A le bien prendre, notre enquête devrait embrasser la somme totale des activités humaines, car elles sont toutes susceptibles de revêtir un aspect moral. Pour n’être pas entraînés au delà de toutes limites, nous nous restreindrons à l’examen des activités que nous tenons à la fois pour essentielles à l’humanité, pour universellement répandues dans l’humanité, et dont la nature spécifique est la plus propre à nous donner un résultat prompt et facile : nous parlons des activités légales, morales et religieuses.
I) Définition, essentialité et universalité des activités légales, morales et religieuses.
La vie porte une empreinte morale et légale dans tous les cas où les relations sociales sont réglées par un ordre constant, soustrait aux atteintes de l’arbitraire individuel. Ces relations sont dites plus spécialement légales quand elles font partie des activités extérieures, qu’elles tombent sous le coup de la pénalité et qu’elles peuvent être imposées ou maintenues par l’autorité de l’Etat. Elles sont dites plus spécialement morales quand elles ressortissent au jugement du sujet, qu’elles sont jugées par lui dans leurs intentions et leurs mobiles, sans se soustraire d’ailleurs totalement aux appréciations publiques. — La ligne qui sépare ces deux ordres d’activité est infiniment variable et mobile ; leurs rapports réciproques sont infiniment complexes. Suivant les époques et les législations, des activités identiques sont rangées alternativement dans l’une ou l’autre catégorie. Il est impossible de leur assigner une limite certaine. C’est pourquoi nous les réunissons sous une dénomination commune, nous les appelons : activités légalo-morales. Nous croyons que ces activités sont universelles, absolument essentielles à l’humanité. Nous ne pensons pas qu’un peuple historique ou anté-historique ait existé auquel elles auraient pu demeurer inconnues. Il est possible que l’ordre légalo-moral en vigueur dans les tribus primitives soit demeuré rudimentaire ; mais partout se retrouvent au moins deux idées : l’idée de famille et l’idée de propriété. Il est peu probable qu’une seule horde ou même un seul homme ait existé jamais, qui n’ait possédé quoi que ce soit, qui n’ait tenu à défendre ce qu’il regardait comme lui appartenant, quand cette propriété se fût réduite au bâton noueux servant de massue ou à la hache de silex. — D’autre part, s’il est certain que les mots de mariage et de famille n’ont pas eu partout et toujours le sens élevé que nous leur attribuons, il ne l’est pas moins qu’ils ont toujours eu un sens quelconque, exprimant des rapports — peut-être fort étranges et fort relâchés — mais des rapports cependant entre maris et femmes, parents et enfantsa.
a – Comp. Pechel, Völkerkunde, 5e édit., p. 227-240. — « Il y a toujours eu, écrit Lotze, de bons et de mauvais mouvements dans le cœur de l’homme, et toujours aussi une critique de la conscience, suffisante pour éloigner en gros de la vie humaine l’irraisonnabilité absolue des appétits purement animaux, et pour tracer au travers des passions sensuelles quelques lignes idéales des droits et des devoirs. » (Microcosmos, 2e édit., T. II, p. 337.)
