouvernement papal, depuis son traité d’alliance, en 1929, avec le gouvernement royal, a pris figure non seulement « romaine », mais italienne.
A Turin, le 23 janvier 1927, le père jésuite Oldra, prêchant dans l’église des Saints-Martyrs, réclama la peine de mort contre les hérétiques. « Par le seul fait d’avoir reçu le baptême, les hommes sont soumis à l’Eglise. Quand, comme sujets, ils ne cessent de répandre l’hérésie, quand, devant une prédication aussi infâme, l’Eglise a atteint toutes les limites de la patience, son devoir est de supprimer tout centre d’infection pestifère, avant que la maladie se propage dans la société... Il est indiscutable que l’Eglise, après avoir frappé le coupable de l’amende, de la confiscation des biens, de l’exil, doit procéder sans hésitation au dernier accomplissement de ses devoirs envers la société même. » Il est donc nécessaire, d’après l’orateur, que l’Etat s’appuie sur un tribunal de l’Inquisition, compétent pour juger les hérétiques et les livrer au pouvoir civil, qui devra les frapper, en allant jusqu’à la peine de mort.
Le prédicateur s’exprima en ces termes : « Rappelez-vous de quelle maudite façon les hérétiques s’acharnèrent, en tous les temps, contre la foi catholique. Engeance scélérate, immorale et dégoûtante, pleine de vices et de hontes, antipatriotique et antisociale. Rappelez-vous les hérésies des Cathares, qui se disaient les purs, précisément parce qu’ils n’étaient qu’une seule souillure. Rappelez-vous les hérésies des Vaudois, des Albigeois, des Anglicans, dès Luthériens, etc., de toute cette race avide du sang chrétien, de ces Vandales qui ont brûlé nos églises… (1), outragé et torturé nos prêtres, versé plus de sang innocent que tous les tribunaux de l’Eglise en tous les temps. » (Cité dans La Chronique des idées, novembre 1928.)
(1) Je supprime ici une phrase, par respect de mes jeunes lecteurs.
Voilà le romanisme. Le Père Lépicier, professeur de théologie, aujourd’hui cardinal, publia, en 1910, avec l’approbation de Pie X, la deuxième édition d’un ouvrage où il enseigne : « Si des hérétiques, devenus librement hérétiques, professent publiquement l’hérésie et incitent les autres, par leur exemple, et par leurs raisons pernicieuses, à embrasser les mêmes erreurs, nul ne peut douter qu’ils ne méritent, non seulement d’être séparés de l’Eglise par l’excommunication, mais même d’être retranchés par la mort du nombre des vivants. » (De stabilitate et progressa dogmatis, p. 194).
Voilà le romanisme. M. Maritain, professeur à l’Institut catholique de Paris, affirme que « le Pape » est « vicaire de Dieu (sic). En 1927, il écrit : « C’est la puissance du glaive spirituel, appliqué comme tel aux choses politiques, autrement dit le « pouvoir indirect sur le temporel », qui fonde et explique les actes d’autorité de ces grands Papes » – (Grégoire VII, Innocent III, etc.) – « à l’égard des empereurs et des rois. Le droit féodal et le droit public médiéval ne faisaient qu’apporter au pouvoir indirect » – (l’église papale) – « certains moyens, conformes à un état historique donné, et aux besoins de temps terriblement troublés, de s’exercer pour le salut de la civilisation chrétienne. Si le mode des applications de ce pouvoir varie au cours des âges, sa substance reste la même, et il demeure entre les mains de l’Eglise un droit tout ce qu’il y a de plus normal, requis par la nature même des choses, et dont l’exercice ne pourrait cesser que si Dieu abandonnait le monde à lui-même, c’est-à-dire à la perdition. » (Primauté du Spirituel, pp. 17, 33.)
Voilà le romanisme. Est-ce que le catholicisme insistera toujours pour être confondu avec lui ?
Est-ce que les catholiques suivront la Curie romaine et le pontife d’une église romanisée, le jour où un pape oserait transmuer le christianisme en marianisme ? De forts courants ecclésiastiques y poussent la papauté. Le souverain pontife, usant, pour la première fois, de son infaillibilité doctrinale, affirmerait, « définirait », que la grâce du salut est universellement communiquée aux pêcheurs à travers Marie, coopérant avec le Sauveur.
Le Nouveau Testament, « inspiré », avait déclaré : « Il n’y a qu’un seul médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ » (I Timothée, 2, 5). Mais le Nouveau... Saint-Esprit, après deux mille ans de réflexion, corrigerait l’Erratum !
La promulgation d’un tel dogme ouvrirait-elle les yeux de la chrétienté romaine sur la profondeur de l’abîme où elle glisse ? Aidons-la, dès maintenant, à prendre conscience qu’elle est en principe et par essence catholique, c’est-à-dire, chrétienne. Elle se trouve comme telle étroitement unie, sur le terrain spirituel, à tous les chrétiens du globe, au sein des diverses églises non romaines, pour former une même catholicité. Quel service capital nous rendrions ainsi à nos frères catholiques romains ! Quel secours surnaturel nous leur apporterions ! L’entière chrétienté en bénéficierait.
Donc, en résumant l’histoire de l’Eglise dans un raccourci très ramassé, où les reliefs s’accusent, je n’ai pas composé un manuel « huguenot » de controverse « antipapiste ». Je me suis efforcé, constamment, de juger l’ensemble en restant au simple point de vue chrétien : ces pages sont un hommage réfléchi, et passionnément sincère, à Jésus-Christ.
Hélas ! les annales de l’Eglise risquent d’ébranler, à bien des égards, la foi en lui ! Quel contraste entre le Christ historique et le Christianisme de l’histoire !
Un prélat érudit, évêque de l’église romaine, s’exprimait naguère en ces termes, au sujet des disputes doctrinales sur la divinité de Jésus-Christ, au IVe et au Ve siècle : « Un déchaînement de passions religieuses, des conflits de métropoles, des rivalités entre potentats ecclésiastiques, des conciles bruyants, des lois impériales, des destitutions, des exils, des schismes, voilà les conditions dans lesquelles les théologiens grecs étudièrent le dogme de l’Incarnation. Et si l’on regarde à quoi aboutirent leurs querelles, on voit... l’Eglise orientale irréparablement divisée, l’empire chrétien démembré, les lieutenants de Mahomet foulant aux pieds la Syrie et l’Egypte. Tel fut le prix de ces exercices métaphysiques (2). »
(2) Mgr Duchesne : Histoire ancienne de l’Eglise III, p. 324.
Ensuite vinrent les siècles de la superstition, puis les siècles de la persécution, puis les siècles de la falsification ; trois méthodes employées par l’église romaine pour dominer l’Eglise catholique, c’est-à-dire l’Eglise chrétienne. Mais alors, si l’Eglise chrétienne reste inséparable, à ce point, de l’Eglise catholique, et celle-ci de l’église romaine, – quel problème s’impose à la raison, et surtout à la conscience, en ce qui regarde une direction providentielle de l’Histoire, ou une présence mystique de Jésus-Christ dans l’Eglise ! On ne peut échapper à cet aiguillon empoisonné, qu’en se réfugiant dans l’attitude adoptée par l’apôtre : « Nous ne regardons pas aux choses visibles, mais aux invisibles. » A notre tour, disons, dans le domaine ecclésiastique : les églises visibles (nécessaires et inévitables) ne furent, jusqu’à présent, que les pauvres approximations, ou le reflet déformé, d’un idéal spirituel qui s’identifie avec l’Eglise invisible, celle qui n’a d’autres cathédrales que les âmes où l’esprit du Sauveur habite. De ce biais, on peut affirmer que l’histoire extérieure des églises n’offre pas plus d’intérêt, ni même plus de valeur, que cette morose histoire profane dont un critique moderne écrivait : « Les guerres, les traités, les querelles des partis, les constitutions, les finances, etc., bref, la politique et l’économie politique, voilà de quoi s’occupent sans répit les tristes historiens (3). »
(3) P. Souday. Le Temps, 24 mai 1928.
Les amas de faits extérieurs où l’on résume, vulgairement, l’histoire de l’Eglise ressemblent à ces taupinières qui émergent d’une prairie ; les décrire, les classer, analyser la matière dont ces monticules sont composés, à quoi bon ? Ce sont là de simples déblais, rejetés par l’être vivant qui creuse, invisible, des galeries souterraines.
S’il en est ainsi, l’ensemble d’événements et de dates, qui constituent la chronique de l’Eglise, au sens banal de l’expression, n’intéresse pas plus les « croyants » que les « incrédules ». La différence entre les uns et les autres, c’est que les premiers, ayant fait l’expérience de la régénération intérieure par la communion avec le Libérateur, sont en mesure d’interpréter, par le dedans, les annales du christianisme, et de retrouver, sous les apparences, le « témoignage du Saint-Esprit », la vie spirituelle, l’inspiration, une réalité d’ordre surnaturel. Evidemment, pour les chrétiens comme pour les incroyants, le problème d’une direction providentielle de l’Histoire subsiste ; mais s’il reste, peut-être, insoluble – (surtout si l’on refuse de séparer l’histoire et la préhistoire) – cette énigme fait corps avec le problème de la Révélation, elle-même inséparable du problème du Mal, du problème de l’Etre, du problème de Dieu. Demander à la pensée chrétienne de justifier les voies de la Providence dans l’Histoire, c’est demander à un homme de sauter hors de son ombre. Au surplus, les disciples de Jésus ne prétendent nullement que leur Maître ait apporté au monde un système philosophique sur les origines de l’univers et la fin du drame cosmique. Leur foi tient, essentiellement, dans cette affirmation : le Verbe divin, l’Esprit qui secourt, est venu à notre aide. Il a pénétré en sauveteur, en Sauveur, dans un sous-marin dont l’équipage était menacé d’asphyxie... Tous les hommes, ici-bas, finissent par expirer leur dernier souffle ; et l’image d’un submersible tombé au fond de l’océan représente assez bien le sort du genre humain, d’après la doctrine de « la Chute », – une chute à pic. Le Messie a rendu l’espérance et l’air à l’âme humaine. Ne réclamons pas, outre la respiration, un procès-verbal sur les raisons techniques de l’accident, dû peut-être à quelque malfaçon initiale.
Appliquées à l’univers, les questions Quand ? D’où ? Comment ? Pourquoi ? sont probablement vaines. Leur principale utilité est de rappeler à l’être pensant, à la créature morale, que la personnalité spirituelle reste, ici-bas, inadaptée ; il semble que les animaux soient seuls à se sentir chez eux dans ce monde, qu’ils pénètrent par l’instinct ; la nature leur va « comme un gant ». L’homme, au contraire, est un perpétuel dépaysé sur notre globe ; il s’y trouve à l’école et à l’épreuve, et son organisme corporel reflet de l’univers énigmatique, n’est, pour lui, que l’instrument d’une libération progressive de l’esprit ; l’outil de l’âme, qui l’emploie pour se dégager des ténèbres ; ou même, le tremplin dont elle s’élance vers sa véritable destinée, pressentie.
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Donc, les chrétiens ne sont point unis entre eux par quelques formules, réputées intangibles, sur le royaume de l’inconnaissable (et qui n’ont cessé de diviser les intelligences). Les chrétiens sont groupés entre eux par quelques réalités d’ordre moral et spirituel, liées à l’acceptation de l’idéal évangélique, c’est-à-dire à une certaine orientation intime et décisive de l’énergie fondamentale qui nous constitue, et qui a nom : la personnalité. Or, c’est par là, précisément, que l’histoire de la véritable Eglise – non celle qu’on voit à côté de soi, mais celle qui vit en nous – apporte un merveilleux réconfort.
Le critique cité tout à l’heure, sévère pour l’histoire politique, admet cependant que les biographies peuvent la transfigurer. Il écrit : « Pour qu’elle devienne supportable, il faut qu’elle s’intellectualise… par le parti pris de composer avant tout des tableaux épiques ou des croquis de mœurs ou d’arriver aux vues générales par les synthèses nouvelles et hardies. » Bref, il conseille à l’historien de se confiner, le plus possible, « dans la poésie et la pensée ». Or, c’est là, justement, ce qu’apportent les portraits que nous avons contemplés ; ils complètent même la « poésie » par la prière, et la « pensée » par la sainteté.
