Les deux derniers monuments qui nous représentent la vérité de ces faits essentiels dont nous parlons, semblent pouvoir être confondus, tant ils sont unis et enchâssés l’un dans l’autre. La religion et l’État, parmi les Juifs, ne doivent pas être considérés séparément.
Pour ce qui regarde l’établissement de leur état, on peut d’abord supposer toutes ces vérités comme certaines : que les Israélites ont été esclaves en Egypte ; qu’ils en sortirent sous la conduite de Moïse ; qu’ils passèrent par le désert ; que Moïse leur donna des lois qui s’observèrent ensuite parmi eux, et qu’ils chassèrent les Cananéens du pays où ils ont établi leur séjour.
Les ennemis mêmes des Juifs ne contestent pas ces faits, mais ils les déguisent par l’addition de plusieurs circonstances qui sont évidemment fausses. Voici ce qu’en dit Justin après Trogus Pompeius. Il rapporte que les Egyptiens furent tourmentés d’une certaine maladie qui leur causait une démangeaison accompagnée de taches blanches par tout le corps ; qu’ils furent avertis par les dieux de chasser tous ces malades hors de l’Egypte, de peur que les sains ne fussent gâtés de ce mal contagieux ; que Moïse, fils de Joseph, étant le conducteur de ces bannis, déroba les choses sacrées des Egyptiens ; que les Egyptiens se mirent en état de les recouvrer par les armes, mais que les tempêtes qui survinrent les contraignirent de s’en retourner. Tellement que Moïse, étant revenu au pays de Damas, s’empara du mont Sinaï, où étant arrivé, après avoir été travaillé de la famine avec son peuple par les déserts de l’Arabie l’espace de sept jours, il consacra perpétuellement au jeûne le septième jour, qu’ils appellent sabbat, en mémoire de ce que cette journée avait mis fin à leur famine et à leurs voyages. Et parce qu’ils se souvenaient d’avoir été bannis d’Egypte pour la crainte que les autres avaient eue de prendre leur mal, lui-même craignant que ceux du pays ne les eussent en horreur pour la même occasion, fit une loi, par laquelle la fréquentation des étrangers leur était défendue. Cette défense faite premièrement par police, se changea peu à peu en religion. Après la mort de Moïse, son fils Arruas fut fait sacrificateur des Egyptiens, et créé roi incontinent après. Et depuis ce temps-là le pontifical et la royauté ont toujours été joints par la coutume des Juifs. De sorte que mêlant la justice avec la religion, ils ont fait des progrès incroyables.
Cette histoire n’est qu’un tissu de faussetés manifestes. Elle suppose que les Israélites ne sont originairement que les Egyptiens ; ce qui est assez réfuté par le nom même d’Israélites, et par une tradition qui en cela doit être nécessairement véritable. Que Moïse était fils de Joseph ; seconde chimère. Qu’Arruas, fils de Moïse, fut souverain sacrificateur ; troisième erreur. Qu’il fut roi bientôt après, et que depuis ce temps-là la royauté et la sacrificature ont toujours été jointes ensemble ; quatrième fausseté, qui se détruit assez par la chronologie des rois que ce peuple a eus. Que le septième jour mit fin à leur famine et à leurs voyages, parce qu’ils arrivèrent au mont Sinaï, dont ils se mirent en possession ; cinquième erreur assez évidente, puisque les rochers du Sinaï ne pouvaient rassasier la faim des Israélites, et que ce mont ne termina point leurs voyages. Que les Israélites furent bannis de l’Egypte, parce qu’ils étaient infectés de lèpre ; sixième erreur qui a encore moins de fondement que les autres. Comment, tous ceux qui sortirent hors du pays d’Egypte étant lépreux, Moïse se serait-il avisé de faire une loi qui ordonnait que les lépreux seraient séparés des autres Israélites, et mis hors du camp ? Car, comme les Israélites ne campèrent que du temps de Moïse et de Josué, il faut nécessairement penser que cette loi est de ce temps-là.
Cette histoire de Trogus Pompeius est donc fausse : mais, quoique fausse, elle suppose des événements qui sont nécessairement vrais. Il est certain que les Israélites sortirent du pays d’Egypte, et il est évident que ce fut de gré ou de force.