Les mêmes raisons nous portent à statuer l’universalité des activités religieuses. Nous nous appuyons, pour le faire, à la fois sur une intuition généralisée (la religion tellement essentielle à la part d’humanité que nous incarnons, qu’elle nous paraît essentielle à l’humanité même et donc universelle), et sur le résultat des recherches scientifiques modernes : « L’affirmation, écrit Tieleb, — autrefois courante — qu’il y a des peuples et des races sans religion, repose sur des observations inexactes ou sur des notions incorrectes. On n’a découvert jusqu’ici aucun peuple, ni aucune race qui ne croient à un ou plusieurs êtres supérieurs. Les voyageurs qui l’avaient affirmé ont été démentis plus tard par les faits ». — Il ne s’agit que de donner des activités religieuses une définition assez large et assez compréhensive pour les renfermer toutes. Nous proposons celle de M. Classc : « Il y a religion, dit-il, partout où il y a croyance à un ou plusieurs êtres surnaturels [supérieurs à la nature] et où cette croyance vit dans les hommes de telle manière qu’ils se reconnaissent à l’égard de ces êtres des obligations pratiques quelconques, auxquelles ils donnent une expression quelconque. » Cette définition, toute inductive et formelle, est franche de tout a priori. Elle ne préjuge aucunement le problème des origines. Elle embrasse et contient les formes les plus diverses de la religion, depuis l’animisme le plus rudimentaire jusqu’au monothéisme chrétien. Elle fait droit, de plus, aux deux éléments d’inquiétude métaphysique et d’obligation pratique qui nous paraissent constituer la religion. Nous insistons sur ce dernier trait : l’obligation pratique. Aucune religion n’a jamais existé sans un culte quelconque. Les convictions religieuses commandent toutes à la vie. Les dieux auxquels on a cru ont tous et toujours été les représentants d’un ordre de l’univers, auquel l’adorateur devait se soumettre et répondred. — Ce caractère pratique des activités religieuses nous importe avant tout. Commun à la religion et à la morale, il nous livrera la matière propre de notre étude.
b – Compendium der Religion’s Philosophie (traduct. allem. de Weber), p. 7.
c – Professeur de philosophie à Erlangen, dans un cours inédit sur la philosophie de la religion.
d – La morale est donc impliquée dans la religion, quoi qu’en dise M. H. Bois.
Ceci posé, et sans nous inquiéter pour le moment des rapports très délicats et très complexes qui subsistent entre la conscience individuelle et la conscience collective, — jetons un premier coup d’œil sur les activités humaines qui tombent sous le contrôle, qui s’exercent dans le champ de la conscience légale, de la conscience morale, et de la conscience religieuse ; c’est-à-dire sur les activités qui sont soustraites au caprice de l’arbitraire individuel et qui sont régies par un impératif social quelconque.
II) La satisfaction des besoins physiques et psychiques de la nature humaine détermine des activités correspondantes intéressées ; il y a lieu de distinguer les satisfactions directes et les satisfactions indirectes. Également intéressées, elles ne sont pas de même valeur.
Il n’est pas besoin d’un long examen pour donner raison à l’utilitarisme. L’esprit directeur de la grande majorité de nos actions, c’est l’intérêt ou l’égoïsme. Nous ne prenons pas ces mots dans un sens péjoratif. Nous constatons seulement, que l’homme, créature sensible et limitée, est sujet à des besoins qui tiennent à sa nature, besoins immédiats et pressants, auxquels il doit satisfaire s’il veut persévérer dans l’être. — Ces besoins intéressés sont de diverses sortes : extérieurs, ils font naître les métiers, l’industrie, le commerce, tout ce par quoi nous cherchons à satisfaire la soif inextinguible de plus et de mieux-être qui nous tourmente ; intérieurs, ils enfantent les sciences, les arts, qui répondent à des aspirations semblables, dans un autre domaine. Combinés ensemble, appuyés l’un sur l’autre, s’appelant l’un l’autre, les besoins extérieurs et les besoins intérieurs forment le grand mouvement de la civilisation, qui n’entraîne irrésistiblement le monde que parce qu’elle repose sur des besoins eux-mêmes irrésistibles. — De ce que nous venons de dire résulte assez clairement la légitimité et surtout l’universalité de l’intérêt comme principe de nos actions, pour que nous nous dispensions d’insister davantage.