Vous n’oublierez -point la couleur des civilisations fameuses, aujourd’hui disparues, l’égyptienne, l’assyrienne, la romaine, la grecque, formant le décor de nos quatre leçons d’histoire biblique. Vous n’oublierez point davantage les grandes personnalités cléricales qui protestèrent en vain, contre la déchéance du clergé chrétien ; chacun de ces dénonciateurs périt victime d’une sincérité audacieuse : l’archevêque, sur un chemin de montagne ; le pape, en exil ; le moine, dans les ténèbres d’une cabane ; le prêtre, dans le flamboiement d’un bûcher.
Et les « tableaux épiques » n’ont point manqué. Tandis que tous les clochers de la papauté sonnaient le tocsin contre l’hérésie, le gros bourdon de la Réforme sonna le glas du régime papal, à travers les rougeoyantes brumes du drame Luthérien, du drame Réformé, du drame Janséniste. Ensuite, commencèrent les temps nouveaux, avec les prophétiques bourgeons d’une réforme de la Réforme. Alors que notre narration, dans le premier volume, est une espèce d’Apocalypse, pleine de sanglots, de plaies et d’hymnes, la seconde partie de notre exposé nous a conduits dans la région mystérieuse des sources profondes, où jaillissent de toutes parts les idéals créateurs et les activités rédemptrices. On y respire dans un autre climat, on y chemine sous un autre éclairage ; aux violentes batailles livrées pour « le Christianisme » succèdent les patients et puissants labeurs entrepris pour « le Christ ». La foi des disciples du seul Maître discerne, aujourd’hui, de fuyantes avenues qui tendent vers les horizons du Royaume de Dieu, et sur lesquelles s’avancent les divers cortèges des Eglises variées, en route vers une chrétienté. Voici le groupe du Catholicisme orthodoxe, d’Orient, fidèle à la liturgie de saint Jean Chrysostome,
et qui maintient fermement, dans notre civilisation matérielle et matérialiste ; à la fois la piété mystique et la vision de l’au-delà. Voici la troupe serrée du Catholicisme romain, qui présente au monde un spectacle imposant de cohésion disciplinée, d’obéissance consentie, de propagande inlassable et d’universalisme. Voici le Catholicisme anglican, dont la souple organisation, évocatrice de l’Eglise future, permet la coexistence du ritualisme sacramentaire, du modernisme doctrinal et du piétisme évangélique. Voici le Catholicisme de la Réformation, cherchant son inspiration avant tout dans les Ecritures, plus attaché a la prédication de la Parole par l’apôtre, qu’à la célébration du Rite par l’officiant ; il met le Royaume de Dieu au-dessus des églises et le Christ au-dessus du christianisme, libre à l’égard de tous par la foi, serviteur de tous par la charité.
L’ensemble de ces catholicismes constitue, en principe, une catholicité. Celle-ci, néanmoins, n’est pas réalisée encore. Ce qui existe, dès maintenant, c’est le fait que tous les vrais chrétiens, ceux qui le sont par le cœur, ceux qu’anime Jésus-Christ, peuvent répéter après l’apôtre : « Nous avons tous été abreuvés d’un même Esprit. » Ou bien une même sève du Cep, un même sang du Crucifié, un même esprit du Ressuscité, circule dans les âmes de tous les chrétiens, on bien il n’y a pas, il n’y a plus, de chrétienté. Alors celle-ci, vidée de sa propre substance par une immense apostasie, continue à chanter des hymnes, à célébrer des rites, à distribuer des sacrements qui n’ont qu’une valeur extérieure et liturgique (poétique assurément, et même pathétique), mais qui n’élève pas le culte chrétien, au-dessus des Mystères égyptiens, ou babyloniens, ou phrygiens, ou grecs, – dans le monde païen de l’antiquité.
On ne peut pas davantage séparer deux âmes unies en Jésus-Christ, qu’on ne peut séparer les moitiés d’un fruit sans le couper. Entre deux âmes qui communient en Jésus-Christ, quels que soient leurs vocabulaires ou leurs symboles, l’adhérence est si forte, qu’on ne pourrait les écarter l’une de l’autre sans les écarteler, sans les déchirer, ensemble, à mort.
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Pourquoi l’admirable expérience intérieure, qui est commune à tous les chrétiens, n’a-t-elle pas réussi à s’extérioriser davantage dans une chrétienté ? Observons, d’abord, que l’Eglise primitive n’a pas connu l’unité dite, aujourd’hui, « ecclésiastique » : preuve en soient les accusations passionnées des chrétiens contre l’apôtre Paul. Le Nouveau Testament contient, d’ailleurs, bien des nuances de doctrine, et même de piété, dans les écrits apostoliques ; Jacques, Pierre, Paul, Jean, et l’auteur anonyme de l’épître aux Hébreux, d’accord sur le fond, divergent souvent par la forme, comme aussi par l’orientation même qu’ils donnent, pratiquement, à leurs disciples. Plus tard, des disputes retentissantes entre évêques, ou entre théologiens, sur des questions cultuelles ou dogmatiques, entretinrent dans la chrétienté des divergences qui aboutirent à des hérésies ou à des schismes. Quand l’orthodoxie se fut enfin constituée, elle différa en Orient et en Occident : le mal s’aggrava par la rupture entre le patriarche de Constantinople et le pape de Rome ; il empira encore au moment de la Réformation ; et celle-ci, durant trois siècles emportée par une impulsion centrifuge, multiplia les divisions par sissiparité, au sein même du protestantisme.
Sur le seuil du XXe siècle, quelle était la situation ? Les églises orthodoxes d’Orient, devenues des églises nationales, étaient inféodées à la politique d’un territoire donné, enfermé dans des frontières militaires. L’église anglicane, son nom l’indique, aspirait à faire corps avec la Grande-Bretagne, dont elle voulait être, ici-bas, le visage spirituel. L’église romaine, par sa prétention d’être la seule église authentique, fondée par Jésus-Christ, avançait dans la chrétienté avec l’impitoyable élan d’un navire brise-glaces ; loin de rassembler, elle dispersait. Enfin, les églises protestantes, souvent inféodées à un Etat particulier, ou entraînées ici et là par de fortes personnalités religieuses, ne ressentaient même plus comme une faute, un mal, ou une simple erreur, le déchirement de la chrétienté.
Au fond, quelle Eglise désirait sincèrement la constitution d’une catholicité ? Les divers clergés s’accommodaient d’une situation qui assurait, à chaque section du christianisme concret, une clientèle assurée. De plus, les autorités ecclésiastiques se considéraient comme préposées à garder intangibles des symboles doctrinaires, vénérables ou vénérés, qui maintenaient des fossés profonds entre les grosses forteresses du christianisme traditionnel.
Au surplus, l’église de l’Orthodoxie, l’église du Papisme, l’église de l’Episcopalisme, l’église de la Réformation, se considéraient comme suffisamment unies par leur orientation religieuse fondamentale, et leur notion commune du salut. Plusieurs nids de corneilles bruyantes se balancent ensemble à la cime d’un même peuplier ; d’en bas, l’on perçoit les coassements des choucas ; ainsi les grandes églises, dans l’arbre d’une seule métaphysique. Tous les symboles officiels de la chrétienté affirment, en substance, la Chute en Adam, un péché originel infectant à jamais l’humanité intégrale, l’expiation de ce crime collectif par le sang du Fils de Dieu au Calvaire, le salut par l’acceptation de la vérité révélée, comme aussi par la soumission à l’Eglise et par l’usage des sacrements ; enfin, le Jugement dernier répartissant les hommes, ressuscités, entre un Ciel illuminé pour toujours et un Enfer à jamais embrasé. Telle fut la trame du christianisme traditionnel, dans le domaine intellectuel ou dogmatique.
Deux choses, dès lors, s’expliquent. D’abord, le fait que les Eglises historiques n’aient pas ressenti, davantage, la douleur de la déchirure qui avait coupé la chrétienté en divers tronçons. En effet, séparation ou séparatisme n’existaient que sur la terre ; et que pèse le temps auprès de l’éternité ? Toute la doctrine ecclésiastique, nettement orientée vers l’au-delà, suspendue au mystère des origines et des fins, spécialisée dans l’invisible, l’invérifiable, et parfois le fictif, unissait les âmes et les Eglises dans l’Infini, au point perspectif où les parallèles finissent théoriquement par se rencontrer, – en Dieu. Bref, les télescopes des quatre Observatoires découvraient, dans la nuit du firmament, le même paysage stellaire. Dès lors persistait, malgré tant d’animosités séculaires entre les divers clergés, un sentiment de confraternité vivace, ou même de camaraderie sportive, entre théologiens rivaux, membres de la même équipe.
Seulement, cette réalité-là jette un rayon singulier sur le deuxième fait à expliquer : une certaine antipathie grandissante, âpre, systématique, du monde moderne à l’égard des Eglises. Que signifient tous ces courants d’une rare violence, à la fois rapides et troubles, qu’on nomme l’anticléricalisme, l’antichristianisme athée, le marxisme matérialiste, l’effort pour séparer l’Etat de l’Eglise, pour laïciser notre civilisation, pour établir une stricte neutralité religieuse à l’Hôpital, à l’Ecole, au Parlement, — sinon que la conscience populaire se défie, précisément, de tous ces Observatoires ecclésiastiques dont les occupants réclament les ténèbres pour opérer ? Aussi longtemps que notre régime social, dans nos contrées faussement dites « chrétiennes », laissera subsister, côte à côte, les extrêmes du luxe et de la misère, – aussi longtemps que certains détenteurs de la propriété exalteront la dure loi d’une concurrence anarchique, pour justifier dans le monde entier la spoliation des faibles ou le massacre des innocents, à « l’ombre des lois », et sous l’éclair du « glaive de la justice », – aussi longtemps que les clergés eux-mêmes ne clameront pas leur horreur sacrée d’une société qui écrase dans l’œuf, par millions, les vocations à la vie évangélique, et qui gaspille, par milliards, les germes de la vie spirituelle, – d’immenses multitudes, graves et surmenées, hausseront les épaules, ou grinceront des dents, quand les églises enseigneront l’oraison dominicale ; en oubliant le « Notre pain », sur la terre, au profit du « Notre père » dans les cieux.
Sous l’angle de l’Absolu, les clergés affirment, non sans raison, Qu’ « une seule chose est nécessaire », que l’homme est un animal religieux, hanté par l’angoisse métaphysique. Mais ils ont tort d’ajouter que la désaffection des peuples, à l’égard du christianisme officiel, n’est due qu’au péché, dans lequel s’obstinerait méchamment le cœur humain. D’abord, il n’est pas vrai que notre génération soit plus pécheresse que les précédentes ; et en concédant qu’elle le fût seulement autant, l’opposition aggravée contre l’Eglise convaincrait celle-ci d’impéritie et d’impuissance dans sa mission d’évangéliste. Elle n’aurait d’autre échappatoire que d’accuser les maléfices de Satan ; mais cette excuse n’en serait pas une, car Jésus entendait (preuve en soit l’oraison dominicale) que tous les chrétiens fussent « délivrés du Malin ».
De plus, l’Evangile a promis que « les portes de l’enfer » ne prévaudraient point contre l’Eglise.
En résumé, sur le seuil du XXe siècle, la situation du christianisme ecclésiastique paraissait médiocre, à bien des égards. Désuni dans le domaine concret, ce qui lui valait les sarcasmes du monde, il ne s’unissait guère, en apparence, que sur le terrain de l’inconnaissable et de l’incontrôlé, ce qui redoublait à son désavantage les railleries ou les haines. Cependant, au cours du siècle précédent, de notables représentants du protestantisme, travaillés par un malaise de conscience, avaient fondé l’Alliance évangélique, destinée à manifester publiquement l’union des chrétiens en Jésus-Christ ; mais telle était encore la mentalité générale, que l’Alliance visa seulement à rapprocher des « individus », non des collectivités ; les Eglises, en tant que telles, même dans le cadre commun de la Réforme, demeuraient censément étrangères à ce prophétique mouvement de particules tourbillonnantes, aspirant à se grouper.
