Jusques ici, nous n’avons voulu que mettre en évidence les principes, les lois, l’idéal qui sont la sauvegarde et la sanction du monde moral et de la vie de l’homme. Il nous faut maintenant aborder une étude toute nouvelle. Pour comprendre la morale dans toute sa vérité, il faut, en effet, la saisir comme une réalité vécue à tous les moments et sous tous les aspects de la vie humaine. Nous ne connaissons encore que le monde des abstractions et des généralités. S’il nous est arrivé parfois de rencontrer et de retenir un fait particulier, ce n’a jamais été que pour le faire servir à la démonstration du principe abstrait, notre exclusive recherche. Mais maintenant, nous sortirons des généralités pour entrer résolument dans le monde des faits concrets et réels. Les grands organismes sociaux eux-mêmes, nous n’aurons à les étudier que comme des personnalités agrandies et dans le seul intérêt du développement de la personnalité humaine. Cette étude nouvelle appelle donc un nouveau point de vue.
La morale idéale, avec ses abstractions, ses lois générales, ne saurait nous suffire. La théorie doit se faire l’instructeur qui montre les obstacles à surmonter, les secours à saisir, les progrès à réaliser, les luttes à soutenir, afin qu’à tous les moments de notre existence, l’idée morale prenne entière possession de nous-mêmes. Ce n’est qu’en passant que jusqu’ici ces diverses questions ont dû nous occuper. La morale générale, tout en restant notre présupposition, l’axiome nécessaire, ne saurait nous donner le nouveau point de départ, que nous cherchons, il nous faut l’emprunter à la personnalité elle-même.
Si, au lieu de le demander à l’homme lui-même nous l’empruntions au monde moral, aux grands facteurs sociaux, la famille, l’Etat et l’Eglise, on pourrait nous objecter, à juste titre, de ne pas faire à la personnalité humaine sa part. Il faut bien, en effet, le reconnaître, dans nos recherches précédentes, nous avons mis en pleine évidence, nous aimons du moins à le croire, l’idéal de la vertu chrétienne, mais nous ne pouvons pas cependant nous flatter d’être parvenu à une conception complète et définitive de la vie chrétienne, dans ses diverses modifications et dans l’ensemble de son action privée et sociale. Nous ne saurions le prétendre sans oublier que la vie chrétienne ne peut être compréhensible qu’à l’aide de la sanctification. Seule, en effet, cette grâce peut nous élever et nous rendre capables du Royaume de Dieu. Avec elle, l’imitation du Seigneur Jésus pourrait se faire notre point de départ. Nous aurions ainsi l’avantage de mettre immédiatement à profit le résultat de nos études précédentes. Mais, à son tour, la vie chrétienne n’étant que le développement normal de la vie humaine, suppose un développement anormal sans lequel elle reste incompréhensible. Ce développement anormal comprend à son tour, les divers états, les modifications et les transformations qui nous font passer de la vie dans le péché à la vie dans la grâce et précèdent la conversion et la préparent. Cette vie nouvelle, nous aurons à la caractériser, à dire ses moments principaux, les obstacles et les dangers avec lesquels elle doit compter. On le voit donc, la morale spéciale est obligée de suivre une marche inverse à celle qu’à suivie la morale générale.
La morale générale n’avait qu’un seul but, mettre le plus possible en évidence l’idéal à poursuivre. Mais maintenant notre étude aura pour objet le développement de la personnalité humaine. Il faut donc avant toutes choses, nous enquérir des moyens qui nous feront capables de la réaliser et des obstacles à écarter. Pour comprendre la différence de ces deux études, il nous suffira de rappeler qu’il est deux manières d’observer le monde moral. On peut, des hauteurs de l’abstraction, l’embrasser d’un seul regard, le saisir dans l’idéal dont il est le reflet et qu’il impose à notre liberté et, d’après les lois éternelles, décrire le moyen le plus sûr pour l’atteindre. Mais on peut descendre de ces hauteurs, aller à la rencontre du voyageur qui poursuit lentement et péniblement sa voie, se faire son compagnon de route, partager ses peines et ses épreuves, porter avec lui le faix du jour. Est-il nécessaire de le dire ? Le trajet devient alors plus difficile pour celui qui marche haletant et poudreux, que pour celui qui se contente de le faire de haut, de loin, du regard seul et dans le loisir d’une sereine contemplation.
Nous n’avons pas à le dire, la voie que l’on fait à pied, lente et pénible, semble incessamment s’allonger. Il faut à chaque instant revoir des stations déjà connues, des sentiers déjà parcourus et qui semblent ne revenir que pour nous ramener sur nos pas. On le sait également, une science est d’autant plus compliquée, que plus diverses et multiples sont les idées qu’elle embrasse. Et s’il est une science ardue et difficile, c’est à coup sûr celle de la morale. Et comment en serait-il autrement ? La vie humaine, l’objet exclusif de son étude, n’est-elle pas de tous les problèmes celui qui nous trouble et nous passionne le plus ? Il faut donc nous attendre à rencontrer et à revoir les mêmes faits, : mais dans des moments et sous des formes toujours dissemblables. Et toutes les fois qu’ils nous reviendront, au lieu d’effacer les différences, il nous faudra les faire ressortir sans oublier le milieu et les circonstances qui les ramènent. Il nous faudra également accentuer la signification nouvelle que grâce à ce milieu et à ces circonstances, elles auront à revêtir.
Mais pour mieux caractériser les deux morales nous n’avons qu’à dire l’objet immédiat de la morale spéciale :
- Elle doit étudier la vie sous la loi et dans le péché.
- Elle doit décrire cette vie se transformant à l’imitation du Seigneur Jésus.
- Dans une dernière partie, elle expose comment la morale individuelle devient la morale sociale ; ou si l’on aime mieux, comment la morale chrétienne se fait le Royaume de Dieu sur la terre.
Le Royaume de Dieu sur la terre ! Telle est l’inévitable conclusion. Peut-on, en effet, étudier les grands organismes sociaux, sans affirmer l’idéal de la loi morale ? La morale spéciale retrouve donc pour sa conclusion le postulat de la morale générale, la certitude d’un Royaume de Dieu, réalisant à toujours sur cette terre l’idéal de la conscience humaine, après la grande et dernière crise.