Ajoutons cependant qu’il y a dans la satisfaction des besoins intéressés une distinction à faire, suivant que la satisfaction cherchée est directe ou indirecte. Elle est indirecte et d’ordre inférieur dans le travail mercenaire accompli comme une corvée en vue d’un gain : c’est l’activité du manœuvre ou du fonctionnaire (du manœuvre artistique ou intellectuel, aussi bien que de tout autre) gagnant sa vie au moyen d’un travail auquel il ne prend aucun plaisir. — Elle est directe et d’ordre supérieur quand l’ouvrier trouve sa jouissance dans son activité même : c’est le savant, le penseur, l’artiste, et même l’artisan, réalisant avec joie une œuvre qui est la sienne. — Dans les deux cas toutefois, bien qu’à des degrés divers de noblesse et d’élévation, le mobile de l’action est intéressé ; nous ne sommes pas sortis de l’utilitarisme.
III) Rôle immense et légitime des satisfactions intéressées (directes ou indirectes) dans les activités religieuses.
Or ce principe intéressé, cet utilitarisme, se retrouve évidemment au sein des activités morales et religieuses. Il est facile de l’y reconnaître. Prenons, par exemple, dans les activités religieuses, le phénomène qui est sans doute le plus essentiel à la religion : la prière. La prière ne manque dans aucune religion ; son essentialité même et son universalité la rend propre à nous renseigner sur la nature des relations qui unissent les croyants à l’objet de leur culte. Or quelles sont les plus fréquentes, les plus ferventes et les plus naturelles de nos prières ? Evidemment les requêtes ou prières de supplication ; celles où l’on demande, pour soi ou pour les siens, des biens temporels ou spirituels. La santé du corps ou celle de l’âme, le bonheur terrestre ou l’autre, voilà les sujets les plus ordinaires, les plus spontanés de nos prières.
C’est donc, pour une part impossible à évaluer maintenant, une relation d’intérêt qui lie le croyant à l’objet de sa foi. Les religions, toutes les religions sont utilitaires au plus haut chef. Et bien souvent c’est cet utilitarisme même qui détermine le choix ou la direction de nos croyances. Car de quoi vit la foi, si ce n’est du secours effectif du Dieu qu’on implore ? Ce secours est-il retardé, lent à venir, sans efficacité, sa réalité est-elle mise en doute, c’est une atteinte grave, irrémédiable, portée à la conviction religieuse et, le cas échéant, comme une secrète préparation, soit au scepticisme religieux, soit à un changement de religion. Des exemples nombreux, pris dans l’histoire la plus authentique, surtout aux époques de crise et de fermentation religieuse, pourraient servir de preuve à ce que nous avançons. Les tentations et les rechutes idolâtres du peuple d’Israël n’ont peut-être pas d’autre cause. Nous nous contenterons ici d’un témoignage caractéristique fourni par Bède le Vénérable, dans son Histoire des Angles et des Saxonse.
e – Nous avons trouvé ce fragment dans les Bilder aus der deutschen Vergangenheit de G. Freitag (T. I, p. 264-265) ; l’auteur tient le récit pour vrai sans se dissimuler d’ailleurs ce que la légende peut y avoir ajouté. Le même trait est cité par A. Thierry dans son histoire des Mérovingiens.