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Néanmoins, le noyau de cristallisation existait ; son influence, peu à peu, s’exerça précisément dans cette partie très active et plastique de la chrétienté, qui relève de la Réforme ; celle-ci restant, à la fois, fait historique et permanent principe. Le Réveil religieux, qui avait marqué le début du XIXe siècle, ne s’était pas épuisé dans un jaillissement de vie spirituelle et d’enthousiasme apostolique ; il s’était affirmé sur le terrain concret, dans des entreprises de large envergure, et qui débordaient partout les frontières nationales. Il faut citer, en particulier, l’œuvre mondiale des Missions évangéliques et l’œuvre œcuménique des Unions chrétiennes de Jeunes Gens. L’avenir devait montrer à quel point la transformation graduelle, et encore inaperçue, de l’Eglise protestante s’appuyait déjà sur deux éléments bien « faibles » en apparence, et « méprisés » (pour parler le langage de l’épître aux Corinthiens) ; d’une part, aux extrémités de la terre : les païens convertis ; d’autre part, dans nos « villes tentaculaires » : les adolescents chrétiens.
Le protestantisme mondial, ainsi ébranlé dans son individualisme, relâchait peu à peu les amarres qui risquaient de le fixer dans le sectarisme ecclésiastique. Cette nouvelle orientation fut singulièrement facilitée par le labeur persévérant des théologiens qui, scrutant l’Ecriture sacrée, remirent en lumière la notion biblique du Royaume de Dieu, oubliée ou travestie. Ce concept offrait ici-bas, à toutes les églises, un idéal commun, supérieur aux préoccupations purement ecclésiastiques ; il créait, autour des formations historiques du christianisme traditionnel, l’atmosphère la plus favorable à la renaissance d’une chrétienté !
Vers la fin du XIXe siècle, cette évolution fut encore affermie, et même hâtée, par un groupe religieux dont l’influence considérable fut hors de proportion avec sa force numérique : la Fédération universelle des Etudiants chrétiens. Cette élite intellectuelle s’orienta, non seulement vers l’apostolat missionnaire et le christianisme social, mais vers une autre découverte fondamentale, celle qui se dégage d’une étude intelligente, sincère, et pieuse de la Bible, à savoir la distinction entre la foi et la croyance, entre l’expérience religieuse et l’explication, théologique, entre le fait et sa formule, entre le cœur qui prie et l’intellect qui pense. Non qu’il soit question de séparer ces deux éléments, mais seulement de les distinguer, afin de rétablir en ce domaine, avec la hiérarchie qu’impose le Saint-Esprit, le véritable ordre des grandeurs. La distinction, ainsi établie, entre les valeurs morales et les valeurs philosophiques est justifiée par l’observation de la vie spirituelle en chaque personnalité. De plus, elle aboutit à une méthode précieuse d’investigation dans l’histoire comparée des religions, enfin étudiées avec respect et sympathie. Surtout, le principe religieux de la Réformation : « Le salut par la foi », acquiert une vertu encore plus étendue ; mais, en réalité, élargie à force de concentration sur « la seule chose nécessaire » : l’attitude intime de l’âme envers Dieu. Les Réformateurs disaient : « On est sauvé par la foi, non par les œuvres. » Les pionniers d’une réforme de la Réforme ajoutent : « On est sauvé par la foi, non par les doctrines. » Donc, s’il n’existe pas d’œuvres méritoires, il n’existe pas de doctrines méritoires. Ce principe libérateur, et surtout créateur (car il met l’accent sur l’essentiel et l’éternel), travaillait la chrétienté vers la fin du XIXe siècle, et devenait, dans d’innombrables églises, même à leur insu, la force propulsive qui les poussait vers les horizons d’une catholicité nouvelle. De là le cri d’alarme jeté par le pape, en 1909, dans l’encyclique fameuse dirigée contre le mouvement dit « moderniste ».
Dès l’année suivante, à Edimbourg, se produisit un événement capital pour l’histoire du Royaume de Dieu : la Conférence universelle des Missions protestantes, destinée à unifier les efforts de l’armée pacifique du Christ, dans le domaine de l’apostolat. Elle aboutit, pratiquement, à une Fédération des Sociétés missionnaires, malgré la divergence de leurs dénominations ecclésiastiques. Le retentissement de cette assemblée fut considérable, dans le monde religieux. On se demanda si les bénédictions spirituelles, ainsi assurées aux Sociétés missionnaires, ne pourraient pas devenir l’apanage des Corps ecclésiastiques eux-mêmes. L’église épiscopale des Etats-Unis lança une invitation à toutes les églises chrétiennes, indistinctement, pourvu qu’elles conservassent les symboles officiels du christianisme traditionnel, qui affirment la divinité de Jésus-Christ. Le but était d’examiner en commun les questions de doctrine et d’organisation qui divisent les chrétiens, afin de rechercher exactement sur quels points ils sont désunis, et sur quels points ils s’accordent.
Vers la même époque, en Angleterre, on jeta les bases de l’Alliance universelle pour l’Amitié internationale par les Eglises. Il s’agissait de mettre celles-ci en face de leurs écrasantes responsabilités morales et sociales, au moment où le sol politique de l’Europe tremblait déjà par les détonations souterraines d’une imminente éruption volcanique. Les organisateurs de cette Société choisirent, pour la constituer définitivement, le 2 août 1914, à Constance, en territoire allemand. A peine rassemblés, ils durent se disperser, après une pathétique réunion de prière ; la guerre mondiale venait d’éclater. D’immenses flammes lapèrent, de toutes parts, notre civilisation chancelante, et les premiers édifices qu’elles consumèrent furent nos vieilles constructions mentales.
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Pendant la durée des hostilités, plusieurs ecclésiastiques marquants élevèrent la voix (surtout dans les pays non entraînés dans le conflit), pour protester, au nom de l’Evangile, contre le spectacle scandaleux d’une chrétienté glissant vers l’apostasie, puisque les armées belligérantes étaient formées, en majeure partie, de baptisés et de communiants qui, officiellement, saluaient dans le même Christ leur seul Seigneur. On a, parfois, essayé de disculper les églises, en rappelant qu’elles n’avaient pas voix au chapitre dans les conseils des gouvernements ; mais ceux-ci étaient pourtant composés d’hommes concrets, formés en général par le catéchisme chrétien ; et les chefs d’Etat, d’autre part, savaient, d’ordinaire enrôler pour leur cause les prières officielles des clergés... On a voulu, aussi, excuser les églises, en alléguant le paganisme pratique d’une grande partie des soldats, soit matérialistes, soit indifférents ou sceptiques, soit superstitieux. Mais, encore une fois, ces combattants sous l’uniforme n’étaient que les catéchumènes de la veille. Combien l’emprise des églises était restée faible sur les âmes ! Dans l’armée américaine, comme aussi dans l’armée anglaise, des enquêtes approfondies, menées par des aumôniers militaires, sur la mentalité des combattants, ont apporté de significatives révélations. Dans une proportion inouïe, les hommes avouaient, à l’égard du christianisme, désillusion, mépris, rancune, inimitié. Pourquoi ? Parce que les églises, disaient-ils, enfoncées dans leurs subtiles discussions théologiques, inféodées aux classes possédantes, dépourvues d’amour et d’audace, perpétuaient entre elles des rivalités sans grandeur, oiseuses et odieuses, au lieu de se pencher, comme le bon Samaritain, sur une humanité à l’abandon.
Ces terribles reproches, les églises chrétiennes se les adressaient à elles-mêmes. Sur une initiative partie, dès 1919, d’une Conférence générale de l’Alliance universelle, un vaste Congrès œcuménique se réunit à Stockholm, en 1925, pour élaborer le programme du « christianisme pratique ». L’ordre du jour comportait les points suivants :
1) Le plan de Dieu pour le monde et l’obligation de l’Eglise ; – 2) L’Eglise et les problèmes économiques et industriels ; – 3) L’Eglise et les problèmes sociaux et moraux ; – 4) L’Eglise et les relations internationales ; – 5) L’Eglise et l’éducation chrétienne ; – 6) Méthodes à employer par les Communions chrétiennes pour fédérer leurs efforts en vue d’une mutuelle coopération.
Toutes les églises du monde, en la personne de leurs délégués officiels, participèrent, durant quinze jours, à ces augustes assises ; toutes, excepté l’église romaine, qui avait décliné l’invitation. Le catholicisme grec, le catholicisme anglican, le catholicisme protestant, avaient répondu à l’appel ; seul manquait le catholicisme papal. Quel contre-coup imprévu du concile du Vatican, où fut définie l’infaillibilité du Souverain pontife ! Celui-ci, chef d’une église qui s’affirme la seule église authentiquement chrétienne, la seule que le Christ ait fondée, n’ose point délibérer sur un pied d’égalité avec les représentants d’autres églises, même pour bander les plaies de l’humanité blessée ; il doit maintenir, inflexiblement, le postulat initial sur lequel est construite l’église romaine. De plus, l’église de l’infaillibilité affirme, avec un Grégoire VII, qu’elle est incapable d’errer ; comment donc aurait-elle pu se joindre à la pathétique prière d’humiliation qui ouvrit les travaux de la Conférence universelle, comment aurai-telle pu se joindre aux autres portions de la chrétienté pour confesser un péché collectif dont elle se croit indemne ? Cette attitude volontaire d’isolement, qui a sa logique et sa grandeur, produisit le résultat suivant : désormais, dans le domaine de l’activité pratique, la chrétienté renferme deux espèces de catholicisme ; l’un qui est solidaire (295 millions de fidèles), l’autre qui est solitaire (255 millions d’adhérents) (4). De ce fait, la majorité religieuse est déplacée, dans les cadres du christianisme, au détriment de l’église romaine, qui forme dorénavant, et jusqu’à nouvel ordre, la congrégation des « frères séparés ».
(5) Chiffres donnés en 1922 par l’abbé Nicola Turchi : Histoire des religions (Turin). Il compte environ 771 millions de païens, 10 millions de juifs, 204 millions de musulmans, 550 millions de chrétiens (Voir aussi la collection de l’Annuaire pontifical catholique).
La Conférence universelle, avant de terminer ses travaux, décida de se perpétuer par un Comité de continuation, et adopta le texte d’un Message aux Eglises. On y retrouve quelques-unes des thèses fondamentales du christianisme social et d’émouvants appels à notre génération. Voici le début de ce document historique :
« Bien-aimés frères et sœurs en Jésus-Christ ! La Conférence universelle du Christianisme pratique a groupé plusieurs centaines de délégués, régulièrement élus par les Eglises, venus des cinq parties du monde, et qui représentaient la majorité des communions chrétiennes ici-bas. Nous regrettons qu’elles n’aient pu être, toutes, représentées.
» Au moment où prennent fin ces solennelles assises, nous adressons un fervent message à tous les disciples du Christ, les conjurant de collaborer avec nous dans la prière, la repentance, l’action de grâces, l’effort pour comprendre le devoir actuel et pour l’accomplir. En présence des problèmes vitaux et des tâches si graves qui se sont imposés à notre conscience, nous comptons sur l’ensemble de la chrétienté pour nous apporter une coopération effective ; sans cet appui, l’Eglise de Jésus-Christ ne pourra point rendre pleinement son témoignage, ni exercer toute son influence.
» Pendant cinq années, on a préparé cette Conférence et prié en sa faveur. Sans doute, elle fut rendue possible par de nombreuses tentatives locales de rapprochement entre les Eglises ; mais le monde n’avait jamais contemplé une pareille concentration des forces chrétiennes, par-dessus les frontières nationales et les barrières ecclésiastiques. Les angoisses et les péchés de la guerre, comme aussi les détresses qui en prolongèrent les contre-coups, avaient contraint les chrétiens à reconnaître avec humiliation que le bloc du mal défiera toujours les assauts d’une Eglise divisée. La Conférence actuelle représente, en conséquence, le plus nécessaire et le plus poignant effort pour orienter les disciples du Sauveur vers un programme d’activité pratique ; et cela, sur le terrain de la vie, en laissant de côté les questions doctrinales, liturgiques, ecclésiastiques.