Ce n’est point par quelque sédition et en tumulte qu’ils sortirent, puisqu’ils emportèrent leurs biens, qu’ils emmenèrent leurs troupeaux avec une grande quantité d’or de pourpre, de vaisseaux d’or et d’argent, comme le tabernacle avec ses ornements, et les victimes qu’on égorgeait depuis dans le désert, en furent des marques sensibles et incontestables.
Que si les Israélites sortirent par force, ce ne fut point sans combattre. Ce grand peuple n’aurait pu ni se rassembler des divers quartiers où il habitait, ni emmener ses troupeaux, sans avoir sur les bras les Egyptiens, quelque adresse et quelque diligence qu’on eût employée pour cela.
Que si ce fut à la faveur de quelque victoire remportée sur les Egyptiens que les Israélites sortirent de ce pays, comment n’auraient-ils conservé aucune mémoire de cet important succès ? Est-ce la coutume des Israélites d’oublier des victoires si utiles et si glorieuses ? Cet événement ne méritait-il aucune place dans leur histoire, ni dans leur tradition ?
On voit bien que tout ce qu’on peut imaginer pour éviter de s’en rapporter à l’Écriture des Juifs, se détruit de soi-même. Cependant, si l’on se défie du raisonnement, on peut consulter la pratique et le culte des Juifs. Moïse institua la Pâque, et l’on ne peut douter de la fin de son institution, si l’on considère les cérémonies qui s’y pratiquent. Les Juifs mangèrent la Pâque en habit de voyageurs, un bâton à la main, ayant les reins troussés, et les chandelles étant allumées. D’où vient cela ? Pourquoi Moïse ne leur a-t-il pas plutôt ordonné de manger la Pâque en habit de guerre, étant sous les armes et comme disposés aux combat ? C’est visiblement parce que les Israélites sortirent hors du pays d’Egypte comme des voyageurs qui devaient profiter du congé qu’on leur donnait, et non comme des soldats qui dussent se faire jour au travers de leurs ennemis.
Nous dira-t-on bien pourquoi l’agneau s’appelait la Pâque ou le Passage ? Car ôtez la raison que l’Écriture et la tradition constante des Juifs nous donnent de ce mystère, que nous reste-t-il pour l’expliquer ? Pourquoi consacrait-on à Dieu les premiers-nés d’Israël ? Pourquoi les lévites lui étaient-ils consacrés comme étant les premiers-nés du peuple, sinon pour les faire souvenir que Dieu avait épargné les premiers-nés des Israélites, lorsqu’il fit mourir par la main de son ange les premiers-nés des Egyptiens ?
Conçoit-on bien que Moïse ait pu et voulu instituer des mémoriaux sensibles d’un événement chimérique, d’un événement reconnu pour faux par plus de six cent mille âmes ? Les Egyptiens ayant consenti au départ des Israélites, sans y être forcés par aucun châtiment extraordinaire, établira-t-on un sacrement pour représenter à la postérité que les Israélites ne purent obtenir leur congé qu’après que toute l’Egypte eut été couverte de sang ? Les Israélites étant sortis hors du pays d’Egypte par quelque sédition ou par quelque victoire, pourquoi, au lieu de conserver la mémoire de cet événement, fera-t-on commémoration d’une punition chimérique ? Si, pour se faire honneur, ils veulent attribuer leur délivrance à un secours céleste, ils peuvent feindre que Dieu a combattu pour eux, qu’une infinité d’Egyptiens ont été foudroyés : mais comment s’avisera-t-on de dire qu’il n’y eut que leurs premiers-nés qui perdirent la vie dans cette occasion ? Comment, dans l’institution de la Pâque qu’ils célébrèrent alors pour se souvenir de cet événement, a-t-on fait entrer une cérémonie qui marque que les Israélites ne combattirent point alors, et qu’ils ne firent que se tenir prêts à partir ? Que l’incrédulité en dise ce qu’elle voudra, le bon sens ne nous permettra jamais de supposer tant de bizarrerie et d’impudence en Moïse, et tant de simplicité et de grossière ignorance dans les Israélites sur des choses qu’ils avaient vues.