C’est au moment de la conquête du monde occidental par le christianisme. Le roi des Angles a réuni son conseil pour décider de l’adoption ou du rejet de la religion chrétienne. Voici comment s’exprime le prêtre Coïfi : « Considère toi-même, ô roi, ce qui nous est maintenant annoncé. Pour moi je te dirai fidèlement ce que je sais. La foi à laquelle nous avons obéi jusqu’à présent n’a aucune puissance, ni aucune valeur, car personne, parmi ceux qui t’appartiennent, ne s’est attaché avec plus de zèle que moi au service des dieux et pourtant il y en a beaucoup qui ont reçu de ta part de plus grands honneurs et de plus riches dons que moi, et qui réussissent mieux dans leurs entreprises. Si les dieux avaient quelque pouvoir, c’est moi qu’ils auraient dû favoriser, moi qui me suis constamment efforcé de les servir. Tu dois donc examiner la nouvelle croyance qui nous est annoncée, et, si tu reconnais qu’elle est meilleure, nous nous y rangerons sans délai… » « Quand je compare, dit un autre, la vie des hommes sur la terre à ce qui nous attend dans un avenir incertain, voici à peu près ce que je me représente : c’est l’hiver, tu es assis au festin avec tes preux et tes fidèles ; sur le foyer la flamme scintille, la salle est chaude ; dehors le vent, le froid, la pluie et la neige font fureur. Un moineau passe et vole rapidement au travers de la salle, il entre par une ouverture et disparaît aussitôt par une autre. Durant son court passage il se trouve à l’abri des intempéries, mais en un instant il a parcouru l’espace où il se trouvait à l’aise, il rentre bientôt dans la nuit d’où il est sorti et disparaît à tes yeux. De même la vie humaine paraît supportable ici-bas, mais nous ne savons ce qui la précède, ni ce qui la suit. Si donc cette nouvelle doctrine t’en donne une connaissance sûre, je crois qu’il faut l’accepter à bon droit. »
Voilà qui nous paraît caractéristique de ce que la plupart des hommes cherchent dans la religion. Dans les temps les plus reculés, l’histoire de Jacob à Beth-El ; dans les temps actuels, des cas nombreux fournis par l’évangélisation ou la mission chrétienne, en passant par la conversion de Clovis (qui est en quelque sorte typique) et par des milliers d’autres, viennent appuyer celle-ci. — Au fond de tout cela, il n’y a qu’une seule conception : l’utilitarisme religieux. Elle se présente, il est vrai, sous deux formes distinctes : sous une forme grossièrement indirecte et mercenaire chez les uns, pour lesquels le service de la divinité n’est qu’un moyen d’obtenir des avantages matériels et terrestres étrangers à l’ordre religieux ; sous une forme plus noble et plus directe chez les autres, pour lesquels la religion est en elle-même une source de jouissance.
Car la distinction, que nous indiquions plus haut, entre la recherche de satisfactions directes et indirectes se retrouve dans le domaine religieux. Les actions religieuses : culte, prière, méditation, adoration, peuvent être accompagnées d’une joie intime et profonde qui les fait rechercher pour elles-mêmes, indépendamment de leurs résultats temporels. Un impérieux instinct pousse l’homme à s’attachera une force supracosmique quelconque ; et cet instinct satisfait s’accompagne d’une détente, d’une paix, d’une jouissance qui n’est autre chose qu’un assouvissement égoïste. Il y a des adorations et des extases spirituelles qui n’ont d’autre but qu’elles-mêmes et le mystérieux apaisement qu’elles procurent ; il y a des contemplations religieuses et des recueillements où l’âme se complaît dans la présence de son Dieu ; il y a des hommes pour lesquels la religion en elle-même est un élément indispensable du bonheur. Et ces hommes, sans doute, ne sont pas aussi rares qu’on le prétend aujourd’hui ; nous en sommes tous à certains moments et l’humanité, prise en bloc, nous paraît présenter un caractère religieux bien marqué.
Il n’en demeure pas moins que, jusque dans leurs plus hautes manifestations, ces activités religieuses demeurent soumises au principe exclusif de la vie naturelle. Elles sont foncièrement utilitaires, et ne révèlent aucun facteur absolu. C’est par intérêt que l’homme est religieux de la sorte, par intérêt qu’il le devient ; par intérêt qu’il change de religion ou qu’il n’en change pas. Jusqu’ici l’utilitarisme est la seule explication de la vie religieuse.
IV) Rôle immense et légitime des satisfactions intéressées (directes ou indirectes) dans les activités légales et morales.
