Plusieurs des Eidguenots, il faut l'avouer, soutenaient Froment seulement dans l'espoir qu'il les débarrasserait de la tyrannie des prêtres. Néanmoins, beaucoup de pécheurs étaient amenés des ténèbres à la lumière et du pouvoir de Satan à Dieu.
Les prêtres et les moines, de plus en plus irrités, allaient de maison en maison, avertissant les gens ; ils les haranguaient sur les marchés et dans les rues. « Qu'est-ce que ce petit insensé peut savoir ? disaient-ils, il n'a que vingt-deux ans et c'est un diable. » « Cet insensé, répondait le peuple, vous apprendra à être sensés, ce diable chassera le diable dont vous êtes possédés. »
Tous les jours de nouvelles âmes étaient sauvées, car Dieu faisait alors à Genève une œuvre merveilleuse. Sa puissance s'accomplissait dans l'infirmité d'Antoine.
Un jour, on vit arriver dans la salle de la Croix-d'Or, deux dames. L'une avait l'air grave et doux, le maintien modeste ; l'autre, au contraire, resplendissait d'ornements et de bijoux ; en outre, elle était couverte de croix et de rosaires. Si nous sommes de vrais chrétiens, c'est par la croix de Christ que nous sommes crucifiés au monde et le monde à nous. Cependant, on voit fréquemment des croix d'or, d'argent, de bois, de pierre, mêlées aux parures mondaines. Ainsi accoutrée, cette dame vint se placer en face du prédicateur, qu'elle regardait d'un air de dérision et de moquerie. Son amie se plaça modestement près d'elle.
Froment était monté sur une table, comme il le faisait toujours pour être mieux entendu. Il avait à la main un livre dont il lut quelques paroles, puis il commença à les expliquer. Pendant ce temps, la dame aux pompeux atours faisait le signe de la croix en marmottant des Ave et des Pater. Mais Antoine continua son exhortation sans s'en inquiéter ; il parla de l'amour de Dieu qui avait donné son Fils unique afin que quiconque croit en Lui ne périsse pas, mais qu'il ait la vie éternelle. Il annonça le pardon gratuit et le salut parfait qui sont offerts à toute âme fatiguée et chargée qui vient à Christ.
Peu à peu, l'expression de moquerie de la dame disparut ; ses yeux étaient comme rivés sur le prédicateur, et cependant elle ne l'entendait pas même ; c'était une autre voix qui lui parlait, celle du ciel qui se fait entendre aux morts et les réveille pour la vie éternelle. Quel était donc ce livre dans lequel le prédicateur avait lu des paroles si merveilleuses qu'elles semblaient procéder de la bouche même de Dieu ?
Le sermon était terminé ; les enfants et les grandes personnes s'en allèrent ; seule la dame ne bougea pas de sa place. Froment descendit de sa chaire improvisée. « Est-ce vrai, tout ce que vous avez dit là ? » lui demanda soudain l'étrangère. « Oui, madame, » répondit Antoine. « Ce livre est-il vraiment le Nouveau Testament ? » « Oui. » « Est-ce qu'il y est question de la messe ? » « Non, madame. » « Voulez-vous me le prêter ? » demanda la dame après un instant d'hésitation.
Froment le lui confia volontiers ; elle le cacha soigneusement sous son manteau et partit avec sa compagne.
En route, les deux amies échangèrent à peine un mot, et quand la belle dame fut arrivée chez elle, elle monta droit à sa chambre et s'y enferma, seule avec le Livre. Elle défendit à sa famille de l'attendre pour les repas ni de la déranger sous aucun prétexte.
