[Sources : Les Lettres de saint Cyprien, édit. Hartel. Le traité anonyme Ad Novatianum, dans l’édition de saint Cyprien de Hartel, tom. III, ou P. L., III. — Travaux : Les travaux sur Novatien et sur saint Cyprien, et en particulier : P. Batiffol, Etudes d’histoire et de théologie positive, 3e édit., Paris, 1904. L. Chabalier, Les Lapsi dans l’Église d’Afrique au temps de saint Cyprien, Lyon, 1904. A. d’Alès. L’édit de Calliste, ch, x.]
Ces nouvelles difficultés furent occasionnées par la persécution de Dèce. Commencée au début de l’année 250, elle provoqua dans l’Église d’Afrique de nombreuses et lamentables défections. Beaucoup de chrétiens, obéissant aux ordres de l’empereur, sacrifièrent en effet aux idoles (sacrificati) ; d’autres, pour se couvrir, achetèrent à prix d’argent ou obtinrent de la complaisance de certains commissaires des certificats attestant qu’ils avaient sacrifié, bien qu’ils s’en fussent abstenus : on les appela libellatiques (libellatici).
Cependant une détente ne tarda pas à se produire, vers la fin de l’année 250, dans la rigueur des poursuites. La tempête n’était pas encore complètement apaisée, que déjà les lapsi des diverses catégories assiégeaient les confesseurs et martyrs, pour obtenir d’eux des billets de communion (libelli pacis) qu’ils pussent présenter aux prêtres, afin d’être immédiatement réconciliés avec l’Église. Or, parmi les confesseurs, s’il en était d’admirables, il en était aussi d’équivoques et d’imprudents, distribuant sans discrétion les billets de réconciliation, et prétendant se substituer à l’évêque ou du moins lui forcer la main dans la conduite à garder vis-à-vis des apostats.
C’est alors qu’intervint saint Cyprien. Éloigné de son Église par la persécution (250-printemps de 251), il continuait cependant à la gouverner par ses lettres. Deux questions se posaient à lui : premièrement, l’Église pouvait-elle et devait-elle absoudre les lapsi du crime d’apostasie, comme Calliste avait absous les adultères et les fornicateurs, et à quelles conditions ? Deuxièmement, quelle autorité et quel rôle revenaient aux martyrs et aux confesseurs dans cette œuvre de réconciliation ?
Dans les lettres écrites de son exil, saint Cyprien ne traite pas ex professo la première question : il en renvoie la solution complète à plus tard, au moment où la paix religieuse permettra de réfléchir et d’aviser (Ep. xv).
Il laisse cependant entrevoir qu’il regarde la réconciliation des lapsi comme possible et peut-être opportune : il recommande aux prêtres et aux diacres d’entretenir et de réchauffer la confiance des coupables dans la miséricorde de Dieu. Bien plus, il décide que si un failli a reçu un billet de communion des martyrs et se trouve en danger de mort, on lui fera faire, sans attendre le retour de l’évêque, l’exomologèse entre les mains d’un prêtre, ou même, à défaut de prêtre, d’un diacre, et qu’on lui imposera la main, afin qu’il vienne à Dieu dans la paix que les martyrs ont demandée pour lui (Ep. xviii, 1). Mais ce que saint Cyprien ne veut pas, ce qu’il réprouve absolument, c’est que, sur la simple recommandation des martyrs et la vue de leur billet de réconciliation, sans pénitence préalable, sans exomologèse et sans imposition de la main de l’évêque, on admette à la communion les lapsi bien portants (Ep. xvi, 2). Il voit là un abus qu’il ne saurait tolérer.
Quant aux droits des martyrs en cette affaire, il ne leur en reconnaît qu’un, celui de recommander à l’évêque les lapsi et de solliciter leur réintégration, mais sans pouvoir l’exiger ni, à plus forte raison, l’opérer eux-mêmes. Encore veut-il que dans leurs libelli pacis ils mentionnent non des groupes de personnes en bloc, mais des personnes distinctes, désignées par leur nom, et qui aient déjà fait une pénitence à peu près suffisante (Ep. xv, 4).