Il en est de même des activités morales et légales. Au premier coup d’œil jeté sur le réseau des mille restrictions qui enserrent l’existence humaine comme dans un filet, on ne conçoit guère que ces innombrables impératifs restrictifs puissent avoir leur cause dans un besoin de jouissance, et l’on se croit en face d’un principe d’autorité supérieur et nouveau. Il n’en est rien. Un regard plus attentif persuade bientôt du contraire. En dépit qu’on en ait, il devient manifeste que la plus grande part, sinon la totalité des actions que règlent les lois morales ou légales d’une civilisation donnée, ne s’accomplissent pas véritablement par respect pour le droit, mais à cause de son utilité ou de sa nécessité sociale. Cette nécessité s’impose d’une manière immédiate aux faibles et aux petits dont l’existence, menacée par le pouvoir supérieur de quelques-uns, n’est garantie que par l’observation générale de l’ordre et de la justice. A la longue, les puissants eux-mêmes en viennent à comprendre qu’ils sont faibles par quelque endroit et qu’une organisation solidement établie, universellement sanctionnée, ne peut qu’être favorable au libre développement de leurs intérêts. — Cela est d’une évidence parfaite dans le domaine spécialement légal et politique où il ne s’agit — de l’avis unanime — que de sauvegarder les intérêts que soutiennent entre eux différents groupes d’individus, de peuples et de races. Et dans la sphère strictement morale elle-même, que de gens qui ne sont honnêtes, polis, serviables, tempérants, que dans l’intérêt de leurs affaires, de leur position, de leur réputation, et ne se plient conséquemment aux lois morales que pour en retirer un bénéfice étranger à la morale ! Ce sont les manœuvres de tout à l’heure, les mercenaires de la morale, qui loin de servir la morale qu’ils affichent, s’en servent au contraire comme d’un moyen pour une fin égoïste.
Ici encore néanmoins, il faut faire une distinction entre la recherche de satisfactions indirectes et la recherche de satisfactions directes. Il y a des cas où les actions morales sont accomplies en vue d’elles-mêmes et pour la pure jouissance qu’elles procurent. Ce peut être affaire de tempérament et de caractère. Comme il y a des hommes spécifiquement religieux, il y en a de spécifiquement moraux, qui trouvent leur bonheur dans l’accomplissement d’actes moraux. Le bien pour !e bien et parce que c’est le bien, telle est leur devise. Et le monde, étonné de tant d’abnégation, applaudit à leur désintéressement. Il se trompe. Leur désintéressement n’est que relatif. Il n’apparaît tel que par contraste. C’est encore et toujours l’utilitarisme — un utilitarisme très noble et très élevé, je l’accorde, — qui sert de vertu à ceux dont la jouissance suprême est d’être vertueuxf.
f – Exemple Kant, tel qu’il ressort de sa biographie. Plus encore Fichte, l’auteur des Discours à la nation allemande, dont le besoin d’agir dans le sens du bien général était si impérieux que, lors de la guerre de l’indépendance allemande, il demanda, sans l’obtenir, à accompagner l’armée comme aumônier laïque.
Et je ne pense pas me tromper beaucoup en affirmant qu’à certaines heures au moins, nous sommes tous de ces hommes-là ; que nous trouvons une jouissance réelle et profonde dans l’accomplissement du devoir. Comment expliquer autrement l’approbation intime que nous accordons aux lois et aux institutions que nous estimons bonnes ? la vénération que nous éprouvons pour certains hommes dont l’existence incarne en quelque sorte un idéal de moralité personnelle ou sociale ? notre libre et joyeuse participation aux œuvres dont le but est un but de bienfaisance, de relèvement, de charité ? De tels sentiments sont très généreux et très humains. Et le sentiment patriotique n’est-il pas singulièrement relevé, affermi, renforcé, quand il s’affirme en faveur du droit et de la justice ? — Il y a donc une joie particulière dans le dévouement, et un bonheur spécial dans le sacrifice, auxquels l’homme en tant qu’homme est spontanément accessible. — A Dieu ne plaise que nous rabaissions la valeur d’une moralité qu’inspirent de tels mobiles ! Elle est pure, grande et noble. — Son principe toutefois n’est pas encore distinct de l’utilitarisme. C’est un utilitarisme plus élevé, voilà tout. Nous ne sommes pas sortis de la recherche de la jouissance, de l’intérêt bien entendu. Nous sommes encore dans la morale contingente ; nous n’avons pas encore touché à la morale absolue. Tous les facteurs entrevus sont réductibles à l’égoïsme ; aucun ne le dépasse. Aucune quantité nouvelle, supérieure, transcendante, ne se mêle aux quantités contingentes et dérivées qui les constituent.