» Nous confessons, devant Dieu et devant les hommes, les erreurs et les fautes des Eglises ; elles ont manqué de compréhension sympathique et d’amour. Dans les classes laborieuses, en particulier, d’innombrables âmes, qui cherchaient la justice et la vérité, ont été éloignées du Messie, parce que ceux-là même qui se réclamaient de lui représentaient, imparfaitement, le Maître « doux et humble de cœur ». A quoi donc est appelée, aujourd’hui, l’Eglise ? A la repentance. Et, en même temps, au courage, car elle puise, en Dieu, à une source inépuisable.
» Nous rendons grâces au Père ! Forts d’une communion renouvelée avec Jésus-Christ, nous avons délibéré dans la confiance et la charité, abordant les problèmes les plus passionnants avec cette calme possession de soi-même qui est l’un des « fruits de l’Esprit ». Quand nous récitions ensemble l’Oraison dominicale, chacun dans le langage enseigné par sa mère, nous prenions conscience avec joie de l’unité de l’Eglise, corps mystique dont le Seigneur est la tête. »
Dans une deuxième partie, le Message exposait les idéals chrétiens dans le domaine des questions morales et sociales :
« Le Congrès a réellement approfondi notre loyalisme envers l’Entraîneur divin qui marche devant notre race, en lui jetant l’appel immortel : « Toi, suis-moi ! » Nous avons accepté le Credo et le Programme de saint Jean : « Il a donné sa vie pour nous et nous devons aussi donner notre vie pour les frères. » Nous avons pesé nos impérieux devoirs sur le terrain moral, social, politique, international. »
Voici comment le Message définit le principe fondamental qui doit inspirer les chrétiens dans le domaine des réalités économiques :
« La valeur des valeurs est l’âme. Elle ne doit pas être subordonnée à la machine aveugle ou à la propriété. Son premier droit est le droit au salut. »
Vous savez que cette expression hardie, mais foncièrement évangélique, est de Tommy Fallot. Je vous en ai donné l’explication. Elle ne signifie point que tout être humain doive, en tant que tel, et quels que soient ses sentiments ou ses actes, détenir un « bon », signé de Dieu, pour le Paradis. Elle signifie que tout homme a le droit de vivre, ici-bas, de telle manière qu’il puisse trouver son âme et développer sa personnalité spirituelle, au lieu d’être broyé dans un engrenage qui le jette à la perdition, dès ici-bas, dans un terrestre Enfer. C’est pourquoi le Message déclare encore : « Nous faisons nôtres les aspirations du peuple ouvrier vers un ordre équitable et fraternel, seul régime compatible avec le plan divin de la rédemption : SAUVER TOUT HOMME ET SAUVER TOUT L’HOMME. » Formule frappée par Alexandre Vinet.
Enfin, dans une troisième partie, la Conférence universelle, dépassant l’horizon ecclésiastique, s’adressait au monde : « Nous reconnaissons avec gratitude que nous possédons, aujourd’hui, beaucoup d’alliés pour notre sainte cause. Nous comptons sur la jeunesse idéaliste dans tous, les pays. Nous savons à quel point elle s’enthousiasme pour la transformation nécessaire du présent ordre social, et nous souhaitons ardemment qu’elle se range autour de la bannière du Messie rédempteur, dans les cadres de l’Eglise : celle-ci réclame des volontaires et les attend… Nous ne voulons pas oublier, dans le domaine intellectuel, les chercheurs, ceux qui ont soif de connaissance : leur concours nous est indispensable. L’Eglise chrétienne se réclame de celui qui fut « la Vérité ». Elle salue donc tout affermissement de la raison, tout progrès de la connaissance. En bien des domaines particuliers, nous comptons sur l’influence des maîtres, et sur la science des spécialistes, pour nous aider à résoudre des problèmes difficiles. – Au nom du Fils de l’homme, le charpentier de Nazareth, nous adressons un chaleureux message aux travailleurs du monde entier. Nous saluons avec respect ceux d’entre eux qui, contre vents et marées, restent fidèles à l’idéal de Jésus-Christ. Nous connaissons les malentendus qui éloignent tant d’hommes de l’Eglise ; nous les déplorons, nous désirons ardemment les dissiper. Vienne le jour où l’on pourra rendre à chaque disciple ce témoignage, adressé à notre Chef : « Tu as aimé la justice et haï l’iniquité. » (Hébreux 1.9.) »
La Conférence de Stockholm exerça un rayonnement extraordinaire. L’opinion mondiale, ignorante profondément de l’immense travail philosophique et religieux qui s’était poursuivi, depuis cent années, à l’intérieur de la chrétienté, resta stupéfaite. Quant à l’église romaine qui multiplie depuis des siècles ses efforts, afin de rétablir le contact avec l’église Orthodoxe, elle dut constater que celle-ci, après neuf cents ans de vie séparée en Orient, tendait subitement la main d’association, avec une fraternelle confiance, aux églises occidentales, issues de la Réforme. Les théologiens de la papauté essayèrent d’expliquer la chose en insistant bien à tort, et malgré les documents, sur le fait que les églises représentées à Stockholm s’étaient bornées à élaborer un programme d’activité morale et sociale ; le bel édifice aurait craqué, insinuaient-ils, si l’on avait essayé d’affirmer un commun Credo.
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Cette hypothèse fut réduite à néant, en 1927, par la Conférence œcuménique de Lausanne. Depuis 1910, après le Congrès missionnaire d’Edimbourg, les églises épiscopales d’Amérique n’avaient pas cessé de préparer la hardie rencontre, proposée à toutes les églises chrétiennes, sur le terrain de leurs triples divergences doctrinales, rituelles et hiérarchiques. Invitée à Lausanne, comme à Stockholm, l’église romaine, une fois de plus, se récusa.
La session dura trois semaines. Les sujets examinés furent les suivants : 1) L’appel à l’unité ; – 2) Le Message de l’Eglise au monde : l’Evangile ; – 3) La nature de l’Eglise ; – 4) La commune confession de foi de l’Eglise ; – 5) Le ministère dans l’Eglise ; – 6) Les sacrements ; – 7) L’unité de la chrétienté et l’attitude prise à cet égard par les Eglises existantes... Que d’explosifs manipulés devant une flamme !... Tout accident fut évité. Bien plus, les délégués respirèrent l’atmosphère d’une pleine confiance fraternelle et d’une complète communion spirituelle. Ils en furent eux-mêmes surpris, tant ce climat délicieux pour le cœur, et roboratif pour l’âme, dépassait leur attente, confondait leurs appréhensions, exauçait leurs prières, transformait la « foi » en « vue » Leur tentative extraordinaire, unique vraiment dans l’histoire de l’Eglise, marqua une victoire décisive de l’Esprit ; la sincérité la plus totale accompagna la plus complète charité ; si bien que l’Assemblée, avant de se dissoudre, exprima sa joie et sa gratitude en un Appel à l’unité.
En voici quelques affirmations : « L’Esprit de Dieu a été au milieu de nous. C’est Lui qui nous avait conviés. Nous avons senti sa présence dans nos cultes en commun, dans nos délibérations, dans nos rapports mutuels. Nous avons été révélés les uns aux autres par Lui. Il a élargi nos horizons, stimulé notre compréhension, vivifié notre espérance. Nous avons osé. Dieu a justifié notre audace. Nous ne serons plus jamais ce que nous étions auparavant.
» Plus de la moitié du monde attend l’Evangile ; et, dans les pays de civilisation chrétienne, comme dans les autres, des multitudes « languissantes et abattues » se détournent avec désillusion de l’Eglise, parce qu’elle reste collectivement impuissante. L’appel à l’unité nous apparaît encore, trop souvent, comme l’expression d’un idéal facultatif, alors que les missionnaires y entendent le cri de l’absolue nécessité…
» Quelques-uns d’entre nous, pionniers de la première heure dans le domaine œcuménique, avons blanchi au service de notre idéal. Que les jeunes saisissent le flambeau de nos mains défaillantes ! Et qu’on accorde aussi aux femmes la responsabilité à laquelle, désormais, elles ont droit dans cette croisade... Un clair appel de Dieu nous avait groupés ici... Nous repartons, stimulés dans notre foi par l’expérience de son amour. En avant ! »,
A Stockholm, l’église grecque Orthodoxe et les églises issues de la Réforme avaient pu, sans difficulté, s’unir dans le domaine des applications pratiques de l’Evangile. A Lausanne, les représentants du christianisme oriental se heurtèrent à une difficulté qui leur parut insurmontable : comment concilier le type rituel et sacerdotal de l’Eglise, avec le type moral et prophétique ? Ils formulèrent une déclaration collective qui contient cette affirmation :
« La Réunion des Eglises ne peut se produire que sur la base de la foi commune, et de la confession de l’ancienne Eglise indivise des sept Conciles œcuméniques et des huit premiers siècles. » D’autant plus significative est leur conclusion : « Nous avons trouvé ici un grand réconfort, nous avons éprouvé que, malgré nos divergences dogmatiques, nous sommes ici un avec nos frères dans la foi en notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ. »
Une pareille proposition contient en germe la distinction philosophique entre la religion et la théologie. Chose plus instructive encore, l’église Orthodoxe ne se borna pas à s’avouer incapable de ratifier les documents officiels émanés (d’ailleurs, avec sa collaboration effective) des laborieuses et scrupuleuses délibérations de la Conférence ; elle proclama solennellement sa résolution d’adopter le texte intégral du Message élaboré par le Congrès œcuménique, pour définir la Bonne Nouvelle. En voici la teneur :
Le Message de l’Eglise au monde : l’Evangile.
I. – Le Message de l’Eglise au monde est et restera toujours l’Evangile de Jésus-Christ.
II. – L’Evangile est la « Bonne Nouvelle » du Salut sur cette terre et dans l’au-delà, le don de Dieu en Jésus-Christ à l’humanité pécheresse.
III. – Le monde a été préparé à la venue du Christ par l’Esprit de Dieu agissant dans l’humanité entière, et spécialement par la révélation de l’Ancienne Alliance ; puis « quand les temps furent accomplis », la « Parole éternelle » de Dieu « a été faite chair » ; elle est devenue homme : Jésus-Christ, Fils de Dieu et Fils de l’Homme « plein de grâce et de vérité. »
IV. – Par sa vie et son enseignement, par son appel à la repentance, par sa proclamation de la venue du Royaume de Dieu et du jugement, par ses souffrances et par sa mort, par sa résurrection et son exaltation à la droite du Père, par l’envoi du Saint-Esprit, le Sauveur nous a apporté le pardon des péchés, il nous a révèle la plénitude du Dieu vivant, et son amour insondable envers nous. Cet amour, qui se révéla dans toute sa perfection sur la Croix, nous appelle et nous entraîne à une vie nouvelle de foi, de renoncement à nous-mêmes, de consécration au service de Dieu et au service des hommes.
V. – Jésus Christ présenté comme le Crucifié et le Glorifié, comme le « Sauveur » et le « Seigneur », reste aussi le centre de l’Evangile missionnaire prêché au monde entier par ses apôtres, et par son Eglise. Et parce que Jésus-Christ est lui-même l’Evangile, l’Evangile est le message de l’Eglise au monde. Il est mieux qu’une théorie philosophique, mieux qu’un système théologique, mieux qu’un programme de civilisation matérielle. L’Evangile est, bien plutôt, le don que fait Dieu d’un monde nouveau à un monde vieilli dans le péché et dans la mort. Plus encore, l’Evangile est la victoire sur le péché et sur la mort, il est la révélation de la vie éternelle en celui qui rassemble en une « seule communion des saints » la famille de ses enfants sur la terre et dans les cieux, les associant dans une même communauté de service, de prière et de louange.