Ces décisions de l’évêque de Carthage, encore que provisoires, ne furent pas naturellement du goût de tous les intéressés. Certains confesseurs devinrent plus arrogants que jamais ; les lapsi, réclamant leur réconciliation non plus comme une faveur, mais comme un droit, provoquèrent en quelques villes de véritables émeutes, et trouvèrent dans le clergé des complaisants qui accueillirent leurs prétentions. Il fallut que saint Cyprien rappelât qu’il appartient aux évêques de gouverner l’Église. En même temps, il écrivit au clergé de Rome, alors privé d’évêque depuis le martyre de saint Fabien (20 janvier 250), pour lui exposer sa manière de voir en cette question, et lui demander de l’appuyer en la partageant (Ep. xx, 3 ; xxvii).
La réponse du clergé romain, rédigée par Novatien, fut telle que saint Cyprien la souhaitait. C’est la lettre xxx. On y déclarait suivre à Rome, vis-à-vis des lapsi, une conduite analogue à celle de l’évêque de Carthage. On ne les abandonnait pas, mais on tâchait de leur faire comprendre la gravité de leur faute, et on exigeait d’eux la pénitence (6). Pour ceux qui étaient en danger de mort, après leur avoir fait faire autant que possible l’exomologèse, on venait à leur secours : caute et sollicite, Deo ipso sciente quid de talibus faciat, et qualiter iudicii sui examinet pondera, nobis tamen anxie curantibus ut nec pronam nostram improbi homines laudent facilitatem, nec vere paenitentes accusent nostram quasi duram crudelitatem » (8). Et une autre lettre du même clergé nous dit qu’on les recevait à communion (Ep. viii, 2). Quant aux confesseurs ou martyrs, on leur refusait le droit de réconcilier eux-mêmes les lapsi (Ep. xxvi, 2) ; tout au plus leur permettait-on de solliciter pour eux la paix.
Novatien et ses collègues approuvaient donc, en somme, les vues de saint Cyprien. Elles furent solennellement consacrées par le concile qui se réunit à Carthage au mois d’avril 251, après le retour de l’évêque, et qui compta nombre de prélats.
[On peut remarquer seulement : 1° qu’il n’est pas question dans la lettre romaine de l’imposition de la main pour la réconciliation des lapsi, sans qu’on puisse d’ailleurs conclure de ce silence qu’elle n’eût pas lieu ; 2° qu’on y montre moins de confiance qu’en Afrique en l’efficacité du pardon octroyé par l’Église (rappelons-nous que c’est Novatien, un rigoriste, qui a tenu la plume) ; 3° enfin qu’on y accorde moins d’importance au privilège des martyrs.]
Les décisions furent les suivantes. On ne tiendrait aucun compte des libelli pacis accordés par les martyrs, et le cas de chacun des lapsi serait examiné en particulier. Il fallait distinguer les libellatici des sacrificati. Les premiers, moins coupables, seraient admis un à un à la réconciliationa. Les seconds devraient faire pénitence toute leur vie, mais ils seraient réconciliés à la mort, afin qu’ils s’en allassent avec la consolation de la paix et de la communion : « illis, sicut placuit, subvenitur ». « Sacrificatis in exitu subveniri… cum solacio pacis et communicationis abscedit (Ep. lv, 17). » Non que l’on voulût par là préjuger le jugement de Dieu : car lui-même apprécierait si la pénitence a été suffisante et sincère, et confirmerait ou amenderait la sentence de l’Église. Quant à ceux qui refuseraient d’accomplir l’exomologèse, ils ne seraient pas réconciliés même à la mort, et quand même alors ils le demanderaient, parce qu’il est à croire que la crainte seule et non le repentir les ferait agir. Enfin les clercs, évêques, prêtres ou diacres lapsi seraient déposés, et réduits ainsi au rang des laïcs, s’acquitteraient de la pénitence commune, sans espoir de recouvrer leur charge : décision, remarque saint Cyprien, qui avait été prise par le pape Cornélius et les évêques du monde entier. (Ep. lxvii, 6 ; cf. Eusèbe, Hist. eccl., 6.43.10.)
a – Ep. LV, 14-17 : « examinatis causis singulorum, libellaticos interim admitti. »
Le concile qui décréta ces mesures fut clos en juin 251. Mais les mécontents n’avaient pas attendu ce moment pour s’organiser. Ils s’étaient groupés autour du prêtre Novat et du diacre Félicissime, tous deux fort opposés à saint Cyprien. Excommunié par lui, Novat se rendit à Rome et s’attacha au prêtre Novatien qui paraissait devoir succéder, comme évêque de Rome, au martyr Fabien. Son attente fut trompée : le choix des électeurs se porta sur Cornélius (5 mars 251). Novatien, aigri, rallia autour de lui quelques prêtres et une partie du peuple et des confesseurs ; Novat s’agita en sa faveur, et un schisme se produisit. Novatien, consacré évêque par trois prélats dissidents, commença à organiser son église.