V) Les activités morales et religieuses intéressées, collectivement exercées par un groupe, prennent légitimement sur la conscience individuelle une autorité considérable. Cette autorité, extérieurement sanctionnée par la législation, peut être dite morale en un sens relatif.
S’en ensuit-il que ces activités morales et religieuses (la morale et la religion réduites aux seuls mobiles que nous venons d’analyser) soient dépourvues de toute valeur et de toute autorité ? — En aucune manière. Elles ont une valeur, elles exercent une autorité. Tout ce qu’on peut dire, c’est que leur valeur et leur autorité ne sont pas absolues. Elles sont relatives ; elles n’en sont pas moins grandes et bienfaisantes pour cela.
L’autorité qu’exerceront tout d’abord la morale et la religion dans les limites que nous leur avons tracées, sera celle d’une nécessité, incomprise et inexpliquée. Elle engendrera une soumission passive. Ceux que la naissance appelle à prendre place au sein d’une société fortement organisée (comme la nôtre) ne peuvent autrement que de se ranger à l’ordre établi. Ils s’y plient par la force même des choses, comme à un état de fait indiscutable et légitime par la seule raison qu’il existe. A mesure que l’enfant grandit et devient homme, il donne à cette nécessité une explication utilitaire. Il apprend à reconnaître l’utilité des lois et des principes qui régissent la société civile et la société religieuse. Au lieu de s’y soumettre aveuglément, comme il avait fait jusque-là, il arrive à comprendre que son obéissance est motivée, qu’elle a des conséquences fort heureuses et qu’elle sert ses intérêts. Il envisage dès lors les règles morales et religieuses comme des méthodes auxquelles il est bon de conformer son existence pour atteindre plus sûrement et plus rapidement les fins poursuivies. C’est une discipline de la volonté qu’il s’impose et qui, semblable à la gymnastique du corps, est éminemment propre à régulariser et à assouplir le jeu des fonctions diverses de la vie sociale. L’accomplissement des devoirs sociaux et religieux ne perd pas, de ce fait, toute portée morale. Il reste un objet d’effort et de travail sur soi-même. Théoriquement, sans doute, leur autorité n’est que relative puisqu’elle n’est qu’utilitaire, et qu’il suffit d’une utilité plus grande ou plus évidente, pour annuler la première ; mais pratiquement l’individu reste lié. Car la loi morale et sociale se confond avec un état de choses indestructible, que l’individu ne peut méconnaître impunément. C’est la société tout entière qu’il aurait contre lui. Or il est rarement de force à lutter ouvertement contre elle. Tout ce qu’il peut faire, c’est d’esquiver personnellement et secrètement les exigences d’une loi dont il a percé à jour le caractère relatif. Cela même n’est, dans la plupart des cas, ni recommandable, ni pratique. Le succès toujours aléatoire et chanceux d’une telle conduite mis à part, il faut reconnaître, avec H. Spencer, que, par le seul effet de l’hérédité, de l’éducation et de l’habitude, il s’opère dans l’individu lui-même une sorte de précipité moral ou de seconde nature, qui lui tient lieu de principe obligatoire, et dont il n’est pas absolument le maître. Ce principe obligatoire adventice, ce précipité moral, s’accroît de toute la rigueur et de toute la régularité avec laquelle fonctionnent les institutions sociales. La sévérité des lois, celle des peines attachées à leur infraction, le zèle et la vigilance que met l’Etat à faire respecter les premières et à appliquer les secondes, déterminent pour une part considérable l’idéal moral de l’individu et la valeur autoritative de cet idéal. On a vu tel crime monter ou descendre dans l’échelle morale d’un peuple, paraître plus ou moins répréhensible, suivant que la législation se montrait plus rigoureuse ou plus tolérante à son égardg.