Les Israélites étant sortis hors du pays d’Egypte, et ayant traversé la mer Rouge, vécurent quarante ans dans le désert, et c’est pour renouveler la mémoire de ce long voyage que fut instituée la fête des Tabernacles, pendant laquelle le peuple se faisait des tentes pour se souvenir de celles dont ses pères s’étaient servis dans le désert. Il est inutile de répéter ici qu’on n’institue pas des mémoriaux d’événements qui sont reconnus pour faux de tout le monde.
Cependant, il est difficile de concevoir ces longues erreurs des Israélites dans le désert, sans considérer ce peuple comme l’objet d’une providence particulière qui veillait à sa conservation. Car si l’on considère la multitude des Israélites, qui étaient en assez grand nombre pour se promettre de déposséder les autres nations, et si l’on se souvient que les Israélites avaient accoutumé de manger du pain et d’être vêtus, on ne pourra concevoir que les Israélites eussent pu subsister dans ce désert vaste et stérile pendant si longtemps, si Dieu n’eût fait pleuvoir le pain du ciel et s’il ne leur eût donné cent autres marques de sa protection.
Enfin, les Israélites célèbrent une autre fête, qu’ils appellent la Pentecôte, par laquelle ils renouvellent la mémoire de l’alliance que Dieu traita avec eux en Horeb sur le mont Sinaï.
Il est faux que les Israélites soient arrivés en ce lieu sept jours après s’être mis en chemin pour y aller. Le terme même de Pentecôte nous marque que cet événement arriva cinquante jours après leur sortie hors du pays d’Egypte.
Il paraît assez, par ce qui a été dit, que le sabbat n’est point destiné à solenniser la mémoire du repos que les Israélites trouvèrent au mont Sinaï ; mais il est certain aussi que le sabbat n’est pas établi sans quelque fondement. Car, comme cela a été déjà remarqué, il y avait sabbat de jours, sabbat d’années, et sabbat de semaines d’années. Le sabbat d’années était d’une assez grande conséquence : on laissait reposer les terres pendant une année. Le sabbat de semaines d’années l’était encore davantage, parce qu’alors les héritages revenaient à leur premier possesseur, etc.
Cette loi paraît d’abord extraordinaire, bizarre, opposée à la politique, contraire au bien général du peuple, et des lévites en particulier, et peu conforme à l’intention du législateur. Elle paraît extraordinaire ; car qui a jamais ouï parler d’un législateur qui ordonne que les terres se reposent de sept ans en sept ans ? Elle paraît contraire à la politique, parce qu’outre qu’elle prive le peuple des fruits d’une année, elle l’expose à être surpris par ses ennemis. Et de fait, Josèphe nous apprend que parmi les Juifs la célébration du sabbat a souvent donné lieu aux avantages que leurs ennemis ont remportés sur eux ; que si l’année, qui suivait l’an de relâche, les ennemis entraient dans leur pays et qu’ils le ravageassent, ils tombaient dans une extrême famine en conséquence de cette loi. Les lévites n’y trouvaient pas mieux leur compte que les autres, puisqu’ils perdaient les décimes d’une année. Enfin, il était à craindre qu’un si long repos n’engageât les Israélites à la paresse, et que, ne sachant que faire pendant l’année de relâche, ils ne tombassent dans la superstition, qui est le fruit ordinaire de l’oisiveté ; ce que Moïse semble avoir craint par-dessus toutes choses, faisant ce qu’il pouvait pour arrêter les Israélites dans le service d’un seul Dieu créateur du ciel et de la terre.
Le dessein de cette institution est donc incompréhensible, à moins que vous ne vous en rapportiez à ce que l’Écriture, la tradition des Juifs et les prophètes vous diront tous d’une voix, qui est que Dieu destina le sabbat à conserver le souvenir du jour auquel il cessa de produire les œuvres que nous voyons. Grand et illustre événement, s’il en fut jamais, et bien digne qu’on s’expose à quelques inconvénients pour en conserver perpétuellement la mémoire !