Il semble, d’après les précédents, que le parti de Novatien dût, sous l’influence de Novat, se prononcer pour une indulgence vis-à-vis des lapsi plus large que celle de saint Cyprien et de son concile. Ce fut le contraire qui arriva. Novatien avait des tendances rigoristes — on en trouve des traces dans la lettre xxx écrite par lui — et il les fit prévaloir. Il déclara qu’il était illicite de communiquer avec les idolâtres, c’est-à-dire les lapsi ; qu’il ne fallait pas leur accorder la pénitence, ni, s’ils en accomplissaient d’eux-mêmes les exercices, leur octroyer le pardon même à la mort ; que cette pénitence d’ailleurs était vaine et impuissante à les sauver, attendu qu’il ne leur restait aucun espoir de paix et de miséricorde. Ainsi Novatien enseignait que l’apostasie était une faute que l’Église ne pouvait remettre, et que Dieu même, semble-t-il, ne pardonnait pas. Et cependant il ne paraît pas être revenu en arrière, ni avoir contesté la légitimité du pardon accordé aux moechi, puisque saint Cyprien en tire contre lui un argument dans sa lettre lv, 20, 26, 27.
L’erreur de Novatien avait été condamnée d’avance au concile de Carthage : elle le fut de nouveau dans un concile de Rome tenu en l’automne de 251, et qui réunit, dit Eusèbe (Hist. eccles., vi, 43, 2), soixante évêques. L’antipape fut excommunié.
L’ensemble du monde chrétien, sauf de rares exceptions, adhéra à cette condamnation. Mais Novatien travailla si bien qu’il parvint à se maintenir, et à fonder un peu partout des communautés chrétiennes partageant son erreur. Elles subsistèrent longtemps et vécurent côte à côte avec les communautés catholiques, possédant comme elles leur hiérarchie d’évêques, de prêtres et de diacres, partageant souvent leurs persécutions pour la foi, et n’en différant d’ailleurs que sur le point précis de la pénitence.
Elles semblent du reste avoir bientôt poussé plus loin que Novatien lui-même les conséquences de son rigorisme. Novatien, on l’a vu, refusait le pardon aux lapsi, mais il l’accordait aux fornicateurs et aux adultères. Un jour vint où, les persécutions ayant cessé ou étant suspendues, il ne se trouva plus d’apostats, et où le schisme, par conséquent, n’eut plus de raison d’être. On continua alors de le justifier en renforçant ses tendances, et en déclarant que tous les péchés ad mortem, y compris la fornication et le meurtre, échappaient au pouvoir de réconciliation de l’Église. C’est ce qui ressort du traité De paenitentia (i, 2, 5 ; 3, 10) de saint Ambroise, des lettres de saint Pacien à Simpronianus, des Quaestiones ex veteri et novo Testamento du pseudo-Augustin. Saint Pacien ramène la doctrine des novatiens à ceci : « Quod post baptismum paenitere non liceat, quod mortale peccatum Ecclesia donare non possit, immo quod ipsa pereat recipiendo peccantes. » Les témoignages de Philastrius (De haeresibus, 82), de saint Augustin (De haeresibus, 38), de Socrate (Hist. eccl., i, 10 ; vii, 25), de Théodoret (Haeretic. fabul, iii, 5) et de saint Nil (Epist., lib. iii, 543) sont concordants.
Abstraction faite cependant des précieux détails qu’ils nous ont valus sur la discipline pénitentielle, deux avantages dogmatiques résultaient des conflits que nous venons d’exposer : d’une part, une conscience plus nette pour l’Église de son pouvoir de pardonner universellement tous les péchés quels qu’ils fussent ; d’autre part, la claire vue que la hiérarchie ecclésiastique est seule dépositaire de ce pouvoir, et qu’elle ne relève que d’elle-même dans l’application qu’elle juge bon d’en faire. Cette hiérarchie avait déjà triomphé, dans l’affirmation de ses droits, des prétentions de la spéculation et de l’illuminisme incarnés dans les gnostiques et les montanistes ; elle triomphait maintenant des prétentions de la fausse sainteté représentée par certains confesseurs et par les rigoristes outrés. Saint Cyprien avait mis toute son énergie et toute sa science à assurer ce triomphe. Il n’allait pas être aussi heureux dans la question du baptême des hérétiques.