g – Ainsi en Angleterre, au xviiie siècle, le braconnage était puni de mort : il paraissait plus grave que le duel qui ne l’était pas. — Ainsi encore, actuellement, la débauche chez l’homme est excusée parce que la loi la protège en interdisant la recherche de la paternité, au lieu qu’elle est rigoureusement, flétrie chez la femme. Et ainsi de suite.
Il serait facile de montrer que ce qu’on appelle la conscience religieuse, se forme et se déforme par un développement parallèle à la formation et à la déformation de ce qu’on appelle la conscience morale, et sous l’action des mêmes causes. Dans les religions d’État, par exemple, soumises au jugement de l’ordre séculier, l’hérésie doctrinale devient naturellement l’objet d’une réprobation plus grave que dans les Églises indépendantes, parce qu’elle y est assimilée à un crime et punie comme telle. Les Églises indépendantes, à leur tour, exercent dans leur sein une discipline dont l’influence devient prépondérante dans la conception que se font leurs membres des devoirs religieux.
VI) Cette autorité trouve dans l’opinion, la coutume et la tradition, des appuis collectifs intérieurs puissants.
Et nous sommes loin d’avoir tout dit. A côté des appuis collectifs extérieurs qui renforcent dans la conscience individuelle l’autorité des commandements moraux et religieux, il y a des appuis collectifs intérieurs qui ne sont pas moins actifs. Dans le domaine moral et religieux il n’est pas peut-être d’autorité plus incontestable, plus importante, plus contraignante que celle de l’opinion publique. Elle est d’autant plus considérable qu’elle est plus insaisissable. Elle est partout et nulle part ; on ne sait où la prendre pour la vaincre ; elle se dérobe à la lutte ouverte et procède par l’étouffement. C’est elle qui dirige ordinairement les hommes dans les cas innombrables qui échappent à la juridiction des lois. La crainte du « qu’en dira-t-on » pèse d’un poids souverain dans la balance des décisions morales et, même inconsciemment, tient lieu de conscience aux plus indépendants. C’est que le besoin d’être compris et approuvé par les autres est inné à la nature humaine. La solitude morale et religieuse est un supplice intolérable pour l’homme, qu’une pente naturelle incline à chercher dans ses semblables des juges et des témoins approbateurs de ses actions. De là vient, chez tous les peuples, la puissance incalculable et parfois suprême de la coutume.
La coutume réunit, en effet, dans un organisme conventionnel la somme des jugements devenus habituels, et son crédit sur les âmes grandit de l’unité complexe dont elle est composée. Elle exprime dans toute sa force la dépendance fatale, souvent tragique, dans laquelle se trouve l’individu vis-à-vis de la collectivité. Elle réalise un consentement général formé d’une multitude d’abdications partielles. Elle résulte de la remise au grand nombre des appréciations particulières que l’homme isolé n’a ni la force, ni la certitude d’émettre lui seul.
Quand cette dépendance franchit les bornes de la génération vivante, et qu’elle s’étend aux générations antérieures, elle s’aggrave encore et prend le nom de tradition. La puissance traditionnelle joue un rôle immense, presque souverain, dans l’histoire morale et religieuse de l’humanité ; et l’on peut affirmer sans risque d’erreur, que le plus grand nombre des impératifs qui président à notre vie et à nos conceptions, nous viennent de cette source. Le catholicisme, sans doute, était fixé sur ce point quand il formula la règle : « Quod semper, quod ubique, quod ab omnibus creditum est. » Et s’il a pu étendre son empire si rapidement, durant de si longs siècles, sur tant de consciences humaines, et s’il le maintient encore, c’est qu’il avait trouvé le secret de la conscience elle-même et de son autorité ; c’est qu’il avait pénétré dans le sanctuaire mystérieux de son origine.