VI. – L’Evangile est la sommation prophétique adressée au pécheur pour qu’il se convertisse à Dieu ; et c’est la joyeuse nouvelle que la foi en Christ justifie et sanctifie les croyants. Il assure la consolation à ceux qui souffrent ; aux captifs il promet « la liberté glorieuse des enfants de Dieu ». L’Evangile met la paix et la joie dans les cœurs ; ceux qu’il inspire se sacrifient eux-mêmes, ils sont prêts pour le service de leurs frères et pour l’amour compatissant. L’Evangile offre le but suprême aux aspirations de la jeunesse, la force à ceux qui luttent, le repos aux fatigués, la couronne aux martyrs
VII. – L’Evangile est la source, de l’énergie nécessaire à la régénération de la société. Il montre la seule voie ouverte à l’humanité pour se libérer des haines de race et de classe qui la ravagent ; il est le seul moyen de garantir le vrai bonheur de chaque peuple, ainsi que l’amitié internationale et la paix. Enfin, l’Evangile est un appel miséricordieux au monde non chrétien en Orient et en Occident, une invitation à posséder la joie promise par le Dieu vivant.
VIII. – L’Eglise sympathise avec l’angoisse de notre génération ; elle comprend sa soif de sincérité intellectuelle, de justice sociale et d’inspiration spirituelle ; et elle lui apporte, dans l’Evangile éternel, la réponse à tous les besoins et à toutes les aspirations providentielles du monde moderne.
L’Evangile reste donc à jamais l’unique chemin du salut. Et aujourd’hui, comme hier, par la voix de l’Eglise, le Christ vivant continue d’appeler le genre humain : « Venez à moi !... Celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais il aura la lumière de la vie !.. »
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Cinq mois plus tard, le pape lança une encyclique destinée à prémunir les catholiques romains contre la fascination exercée déjà, sur beaucoup d’entre eux, par les Conférences universelles de Stockholm et de Lausanne. Le souverain pontife interdisait à ses fidèles toute participation au mouvement issu des Congrès « panchrétiens », terme forgé au Vatican pour désigner ces assemblées mélangées où des chrétiens sincères, mais de divers types ecclésiastiques, s’affirment tous, et au même titre, disciples de Jésus-Christ. A cela, le pape répond catégoriquement : « Dans l’unique Eglise du Christ, nul ne se trouve et nul ne demeure, à moins de reconnaître et d’accepter, avec obéissance, l’autorité et la puissance de Pierre et de ses légitimes successeurs. » Il déclare encore : « La conscience de Notre charge apostolique Nous interdit de permettre que des erreurs pernicieuses viennent égarer le troupeau du Seigneur... Est-ce que nous pouvons tolérer – ce qui serait le comble de l’iniquité – que la vérité soit ainsi mise en discussion ? Le Siège apostolique n’a jamais permis à ses fidèles d’assister aux Congrès des a-catholiques. » (C’est-à-dire des « non-catholiques ».)
Bref, l’église romaine est la seule Eglise authentique. C’est pourquoi; s’adressant aux brebis des autres bercails, le pape formule un appel à la catholicité Orthodoxe d’orient, et à la catholicité occidentale, née de la Réformation : « Des fils ont, hélas ! déserte la maison paternelle, sans que la maison, pour cela, s’effondre… Qu’ils reviennent au Père commun (5) ! Oubliant les insultes proférées jadis contre le Siège apostolique, il les accueillera de toute sa tendresse. »
(5) Le « Pape ».
Ce passage est d’une ironie d’autant plus douloureuse, qu’elle est plus inconsciente. Le « Père » n’a-t-il jamais vu la médaille frappée par un de ses prédécesseurs, un autre « Père », pour glorifier le massacre de la Saint-Barthélemy ? Qu’il désavoue ! Qu’il imite mieux l’apôtre Pierre, qui sut, lui, pleurer et se repentir après son reniement du Maître ! Alors l’église romaine retrouverait une place en des millions de cœurs ; et, désormais, dans les Assemblées œcuméniques de la chrétienté, quelle influence exerceraient ses représentants officiels !
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La déclaration solennelle de l’église Orthodoxe, devant la Conférence de Lausanne, et l’Encyclique intransigeante Mortalium animos, éclairent d’une lumière très crue les difficultés énormes qui empêchent la reconstitution, aujourd’hui, de l’unité ecclésiastique. Ces obstacles sont même de telle nature, qu’il pourrait sembler parfaitement illusoire d’aspirer plus longtemps vers cet idéal.
Il faut reconnaître, en effet, que, ni sur le terrain du dogme, ni sur le terrain du sacrement, ni sur le terrain de la discipline hiérarchique, les grandes Eglises constituées ne sont en mesure, actuellement, de s’unifier. Mais voici la méthode à suivre pour que les chrétiens se rapprochent : ne pas s’obstiner sur des voies barrées ; utiliser le seul chemin qui ne mène pas à quelque impasse.
Il est clairement indiqué dans la Bible, soit par l’Ancien Testament israélite, soit par le Nouveau Testament évangélique. Le sommaire de la loi de Moïse peut se résumer ainsi : « Prie ! (C’est l’amour pour Dieu.) – Sers ! (C’est l’amour pour le prochain.) L’oraison dominicale peut se résumer ainsi : Accepte le Credo commun : « Notre Père ! » . Accomplis le commun Programme : « Notre pain ! » En d’autres termes, les lignes religieuses et morales de la Bible convergent toutes vers un seul idéal : Foi et Amour, deux mots qui désignent les aspects complémentaires d’une même Vie en harmonie avec une même Réalité.
Donc, et d’accord avec les Saintes Ecritures, dont elles se réclament toutes, les Eglises doivent, sans exception, mettre au premier plan la devise inspirée : « Foi et amour », ou ce qu’elles appellent très simplement, dans la pratique : piété, action.
En ce qui regarde la Piété, il faut que le christianisme du type dit « prophétique » reconnaisse les admirables richesses possédées par le Christianisme du type « sacerdotal ». La théologie orientale propage, aujourd’hui, une remarquable notion de l’Eglise (non « spiritualiste », au sens philosophique, mais « spirituelle », au sens religieux), toute chargée d’une spiritualité profonde, à la fois mystique et morale, et qui unit les chrétiens en un seul corps dont Jésus-Christ est la tête, par le « témoignage intérieur du Saint-Esprit ». D’autre part, dans l’église romaine se manifeste un renouveau extraordinaire de la préoccupation liturgique, non point au sens ritualiste, formaliste et archéologique, mais au sens le plus intime du mot ; les fidèles apprennent à prier au moyen des oraisons qui soutenaient jadis les âmes avant le concile de Trente, avant les additions dues à la dévotion jésuite, avant le culte du Sacré-Cœur et la Mariolâtrie, avant le XVIe siècle ; on revient à la piété qui s’affirmait dans l’Eglise chrétienne avant le schisme protestant, et même avant le schisme oriental ; on retrouve la piété des Pères grecs, et même des martyrs ; on reconstitue ainsi, par l’intérieur, et sur le terrain de l’expérience religieuse, une véritable unité chrétienne, une seule Eglise invisible, une chrétienté en prière et baptisée de l’Esprit.
D’autre part, en ce qui regarde l’Action (fraternelle, sociale et missionnaire), il faut que le christianisme « sacerdotal » s’inspire du christianisme « prophétique ». Celui-ci, à Stockholm, dressa devant les disciples du Messie le programme de l’Oraison dominicale ; et ce rappel à l’ordre suffit à réaliser, brusquement, une Fédération des Eglises, non officielle mais effective, non administrative mais religieuse. Et cela, en conjurant les chrétiens de prendre au sérieux l’appel du Christ à l’apostolat, en proclamant avec saint Paul la primauté réformatrice et quasi-révolutionnaire de la Charité, en plaçant avec saint Jean le centre de gravité du christianisme dans la notion révélatrice et révélée de la véritable « Vie », sainte, aimante, immortelle ; et en déployant devant les églises dispersées l’idéal commun du Royaume de Dieu.
Tel est le Credo qui s’affirma d’une manière puissante, en 1928, dans la grande Conférence missionnaire de Jérusalem, réunie durant la Semaine sainte. L’évènement se produisit quelques mois après l’encyclique-veto du souverain pontife. Cette assemblée de deux cent quarante membres comprenait, par moitié, les représentants des « Sociétés » de Mission et les délégués des « Champs » de Mission ; parmi ces derniers siégeaient des indigènes, envoyés par les jeunes églises sorties du paganisme.
La Conférence élabora un Message où l’on retrouve tous les principes cardinaux déjà proclamés, depuis la guerre mondiale, par les grandes Assemblées œcuméniques de la chrétienté : « L’Alliance universelle pour l’amitié internationale par les Eglises » (1919) ; la Conférence « Vie et Action » (1925) ; la Conférence « Foi et Constitution » (1927). La réunion de Jérusalem fut la synthèse pratique de ces divers mouvements ; car, avec enthousiasme, elle formula pour la catholicité le devoir missionnaire. Voilà qui manifeste la secrète logique, ou plutôt la valeur mystérieusement constructive et organique, de l’ineffable Energie spirituelle qui travaille, aujourd’hui, sur toute la terre, à la transformation de l’Eglise. En vérité, les chrétiens peuvent adorer la perpétuelle Présence, ici-bas, de « l’éternel Contemporain » !
La Conférence de Jérusalem, dans le document capital émané de ses délibérations, déclara s’en référer, pour exprimer le Message évangélique de l’apostolat, au Message élaboré par la Conférence de Lausanne et le reproduisit tout entier. Or, la Conférence de Lausanne était due, par contre-coup, à la Conférence missionnaire d’Edimbourg (1910). Ainsi, la Conférence missionnaire de Jérusalem, deuxième session de la Conférence d’Edimbourg, non seulement reconnut en l’Assemblée de Lausanne sa fille spirituelle, mais lui emprunta l’expression solennelle de sa propre foi. Peut-on davantage mettre en pleine lumière l’harmonie définitive, ainsi établie, entre l’idéal du culte et l’idéal de la mission, entre la prière de l’adorateur et l’effort du pionnier, entre la « vie cachée avec Christ en Dieu » et la vie manifestée avec Christ en l’humanité ?
Le Message de Jérusalem renferme une appréciation d’ensemble sur l’histoire du Christianisme : « Tous ensemble, nous confessons que nous n’avons pas su organiser la société humaine en conformité avec l’esprit du Christ. L’Eglise ne s’est pas fermement, ni efficacement, dressée contre les haines de races, les jalousies de classes, l’orgueil national et social, la passion des richesses et l’exploitation des faibles. Sans doute, nous affirmons que l’Evangile indique à l’humanité le seul moyen d’échapper aux antagonismes qui la déchirent. Mais la vérité d’une telle prétention demande à être prouvée par des actes, et l’histoire de la chrétienté ne suffit pas, hélas ! à l’établir. »
Pareille déclaration a été formulée. sur la Colline des Oliviers, par une assemblée qui représentait cinquante nationalités, et où siégeaient Coréens, Chinois, Japonais, Indiens, Philippins, Africains, et combien d’autres chrétiens indigènes ! Ainsi, les délégués des cinq parties du monde ont formellement proposé à l’Eglise une nouvelle notion de son devoir. Le Message, par exemple, s’exprime en ces termes au sujet de l’idéal pacifique : « En ce qui regarde la guerre, les consciences enfin s’éveillent… Les relations internationales sont en contradiction perpétuelle avec la loi d’amour du Christ. Ceux qui portent son nom doivent accepter l’obligation sacrée de travailler, sans jamais se lasser, à l’établissement d’un ordre nouveau, où la justice, enfin, sera garantie à tous les peuples. Nous adressons notre appel au peuple chrétien dans son ensemble, et nous le supplions d’être toujours à l’avant-garde pour toute initiative de pensée ou d’action au nom du Christ. Dans le passé, l’Eglise n’a trop souvent adopté tel nouvel aspect de la vérité, ou ne s’est ralliée à telle entreprise nécessaire, qu’au moment où elle ne courait plus aucun risque à se prononcer. »
Le Message va plus loin encore. Il insiste sur des côtés négligés de la notion même du Salut : « Nos pères étaient saisis d’angoisse à la pensée que les hommes pussent mourir sans Christ ; nous partageons cette angoisse ; mais nous en ressentons aussi une autre : celle que les hommes puissent vivre ici-bas sans Lui. Là réside le mobile suprême de notre action chrétienne ; il nous est impossible d’accepter un monde qui n’est pas à l’image du Christ. »
On retrouve, dans le Message, le principe de la réforme de la Réforme : sans être énoncé en termes exprès, il réparait dans l’affirmation que l’Esprit conduit les chrétiens vers des horizons nouveaux : « Nous demandons aux églises de poursuivre loyalement la recherche et la mise en valeur des incommensurables richesses de l’Evangile, pour que celles-ci puissent devenir, un jour, le bien commun de l’Eglise universelle... Les églises d’Occident envoient des missionnaires aux églises d’Asie et d’Afrique. Nous croyons que l’heure a sonné, pour ces églises nouvelles, d’envoyer des missionnaires aux églises d’Europe et d’Amérique, afin de leur apporter quelque chose de leurs propres trésors spirituels. »
On pourrait même déclarer que le Message prévoit et accepte, pour l’avenir, une transformation inévitable de l’Eglise chrétienne : « Nous ne désirons pas lier notre Evangile à des formes ecclésiastiques rigides, explicables par l’expérience particulière des églises occidentales. Nous voulons simplement mettre à la disposition des églises nouvelles, en tous pays ; notre collective expérience historique. Nous croyons qu’une large part de cet héritage correspond à une réalité solide et mérite qu’on la partage avec nous. Mais, d’autre part, nous désirons ardemment que les jeunes églises expriment l’Evangile selon leur génie propre, et dans des institutions adaptées à leur passé, à leurs besoins... Le Christianisme n’est pas une religion occidentale ; d’ailleurs, il n’a pas été accepté, d’une manière effective, par l’ensemble de l’Occident. Le Christ appartient aux nations d’Afrique et d’Asie, autant qu’à celles d’Europe ou d’Amérique. » Ces affirmations tranquilles reviennent à la déclaration scripturaire que « le salut vient des Juifs ». Mais cet axiome est menaçant pour certaines constructions métaphysiques du christianisme traditionnel ; car la Conférence missionnaire de Jérusalem invite les chrétiens à repenser leur foi, non plus dans la poussière des conciles ecclésiastiques de l’empire gréco-romain, mais dans la limpide atmosphère de la révélation biblique.