Ainsi, les incrédules se trouvent pressés et rembarrés de tous côtés. S’ils font difficulté d’attribuer à Moïse le Pentateuque, le Deutéronome nous suffit ; car il contient les faits essentiels qui établissent la divinité de la religion judaïque. S’ils disent que le Deutéronome fut composé par le souverain sacrificateur Hamalkija au temps de Josias, on le leur fait voir contenu essentiellement dans les écrits des prophètes. S’ils se défient des écrits des prophètes et de toute l’Écriture généralement, on les leur montre peints dans la tradition, dans le culte et dans la pratique des Israélites. Et si leur raison résiste, on consulte cette raison, et elle acquiesce d’elle-même au récit que l’Écriture nous fait de ces événements, et les conjectures s’accordent parfaitement avec l’histoire sainte.
Que sera-ce donc maintenant, si, en joignant tous ces rayons de lumière, nous faisons voir ces faits écrits dans le Pentateuque, exprimés dans le Deutéronome, supposés par le décalogue, célébrés dans le cantique de Moïse, faisant si souvent le sujet des actions de grâces de David, supposés dans les prières qu’on adresse à Dieu en Babylone pour le retour du peuple, marqués si souvent et si naïvement dans les écrits des prophètes, faisant dans tous les siècles la confiance des Juifs et la persuasion où ils ont été qu’ils étaient la nation bénite, gravés dans leur souvenir, venus de père en fils, portraits dans leur culte et dans leur pratique, et ayant d’ailleurs une telle connexion avec l’établissement de l’État des Juifs, que, sans cette lumière, on se perd, on s’égare dans l’explication de la naissance et des progrès de cette république.
Que le lecteur prenne la peine d’examiner la chose de près, et surtout d’unir dans son esprit toutes ces différentes circonstances, comme elles l’ont été réellement, et il trouvera qu’il n’y eut jamais de faits si certains que ceux-ci. Il n’y a point de doute ni de difficulté qui ne se perde, dès qu’on unit toutes ces vues. Que les incrédules exercent leur esprit à former des objections, ou à se faire des systèmes ; j’ose m’engager à détruire d’abord toutes leurs spéculations en joignant mes principes. Car si c’est en Israël qu’on a inventé ces faits, comment les a-t-on fait recevoir en Juda ? Si l’on a corrompu l’exemplaire de la loi qui était dans le temple, comment a-t-on corrompu les exemplaires qui étaient entre les mains du peuple, ou parmi les tribus dispersées ? Si c’est Hamalkija qui a supposé ces faits, comment subsistaient-ils du temps de David ? Si la loi a été falsifiée, comment les cérémonies pratiquées parmi les Juifs justifient-elles la loi, et comment la loi justifie-t-elle ces cérémonies ? Si c’est tout d’un coup et à une seule fois que ces faits miraculeux ont été inventés, comment a-t-on fait recevoir des faits inouïs et inconnus, comme étant des faits d’une notoriété publique ? Si c’est successivement qu’on les a inventés, où est le progrès de cette erreur ? Car nous trouvons que les derniers ne rapportent aucun fait essentiel qui regarde Moïse, que nous ne trouvions dans les plus anciens. Si vous concevez le soupçon que les écrits des prophètes pourraient tous avoir été falsifiés en même temps que la loi de Moïse, d’où vient la diversité du style ? Juda et Israël ont eu leurs prophètes. Si vous tenez pour suspecte la foi des historiens sacrés, pouvez-vous vous défier de ce que vous disent en passant les prophètes, de ce qui est dit comme sans dessein dans les Psaumes, de ce que des écrivains si anciens marquent comme étant connu de tout le monde, et dans des endroits où l’on ne s’aviserait point d’insérer artificieusement des faits chimériques ? Si vous craignez que Salomon n’ait supposé la loi, voyez que Jéroboam, ennemi mortel de la race de Salomon, et qui avait un intérêt si considérable à empêcher le peuple d’aller adorer en Jérusalem, bien loin de faire apercevoir le peuple de cette supposition pour son intérêt, reconnaît lui-même cette loi.
On ne peut douter que Moïse n’en ait laissé des mémoriaux et des monuments dans les cérémonies qu’il a pratiquées. Le tabernacle subsiste du temps de David et de Salomon. Il y a des lévites établis par Moïse qui font le service divin. L’arche de Dieu produisant de leur temps, et même après eux, des miracles qui se trouvent marqués dans des hymnes qui ont été conservées aussi bien que dans l’histoire des Juifs, était, à l’égard de David et de Salomon, un gage éclatant et perpétuel des miracles que Dieu avait faits par le ministère de Moïse.