L’opinion publique, les institutions politiques, sociales et religieuses qui sont indispensables à l’organisation de la vie commune, l’autorité qu’elles acquièrent par l’habitude et l’hérédité en se reflétant dans l’organisme de la vie individuelle ; la coutume, la puissance presque absolue qu’elle gagne par la tradition, voilà des facteurs énormes dans la formation du contenu de la conscience morale et religieuse. Il est impossible d’en méconnaître la formidable influence. Quiconque voudra la mesurer, s’apercevra bientôt qu’elle est incommensurable, et qu’elle suffit à elle seule, sinon peut-être pour créer, au moins pour entretenir et pour rendre efficaces tous les impératifs de la conscience morale et religieuse actuellement existants.
VII) Cette autorité peut être dite d’obligation et en revêtir la forme lorsqu’elle est perçue par le sujet comme exercée par des personnes ou des volontés personnelles.
Nous irons même plus loin, et nous dirons que pour autant que l’opinion publique, les institutions civiles, les cultes religieux, la coutume et la tradition ne sont pas considérés en eux-mêmes, mais sont pris dans leurs rapports avec des volontés humaines, considérés comme soutenus par des facteurs personnels, ils sont capables d’engendrer un sentiment spécial qui n’est autre que le sentiment de l’obligation. Il nous paraît incontestable que sous cet aspect, c’est-à-dire dans leurs relations avec des personnalités qui les soutiennent et qui les veulent, la tradition, la coutume, l’opinion publique, les règles et les préceptes sociaux, religieux et politiques obligent l’individu. Nous voulons dire par là, qu’il n’y a pas dans leur influence impulsion ou contrainte, action mécanique et nécessaire, mais action morale, libre sollicitation, acquiescement volontaire, conscient et réfléchi. — L’obligation dont ils obligent n’est pas une obligation absolue, mais c’est une obligation. Elle ne nous fait pas sortir de la morale contingente ; mais elle nous fait entrer dans la morale et la moralité proprement dite. Il en faut convenir, l’utilitarisme, appuyé sur les nécessités biologiques et sociales de la vie humaine, est capable sinon de fonder une morale de toutes pièces, au moins de la maintenir et de l’entretenir une fois fondée. Et cela parce qu’il suffit, pour que le phénomène moral se produise, des trois facteurs suivants : 1° un ensemble extérieur de règles et de prescriptions relatives à la conduite, antérieur à l’apparition de l’individu et qui se présente à lui comme nécessaire, comme imposé à sa volonté, précisément parce qu’antérieur à sa volonté ; 2° une reproduction intérieure (au sein même de l’individu) de ces règles et de ces prescriptions extérieures, et antérieures, reproduction dans laquelle l’hérédité, l’éducation et l’habitude jouent un rôle capital, et qui forme en lui une sorte de conscience morale subsidiaire ; 3° une obligation. Et cette obligation se produit chaque fois que ces règles et ces prescriptions de conduite apparaissent à l’individu comme l’expression de volontés personnelles, voulues et soutenues par une ou plusieurs personnalités humaines à lui objectives.
Or l’utilitarisme, tel que nous venons de l’analyser, possède ces trois éléments nécessaires de la morale. Il est donc une morale, ou mieux, il a une morale. Cette morale n’est pas absolue ; c’est une morale contingente, car aucun de ses éléments constitutifs n’est absolu, pas même celui de l’obligation, mais c’est une morale. Nous faisons ainsi à l’utilitarisme en morale une place très large et très importante dont nous reconnaissons sans arrière-pensée le bien-fondé. — Seulement cette place est-elle la place totale et même la place centrale ? C’est la question qui nous reste à résoudre.