Bref, le Message de la Conférence missionnaire est dominé par la vision du Royaume de Dieu ; cela se comprend, puisque l’apostolat chrétien a pour devise : « Que le Christ règne ! » (1 Corinthiens 15.25.) L’Eglise doit donc s’élever au-dessus de tous les séparatismes politiques, et des frontières diviseuses. Certes, l’Assemblée de Jérusalem rend hommage, dans son encyclique, avec une sincérité chaleureuse, à l’idéal que représente la notion de « patrie » et aux sacrifices désintéressés qu’il inspire. Mais le Message ajoute : « Le Royaume du Christ est universel ; les différentes nations en forment, de droit, les provinces, et les nations ne peuvent accomplir leur vraie et pleine destinée qu’au service du Christ. »
Ainsi l’Eglise, une et catholique par essence, reste au-dessus des nationalismes. De même, elle méconnaît les barrières doctrinales ; elle subsiste, malgré les diverses formes historiques du christianisme. Bien plus, elle ne prétend pas renier les vérités partielles qui brillent dans les religions non chrétiennes. La déclaration suivante, émanant d’une Conférence missionnaire, prend un relief extraordinaire et restera classique.
« Nous adressons également notre appel aux fidèles des religions non chrétiennes. Précisément, parce que la lumière qui éclaire tout homme a brillé de sa pleine splendeur en Jésus-Christ, nous retrouvons des rayons de la même clarté parmi ceux qui l’ignorent ou même le rejettent. Cette pensée nous remplit de joie. Nous accueillons avec sympathie toute noble qualité qui se manifeste en des personnes ou en des systèmes qui ne se réclament pas de Jésus-Christ. Nous y découvrons une preuve nouvelle que le Père, celui qui envoya son Fils dans le monde, ne s’est laissé nulle part sans témoignage.
« A titre d’exemple, et sans vouloir apprécier dans le détail les valeurs spirituelles qu’apportent à leurs adhérents les autres religions, nous reconnaissons comme constituant des éléments de la vérité unique : le sentiment profond de la majesté de Dieu, l’esprit de respect dans le culte, tels que nous les trouvons dans la religion Musulmane ; – l’ardente sympathie témoignée à la souffrance humaine, et la recherche désintéressée pour s’en échapper, qui sont à la base du Bouddhisme ; – ce désir d’un contact avec la Vérité suprême, conçue comme une entité spirituelle, qui est la marque distinctive de l’Hindouisme ; la croyance en une loi morale qui régit l’univers entier, ainsi que les individus, telle qu’elle est professée par le Confucianisme : – la poursuite désintéressée de la Vérité, et le souci d’accroitre le bienêtre humain, que l’on trouve souvent chez ceux qui croient au progrès de la civilisation, mais n’acceptent pas Jésus-Christ pour leur Seigneur et Sauveur. Nous adressons très spécialement notre appel au peuple Juif. Nous avons puisé dans ses livres saints une large part de notre instruction religieuse, et c’est de lui que notre Sauveur est issu « quant à la chair ». Puisse-t-il se tourner enfin vers le Seigneur en qui se réalisèrent la séculaire Espérance de cette nation, l’accomplissement de ses prophéties et son aspiration vers la sainteté. Nous conjurons nos frères chrétiens de manifester envers les Juifs cet amour fraternel qui leur fut, trop souvent, refusé. »
* * *
Qui peut le plus, peut le moins. Dans un pareil climat, il semble que tous les obstacles à l’union des Eglises elles-mêmes devraient fondre comme neige au soleil. Au cours des récentes Conférences œcuméniques, les chrétiens ont constaté les faits suivants :
1) Sur le terrain doctrinal : ils affirment tous que le « Père » s’est révélé dans le « Fils », et que le « Saint-Esprit » nous assure la victoire sur le doute, le désespoir, le péché, la mort.
2) Sur le terrain spirituel, ils possèdent tous, en Jésus-Christ, une expérience commune, celle qui s’exprime dans la participation à la Sainte Cène.
3) Sur le terrain moral et social, ils acceptent tous un devoir commun, défini par la Conférence universelle de Stockholm.
4) Sur le terrain missionnaire, ils ont tous un message commun, l’Evangile.
5) Sur le terrain ecclésiastique, ils ont tous une certitude commune : l’Eglise est le corps mystique dont le Glorifié est la tête.
6) Sur le terrain symbolique et rituel, ils énoncent tous une affirmation commune : le sacrement est le signe visible d’une grâce invisible.
Voilà les six articles fondamentaux sur lesquels tous les chrétiens sont d’accord ; ils se résument dans l’affirmation que la Grâce qui régénère et sauve est une réalité. Comment cette bénédiction nous est apportée, est-ce par la Parole, ou par le Sacrement, ou par l’un et l’autre à la fois, ou simplement par la Prière ? Ceci est une autre affaire ; elle touche seulement aux « voies et moyens », à la manière dont nous entrons dans la communion ineffable de Dieu. Pareille question se pose, « non plus dans le domaine de ce que l’Eglise est, mais de ce que l’Eglise a ». C’est donc au second plan que se manifestent les oppositions en apparence les plus tranchées ; par exemple, les oppositions rituelles ; et là, précisément, elles devraient demeurer inoffensives, puisqu’elles se produisent non au cœur, mais à la surface, de la réalité.
Peu importe, alors, que les thèses adverses demeurent inconciliables. Suis-je séparé, en Jésus-Christ, d’un ritualiste qui croit à la « Présence réelle » dans l’hostie ? Non ; j’affirme également la « réelle Présence » dans l’âme chrétienne. Le ritualiste, il est vrai, croit posséder quelque chose de plus que moi, ce qu’il nomme la « Présence sacramentelle » ; mais moi, je crois posséder quelque chose de plus que lui, la « Présence immédiate et spirituelle ». Il faut donc prendre conscience du fait que nos âmes se rencontrent sur l’essentiel ; la Présence du « Seigneur qui est l’Esprit », selon sa promesse : « Quand deux sont réunis en mon nom, je suis là. » Il est vrai que les partisans du christianisme sacerdotal interprètent, sincèrement, les textes bibliques dans un sens favorable au ritualisme sacramentaire. Qu’est-ce à dire, sinon que cette interprétation elle-même, puisqu’elle est livrée, depuis des siècles, aux disputes loyales de chrétiens également pieux, appartient, elle aussi, à un domaine secondaire ? La seule Révélation décisive, en un pareil domaine, serait une Révélation non équivoque ; mais comment exiger l’obéissance à un commandement rituel qui reste ambigu pour d’innombrables âmes honnêtes, altérées non seulement de sainteté, mais de vérité, attachées passionnément à Jésus-Christ, seul chef de la seule Eglise ?
Quant aux thèses et aux symboles qui expriment, sous des formes différentes, cette expérience unique, pourquoi leur octroyer une puissance divisive ? Le ritualiste n’est pas tellement matérialisé, qu’il cesse de croire en l’Esprit, manifesté à travers les éléments physiques. Et le spiritualiste n’est pas tellement idéalisé, qu’il cesse de croire à son propre corps, tabernacle visible de la Présence, véhicule et instrument de l’âme.
Que l’on admette, en définitive, la coexistence légitime de deux types cultuels fondamentaux dans une seule Eglise, de deux formes liturgiques du christianisme, à l’intérieur d’une même chrétienté ; ainsi, à Jérusalem, sous les yeux de Jésus, le Temple clérical et la Synagogue laïque s’enrichissaient, mutuellement, de leurs trésors spirituels dans les cadres du Judaïsme.
Cela n’obligerait pas les chrétiens de tradition sacerdotale, et les chrétiens de tradition prophétique, à déclarer, contre leur persuasion, que les deux formes cultuelles sont également confirmées par l’Ecriture, ou justifiées par l’histoire, également fécondes en répercussions morales ou en bénédictions religieuses. Chacun des deux groupes resterait libre de souhaiter, pour l’autre, une évolution spirituelle qui le rapproche d’un idéal considéré comme supérieur. Mais cette reconnaissance mutuelle, et ce respect réciproque, interdiraient à aucune Confession chrétienne la prétention d’être la seule et authentique Eglise.
Dira-t-on que les Israélites, et Jésus lui-même, ne choisirent pas entre le Temple et la Synagogue, et concilièrent pratiquement des traditions réputées adverses ? Tel est précisément l’idéal qui s’imposera, toujours davantage, aux christianismes actuels, pour aboutir à une chrétienté : c’est l’idéal de l’« Intercommunion ». Dans la confédération sacrée des Eglises unies, tous les chrétiens, sur la terre entière, seraient admis librement à La Table sainte, chaque fois qu’elle est dressée. Car c’est la « table du Seigneur », lui seul y invite. Aucune église particulière n’a le droit de monopoliser la Sainte Cène, car nulle église particulière, dans l’état présent de la chrétienté, n’est l’Eglise.
On pourrait appliquer au problème de l’Intercommunion les paroles de l’apôtre aux Ephésiens : « Ecoutez ce qui me fut révélé ! En Christ, plus de monopole clérical, au profit d’une seule organisation cultuelle, ou d’un seul type d’adoration. Tous participent au même appel, au même corps, à la même promesse, en Jésus-Christ. » Or, ce que Moïse était pour les Juifs, la tradition épiscopale sacramentaire l’est pour les Eglises grecque, romaine et anglicane, qui se croient obligées, en conscience, de refuser à la chrétienté dite « évangélique » la pratique de l’intercommunion.
Mais, dans la disruption actuelle de la chrétienté, disloquée depuis le schisme d’Orient, aucune branche de l’Eglise n’est identifiable avec le tronc. A parler strictement, il n’existe plus d’ordinations régulières, ou catholiques, ou universellement valables, dans ce chaos. Quant à la « succession apostolique », elle est indémontrable sur te terrain épiscopal. Elle est déjà moins incertaine sur le terrain presbytéral, dans les églises où les Anciens continuent à être consacrés par l’imposition des mains. Enfin, et surtout, il existe une tradition ininterrompue de la foi et de la vie évangéliques, sur le terrain congrégationaliste, c’est-à-dire à travers les communiants qui, de table sainte en table sainte, à partir de la première communion dans la Chambre haute, jusqu’à nos jours, ont formé la chaîne pour transmettre, d’âge en âge, les symboles vivifiants de la Sainte Cène. Les générations successives de chrétiens ont passé le flambeau mystique de main en main, sans qu’il s’éteigne une seule minute. Voilà l’Eglise. Il brûle ? Elle brille !