Trois jours et trois nuits se passèrent ainsi ; la dame ne mangeait ni ne buvait, mais elle lisait le Nouveau Testament et priait. Au bout de trois jours, elle sortit de sa retraite, en disant : « Le Seigneur m'a pardonné et m'a sauvée, Il m'a donné l'eau vive. »
Claudine Levet, tel était son nom, demanda ensuite à voir Froment pour lui déclarer ce que le Seigneur avait fait pour son âme. On envoya un messager le chercher ; quand il arriva, elle se leva pour le recevoir, mais elle ne put parler. « Ses larmes, dit Froment, tombaient sur le plancher. » Enfin elle put inviter son visiteur à s'asseoir et lui dit comment Dieu avait ouvert le ciel à une pécheresse comme elle et l'avait sauvée par le précieux sang de son Fils. Il l'écoutait plein de joie et d'étonnement. Claudine lui raconta aussi comment elle avait été amenée à la Croix-d'Or par sa belle-sœur, Paula Levet, qui l'avait longtemps suppliée en vain de venir, car Claudine craignait d'être ensorcelée. Les prêtres avaient dit que ceux qui allaient entendre Froment étaient, non seulement ensorcelés, mais encore damnés. Enfin, par amitié pour Paula, Claudine céda à ses instances ; mais avant de se risquer chez le sorcier, elle appliqua sur ses tempes du romarin fraîchement cueilli, se frictionna la poitrine avec de la cire vierge et suspendit à son cou tout ce qu'elle possédait en fait de reliques, de croix et de chapelets. Elle espérait ainsi, tout en échappant aux enchantements du prédicateur, pouvoir mieux réfuter Paula après l'avoir entendu elle-même. « Et maintenant, continua-t-elle, comment pourrais-je jamais bénir assez le Seigneur de ce qu'Il m'a ouvert les yeux ! »
Le lendemain, Claudine quitta ses atours et revêtit un costume modeste et simple. Puis elle vendit ses bijoux, ses dentelles et tous ses ornements ; l'argent qu'elle en retira fut consacré aux pauvres, surtout aux enfants de Dieu qui venaient de France se réfugier à Genève à cause des persécutions. Claudine Levet ouvrit sa maison à ces pauvres exilés et rendit un humble mais fidèle témoignage de ce que le Seigneur avait fait pour elle.
Ses amies furent aussi surprises que contrariées d'un tel changement. Lorsqu'elles se rencontraient, elles ne pouvaient d'abord que parler de cette mystérieuse transformation. « Hélas ! se disaient-elles, comment se fait-il qu'elle ait été changée en si peu de temps ? Nous l'aimions tant, et voilà qu'elle s'est perdue. C'est qu'elle a entendu ce chien qui lui a jeté un sort ! » Finalement, elles se décidèrent à ne plus aller voir Claudine.
Mais celle-ci ne se découragea pas ; elle se montra désormais modeste, douce et bienfaisante. Ses amies. qui l'observaient de loin, se demandaient si, en changeant, Claudine n'avait point choisi la bonne part. Bientôt elles revinrent la visiter. Claudine leur parla avec affection et humilité et leur donna des Nouveaux Testaments. Peu après, Dieu bénit les efforts de sa servante, qui eut la joie de voir ces mêmes dames, autrefois si indignées contre elle, déposer aussi leurs beaux atours, recevoir l'Évangile et se consacrer aux pauvres et aux malades.
Il est facile d'admirer ces transformations-là chez notre prochain, surtout si ceux dont il est question ont vécu il y a plusieurs siècles. Mais sommes-nous prêts à faire de même ? Les habits somptueux, la convoitise des yeux et l'orgueil de la vie sont du monde et non pas de Dieu, aussi bien au XXe siècle qu'au XVIe. Il y a des églises où l'on prononce le vœu solennel de renoncer au monde et à ses pompes. Il y en a où ces engagements se prennent au nom de petits enfants qui sont habillés pour la circonstance dans des robes baptismales dont le prix aurait suffi à vêtir chaudement dix ou vingt petits déguenillés qui grelottent de froid. Lorsque ces mêmes enfants sont devenus grands, ils ratifient les engagements pris en leur nom, juste à l'époque où ils se proposent de faire leur entrée dans le monde. Est-il possible qu'il s'agisse de ce même monde auquel ils viennent de renoncer par serment ? Nous voyons dans le sixième chapitre de la seconde épître aux Corinthiens qu'il est question de sortir du monde et non pas d'y entrer, car si nous voulons être les amis du monde, il nous faudra être les ennemis de Dieu.
Les Testaments distribués par Claudine avaient été envoyés par Farel avec des livres et des traités imprimés aux frais de ses amis de Lyon. Ces Nouveaux Testaments étaient de la version de Faber, la seule qu'on eût alors. Aimé Levet, le mari de Claudine, fut d'abord très mécontent des nouvelles opinions de sa femme, mais la douceur et la docilité de Claudine l'amenèrent à désirer de lire la Bible lui-même. Il alla aussi entendre la prédication de Froment et crut en Jésus-Christ.