Ainsi, puisque l’Intercommunion a existé dans le Temps, il faut qu’elle existe dans l’Espace ; qu’elle ne soit pas seulement séculaire, liant le présent au passé, mais simultanée, joignant le vif au vif : ceux qui respirent au même instant sur notre globe, sans oublier les délivrés qui, s’élevant de toutes les églises, nous ont devancés dans la « maison aux multiples demeures » (Jean 14.2).
Pour que les chrétiens, ici-bas, puissent réciter le « Notre Père » sans hypocrisie, et célébrer la « Communion » sans illusion, il faut que la Sainte Cène rassemble, au lieu de disperser, les « disciples » du seul Maître, les « rachetés » du même Sauveur ; il faut que la Table sacrée redevienne ce qu’elle était pour l’Eglise apostolique : la manifestation, sans phrases, de l’unité spirituelle dans la chrétienté.
* * *
(Romains 5.5). – Luther disait, dans un moment de claire vision évangélique : « Tous, tant que nous sommes, qui avons été lavés et sanctifiés par le sang de Christ, nous sommes la véritable Eglise, nous sommes tous membres de Christ, et nous sommes frères, – que nous soyons à Rome, à Wittemberg, ou à Jérusalem. »
Au XVIIIe siècle, un jeune luthérien de vingt et un ans, le comte de Zinzendorf, sentit que l’Esprit l’appelait à travailler pour la réunion des formes historiques du christianisme. « Il m’est impossible de ne pas conclure que Dieu m’a réellement prédestiné à être ouvrier dans son Eglise de Philadelphie (6) », – c’est-à-dire de l’amour fraternel. Quand il fonda une communauté, inspirée du même idéal, il proposa aux Frères moraves une constitution dont l’acte premier est ainsi libellé : « Les membres de la communauté de Herrnhout doivent avoir un amour constant pour tous leurs frères, les enfants de Dieu de toute religion ; ils ne doivent se permettre ni jugement, ni blâme, ni parole inconsidérée, contre ceux qui pensent autrement qu’eux, mais ils doivent veiller sur eux-mêmes, pour maintenir parmi eux la pureté de l’Evangile, la simplicité et la grâce ! »
(6) Cité par Félix Bovet, Le comte de Zinzendorf, III, p. 88.
Tels sont les principes qu’il appliqua dans ses relations avec le cardinal de Noailles, archevêque de Paris, un vieillard dont il devint l’ami, malgré sa propre jeunesse et son caractère d’hérétique. Il lui écrivait, avec une candeur merveilleuse : « Je vous embrasse en frère ; je ne vous conseille pas de vous faire enrôler chez les Réformés ou les Luthériens, dont je ne suis pas non plus ; je suis chrétien simple, et adhérent à la Confession d’Augsbourg, parce que je n’en sais pas de meilleure, et parce qu’elle est le commencement du rétablissement de l’Evangile... Que direz-vous, Monseigneur, si je vous offre naïvement l’Eglise universelle et catholique pour le lien de notre fraternité ? Le « Royaume » n’est ici, ni là (7), il est au dedans de nous. Je vous donne pour rendez-vous le Cœur de notre Sauveur. » D’autre part, Zinzendorf écrivait au patriarche copte du Caire : « C’est à l’Esprit que Jésus a remis son Eglise, pour demeurer avec elle éternellement. Aussi, toutes les vraies Eglises se tiennent dans une attitude fidèle en présence du Saint-Esprit, levant les yeux vers ses mains (Psaumes 123.2), et s’attendant à ses soins maternels. »
(7) L’Allemand Zinzendorf n’écrivait pas un français absolument pur.
Il persévéra dans ces convictions jusqu’à la fin de sa carrière, malgré désillusions, échecs, persécutions. Cinq ans avant sa mort, il déclarait avec une vision prophétique : « Nous nous réjouirions, si toutes les dénominations et tous les titres ecclésiastiques prenaient fin, et s’il n’y avait plus qu’un seul temple, ouvert à tout le monde, selon cette parole du Seigneur : « Ma maison sera une maison de prière pour tous les peuples. Par une sage dispensation du Sauveur, cette maison de prière est confiée tantôt à une religion, tantôt à une autre, mais ce n’est que pour un temps. Aussi, ne voulons-nous point nous figurer que nous devions durer toujours. » (Il vise, ici, la Communauté des Frères moraves.) « Le Sauveur peut trouver bon, – sans même permettre que nous soyons infidèles, ou que nous devenions plus mauvais que nous ne sommes, – le Sauveur, dis-je, peut trouver bon de favoriser une autre église, encore plus universelle ; car c’est l’universalité qui est le grand point. Si nous sommes supplantés, ce sera nécessairement par une société ayant encore moins de cérémonies et de formes que nous n’en avons ; ce sera par une société susceptible d’être en bénédiction à un nombre encore plus grand de religions nationales et de contrées diverses. »
L’année suivante, il déclarait : « J’aimerais mieux regarder comme enfants de Dieu quatre cents personnes qui ne le seraient pas, que d’en méconnaître une seule qui le fût. Je ne voudrais pas, pour tout au monde, être réellement en division (8) avec un enfant de Dieu, qu’il fût catholique, grec, russe, ou de n’importe quelle religion ; où que je le trouvasse, je mendierais sa bienveillance et son amitié. »
(8) Voir la note précédente.
Enfin, dans l’année qui précéda sa mort, il évoqua « la religion universelle, qui exclut tout ce qui n’a que la tête, et qui inclut tous les cœurs ». Il concluait : « La religion des cœurs doit avoir une porte ouverte dans le paganisme, dans le judaïsme, dans le mahométisme, dans la chrétienté, dans toutes les sectes. Il n’y a, et il n’y aura jamais, d’homme qui puisse l’empêcher. »
Ces déclarations d’un pieux luthérien, au XVIIIe siècle, paraîtront-elles exagérées, voire paradoxales ? Le même idéal vient de s’exprimer, dans l’église romaine, par une série de sermons prêchés en 1925, à Paris, trois mois avant la Conférence universelle de Stockholm. Ces discours ont une grande importance religieuse. On les a publiés dans un recueil intitulé : « Croisade pour l’unité du monde chrétien » (9). Le livre est muni de l’Imprimatur officiel. La Préface est due au Supérieur des « Moines de l’Union ». Il rappelle que ceux-ci ont reçu du Pape lui-même, Pie XI, la mission de susciter, en Occident, un courant de zèle et d’étude pour le retour à l’unité du monde chrétien ; d’ailleurs, l’œuvre entreprise doit apparaître « comme l’effort intellectuel, moral et spirituel de la chrétienté tout entière ».
(9) Par M. A. Dieux, prêtre de l’Oratoire (Gigord, éditeur, 15, rue Cassette. Paris, 1926).
Sans doute, ce même pontife est celui qui, moins de trois ans plus tard, lança l’encyclique destinée à freiner le mouvement ainsi déclenché. Mais, ce brusque effort de la Curie romaine, pour essayer de refermer les écluses entr’ouvertes, montre que la papauté fut surprise, elle-même, par la violence du courant d’âmes qui se précipitait vers l’unité religieuse ; le Saint-Siège craignit d’être débordé. Il s’efforça donc, par l’encyclique Mortalium animos, de conserver la direction des événements en ce domaine. Pareille inquiétude est singulièrement instructive ; elle constitue un substantiel encouragement pour d’innombrables disciples de Jésus-Christ, répartis, dans les cadres des diverses Églises chrétiennes : grecque, romaine, anglicane, protestante.
L’encyclique n’est pas du tout le thermomètre à consulter pour connaître la température du christianisme contemporain ; le vrai climat de l’église papale n’est nullement enregistré par les documents ecclésiastiques émanés de la hiérarchie. C’est la délicieuse communion des âmes dans la prière, et la chaleur de l’amour fraternel, (malgré les barrières administratives et les vetos officiels), qui attiédissent l’atmosphère générale, annoncent la débâcle des glaces, préparent le printemps de la chrétienté.
L’avant-propos, écrit dans le « Prieuré de l’Union des Eglises », donne le pressentiment de ces grandes choses, puisque le Supérieur des « Moines de l’Union » déclare au prédicateur de la « Croisade » pacifique : « Pour conquérir plus sûrement les âmes, vous avez situé tout le problème dans le plan surnaturel et dans l’horizon de la mystique chrétienne ; vous avez vu la division de la Chrétienté, en vous plaçant résolument en face de l’Eglise, considérée comme le Corps mystique du Christ. Et ce point de vue tout intérieur donne à toute la question une profondeur, une gravité, une atmosphère qui touche indiscutablement ce qu’il y a de plus pur et de plus religieux au fond des âmes. » Enfin, il termine la Préface par ces mots : « De tout cœur, mon Père, je souhaite que votre petit livre décide, parmi les fidèles, des âmes généreuses à prier et à se sanctifier pour l’Union, qu’il suscite parmi nos frères séparés, auxquels il ne faut plus cesser de songer désormais, cette sympathie sans laquelle nos efforts risqueraient d’être inutiles, qu’il entraîne enfin d’autres prêtres à collaborer avec nous à cette œuvre de paix et de charité. »
Au-dessus de la voix du romanisme on perçoit, ici, les accents du catholicisme. C’est, avant tout, l’idéal de l’Eglise chrétienne qui s’affirme par les émouvants discours prononcés dans une chapelle de Lazaristes, devant un évêque, et durant la neuvaine de prières instituée par Léon XIII, pour obtenir l’unité de la chrétienté. Naturellement, en un lieu pareil, et sous de tels auspices, l’orateur n’a point scellé sa conviction que Jésus-Christ a fondé « l’Eglise catholique romaine », seule « Eglise véritable », et a institué dans son Eglise le Pape et les Evêques ». Mais ces thèses prévues ne sont que discrètement indiquées, tant elles sont incapables d’apporter aucune force neuve dans le débat ; leur véritable utilité consiste, au contraire, à souligner, par leur seule présence, l’audace évangélique d’un universalisme gonflé de sève, couvert de bourgeons qui éclatent
Voici quelques passages des sermons prêchés « pour l’Unité du monde chrétien ». Ils méritent, assurément, d’être inédites. « Le Corps mystique…, formé de tous ceux qui vivent surnaturellement dans l’union au Christ par la grâce, déborde l’Eglise Romaine ; il est immense, il demeure un toujours, ni divisé, ni démembré… Mettons-nous dans l’âme d’un chrétien, né et grandi loin de Rome. S’il se penche sur la carte du monde, il n’y voit pas, comme au treizième siècle, une grande Eglise, la Chrétienté, mais une Eglise catholique, presque réduite au monde latin, encerclée d’une couronne, d’autres Eglises, qui ont aussi leurs beautés et leurs grandeurs, et prétendent toutes aux marques de la Vérité… Tous, qui que nous soyons, catholiques, orthodoxes, anglicans, luthériens, calvinistes, puisque nous sommes tous chrétiens, nous nous réclamons du Christ et prétendons être ses fidèles disciples ; ne sommes-nous pas coupables gravement, si nous donnons, aux âmes qui cherchent, le spectacle durable de nos divisions ? »
Sans doute, le prédicateur ne prétend pas que les chrétiens, en dehors de l’église romaine, possèdent la vérité religieuse avec la même plénitude, et son cœur s’émeut en leur faveur. « Je sais que mes frères séparés, presque tous, tous peut-être, sont dans la bonne foi, que ceux d’entre eux qui vivent dans la vertu, dans le désir sincère et laborieux de la vérité, reçoivent la grâce directe en abondance, et possèdent comme nous le Christ avec eux. Je ne dis pas qu’ils n’ont pas le Christ, je ne dis pas qu’ils ne voient pas le Christ. Je dis seulement : voient-ils le Christ aussi visiblement, aussi complètement, aussi réellement que nous ? » Le prédicateur insiste encore, dans un autre discours, sur la sincérité des chrétiens non romains ; et il vise en particulier les fils de la Réforme : « Il faut reconnaître que la plupart de nos frères séparés, tous peut-être, quatre siècles après la séparation, sont, en fait, dans une entière bonne foi. Il faut professer ouvertement qu’étant dans la bonne foi, s’ils sont vertueux et saints, ils reçoivent la grâce directement, même en dehors de nos sacrements ; il faut dire, parce que c’est la vérité, qu’ils sont alors en union avec le Christ, et qu’ils vivent réellement dans le corps mystique de Jésus-Christ. »
L’orateur va même plus loin ; il inclut des Juifs et des musulmans dans le corps mystique, et, par là, il rejoint Ulrich Zwingle, George Fox, Nicolas de Zinzendorf, Frédéric Oberlin, et combien d’autres voyants, prophètes et pionniers de l’Eglise universelle et du catholicisme authentique ! « Il faut que nous, catholiques, nous défaisant de certaines étroitesses, nous comprenions que, parmi les non-catholiques, parmi ceux que nous appelons anglicans, luthériens, calvinistes réformés, orthodoxes, même parmi les israélites et les mahométans, parmi ceux qu’en nos écoles nous qualifions hérétiques, schismatiques et infidèles, parmi tous ceux qui ne sont pas de l’Eglise visible, il y a des âmes sincères, généreuses, consciencieuses, qui font réellement partie du corps mystique et vivent avec nous dans la communion des saints, dans ce que des théologiens ont appelé l’âme de l’Eglise. »
L’allusion, si hardie, aux israélites et aux mahométans s’est retrouvée dans le Message missionnaire de Jérusalem. Et l’orateur catholique romain promulgua, aussi, d’autres principes d’avant-garde, qui lui auraient assuré l’approbation générale dans les récentes assemblées œcuméniques. Par exemple, il s’appropria cette féconde pensée d’un écrivain : « Le Monde a un pli à prendre, c’est de considérer, non le droit établi, mais le droit à établir ; non les choses réglées, mais celles qui ont besoin de l’être à nouveau. » Or, on retrouve la même affirmation dans la liturgie qui fut composée, lors de la Conférence mondiale de Lausanne, pour un culte spécial consacré à l’humiliation. Le ministre officiant proclama, au nom de l’Assemblée : « Nous sommes appelés non seulement à soutenir, mais à créer, des traditions. »
Dans la chapelle des Lazaristes, le prêtre romain s’exprima en ces termes : « Le jour où les catholiques seront sans défaut, a déclaré saint Vincent de Paul, avec une sainte audace, l’Eglise réformée n’aura plus sa raison d’être. C’est par la réforme des catholiques qu’il voulait travailler à l’union… Le meilleur facteur du rapprochement : c’est la catholicisation effective et profonde des catholiques. »
Enfin, l’orateur terminait l’ensemble des sermons de la neuvaine par ces paroles toutes pleines de l’esprit des voyants : « Ne soyons pas de ces hommes qui doutent de la Providence, qui s’imaginent toujours que tout l’idéal est en arrière, et nous invitent sans cesse à retourner aux Grecs ou au moyen âge. Qu’on cherche des leçons de sagesse dans le passé, oui, tant qu’on peut ! mais, grand Dieu, que ce soit pour aller de l’avant ! Autrement, c’est méconnaître l’œuvre du Seigneur et les prophéties du Christ... Dans l’avenir, le Christ triomphant, le Christ régnant, le Christ ressuscité de l’avènement final. Dans l’avenir, la plénitude du Corps mystique et de l’Eglise catholique ! Dans l’avenir, la grande théologie scientifique qui profitera de la synthèse des sciences ! Nous ne sommes pas des morts qui regardons vers le passé, mais de fiers vivants, dont l’idéal est en avant ! Le passé, c’est la séparation ; l’avenir, c’est l’union. » (10).
(10) La Conférence des évêques de l’église anglicane, convoquée à Lambeth, pour 1930, fortifiera son mémorable appel du 18 novembre 1920 à la chrétienté, date qui marque une ère nouvelle dans l’histoire de la Réunion des Eglises.
… Un prêtre romain aura donc fourni une conclusion à notre ouvrage : « La nuée de témoins ». L’absence officielle de l’église papale dans les assemblées œcuméniques, après la guerre mondiale, avait assombri ces réunions de la famille chrétienne. Ici, l’église de Rome échappe à la solitude, au silence, et à l’apparence de sectarisme ; elle prend la parole, elle adresse un message à la chrétienté ; non plus le message du romanisme, toujours ancré dans la prétention que l’Eglise du pape est infaillible ; mais le message du catholicisme, affirmant que l’Eglise une et indivisible de Jésus-Christ resté, malgré tout, invincible. L’infaillibilité est « de dogme » seulement ; l’invincibilité est « de foi », d’amour, d’espérance, – et « l’espérance ne confond points ».
« A CELUI QUI PEUT ACCOMPLIR EN NOTRE FAVEUR BEAUCOUP PLUS, INFINIMENT PLUS, QUE TOUT CE QUE NOUS DEMANDONS ET COMPRENONS, GRACE A SA PUISSANCE QUI AGIT EN NOUS, A LUI SOIT GLOIRE DANS L’EGLISE ET EN JÉSUS-CHRIST, DE GÉNÉRATION EN GÉNÉRATION ET AUX SIÈCLES DES SIÈCLES ! » AINSI SOIT-IL.
« Le Seigneur ajoutait chaque jour à l’Eglise ceux qui étaient sauvés. »
(Actes des Apôtres 2.47)
L’Eglise ! Comment prononcer un tel vocable sans un frisson d’étonnement, sans un sursaut de l’imagination ? La plus notoire différence entre les siècles qui précédèrent et ceux qui suivirent l’apparition du Messie, peut se résumer en un seul mot : L’Eglise est là !
S’il est stupéfiant de lire, dans les épîtres de l’ancien pharisien, défenseur fanatique du monothéisme israélite : « Que notre Seigneur Jésus-Christ, et Dieu notre Père, vous fortifient, » il n’est pas moins prodigieux de voir l’apôtre exalter l’Eglise au point de la nommer, comme le Saint-Esprit, avec le Père et le Fils : « A Dieu la gloire, dans l’Eglise et en Jésus-Christ ! »
Avec Père chrétienne, quelles certitudes inouïes commencèrent à circuler, ici-bas, d’âme en âme : la douleur a un sens, – le péché n’est pas fatal, – la mort n’est qu’une apparence !
Comme un ventilateur inaperçu met en mouvement de lointaines couches d’air, l’Eglise de la Pentecôte a, de proche en proche, brassé l’atmosphère humaine, par le souffle spirituel qui descendit de la Chambre haute.
Si nous étions subitement replongés dans la civilisation gréco-romaine, à coup sûr nous éprouverions une sensation d’étouffement ; nous y péririons moralement d’asphyxie.
* * *
Sans doute, les bienfaits de l’Eglise furent balancés, trop souvent, par de singuliers méfaits. Toutefois, tant d’erreurs, tant de sottises, tant de crimes, ne sont pas imputables à l’Eglise, mais à ceux qui trahirent l’esprit de l’Eglise véritable.
Distinguons entre l’Eglise qui est un élan spirituel, une orientation, un idéal, une flamme, – et l’Eglise qui serait un amas de lave refroidie, ou de cendres éteintes, un ritualisme superstitieux, un moralisme terne, une stérile tyrannie.
Ces deux Eglises ne sont pas amalgamées d’une manière indissoluble. L’âme reste unie au corps, sans se confondre avec lui ; de même, l’Eglise authentique est une réalité invisible ; elle se manifeste, partiellement, à travers les églises visibles, qui trop souvent la défigurent.
L’histoire ecclésiastique, lorsqu’elle raconte l’évolution des dogmes et des sacrements, et les Synodes, et les Conciles, et les querelles, et les persécutions, nous donne la photographie d’un corps, parfois malade et hideux.
Mieux vaudrait, s’il était possible, nous offrir le portrait de l’Eglise invisible ; raconter l’histoire de la vraie prière qui respire en Dieu, et de la quotidienne Imitation de Jésus-Christ ; raconter l’histoire du pardon des injures, et de la pureté qui reste saine, et de l’humilité qui reste grande, et de la patience qui reste souriante, et de l’héroïsme qui s’ignore, et de l’enthousiasme qui chante à travers les larmes, et de ces millions de victoires anonymes qui, jour et nuit, d’un pôle à l’autre pôle, sont jetées comme des palmes sur les chemins silencieux du Chef invisible de l’Eglise.
O Eglise du « Seigneur qui est l’Esprit », Eglise du Ressuscité, du Glorifié, nous t’aimons de toute notre âme ! Nous saisissons en toi le don sacré octroyé au genre humain par Celui qui est « le Don de Dieu ». Et dans la mesure où nous t’aimons d’un amour évangélique et intelligent, nous sommes préservés d’injustice à l’égard des églises visibles.
Considérées dans leur principe, que sont-elles, sinon des Sociétés de secours mutuels, pour aider les pécheurs à vivre, ici-bas, la vie ordinaire, d’une manière extraordinaire ?
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Le contact avec les églises visibles nous rapproche de l’Eglise invisible, de l’Eglise idéale et vraiment spirituelle, qui manifeste l’Esprit même du Fils de l’homme. Esprit tout palpitant d’énergie, de tendresse et de sainteté.
A la table de communion, le pain et le vin du sacrement, symboles matériels, appartiennent au monde concret ; et pourtant, la réalité de l’Eglise invisible éclate, pour les initiés, quand ils communient ; car le Seigneur, qui nous invite à sa Table, reste caché.
Nous le touchons uniquement par la foi, selon sa promesse : « Quand deux ou trois sont réunis en mon nom. Je suis là. »
O Esprit du Christ, vent et flamme de la Pentecôte ! je t’adore.
C’est toi qui suscitas l’Eglise, et l’Eglise, à son tour, ne subsiste que pour propager ton évangile et perpétuer ta présence.
L’Eglise veut t’incarner aujourd’hui, comme Jésus t’a incarné hier !
O tempête, ô incendie ! comment te louer, t’exalter ? La parole n’y suffît point ; il y faudrait le chant... Il y faut le silence et l’adoration.
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L’Esprit de Jésus-Christ, l’Esprit de l’Eglise future, l’Esprit d’une immortelle Pentecôte, c’est l’Esprit du Sermon sur la montagne et des Béatitudes.
L’Esprit du « Notre Père » est un esprit de recherche, de découverte et d’invention, de glorieuse aventure et d’épopée, de prière et d’inspiration, – car l’ère des inspirés n’est pas close : aujourd’hui, comme hier, le Père s’entretient avec ses fils.
L’Esprit de la Pentecôte soufflera en ouragan sur les chantiers ecclésiastiques où l’on élève des tombeaux aux prophètes, et où l’on blanchit les sépultures des justes, afin d’acquérir hypocritement le droit de bâillonner les voyants actuels.
L’Eglise de la Pentecôte a soif de sincérité intellectuelle : elle ose ignorer ; – elle a soif de fraternité sociale : elle ose entreprendre ; – elle a soif de vie spirituelle ; elle ose adorer.
Elle est l’Eglise du salut par la foi, puisqu’elle ouvre un crédit vraiment illimité à l’Esprit du Père ; elle croit au « Dieu qui vient », annoncé dans l’Apocalypse ; elle croit au Royaume promis, qu’il faut appeler à grands cris d’espérance : « Ton règne vienne ! » L’Eglise de la Pentecôte est l’Eglise de la joie.
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O Seigneur ! toi qui « ajoutes à ton Eglise, chaque jour », des créatures délivrées de l’incertitude, et du remords, et du désespoir, illumine par ton Esprit ceux qui méditeront ces pages ; que leurs âmes, pacifiées et purifiées, connaissent le goût du Salut ; et que, sur leurs terrestres sentiers, rayonne, désormais, le reflet mystérieux de la « grande nuée de témoins ».