Les deux courants, religieux et philosophique néoplatonicien, signalés plus haut se retrouvent dans la théodicée de saint Augustin. Il a proposé, dans ses ouvrages, les diverses preuves de l’existence de Dieu, la preuve téléologique, la preuve métaphysique, mais celles qu’il préfère et auxquelles il revient plus volontiers sont la preuve qui se tire de la gradation des perfections qui se manifestent dans le monde, et celle qui se tire des idées nécessaires, ou preuve psychologique. Dans le monde, nous voyons des êtres plus ou moins bons, mais muables et imparfaits ; comment les jugerions-nous plus ou moins bons si ce n’est par comparaison avec le souverain bien auquel ils participent plus ou moins et dont nous avons l’idée : « Quapropter nulla essent mutabilia bona, nisi esset incommutabile bonum (De trinit., 8.3). » D’autre part, l’homme est supérieur à tout ce qui l’entoure, et dans l’homme la raison est ce qu’il y a de plus élevé. Mais cette raison elle-même est dominée par des idées, des principes nécessaires, immuables, éternels, supérieurs à elle puisqu’elle ne les crée point. Cette vérité qui s’impose ainsi à l’âme et qui l’éclaire, c’est Dieu. Cette preuve, on s’en rend compte, peut verser aisément dans l’ontologisme, si elle est mal présentée, et l’on trouve en effet dans saint Augustin des textes qui paraissent favoriser cette erreur, aussi bien que celle de l’innéisme. Cependant un examen plus attentif montre que notre docteur a évité ces écueils. Il a eu seulement le tort de ne pas pousser ses preuves assez loin, et de conclure trop aisément de l’idée à l’existence de son objet.
[Schwane, Hist. des Dogmes (trad. Degert). Il y a dans la doctrine de saint Augustin un parallélisme frappant. De même qu’il n’admet pas que nous puissions, sans la grâce, faire un acte même moralement bon, il n’admet pas que nous puissions, sans un secours intellectuel de Dieu, distinct de notre raison, percevoir les vérités même naturelles.]
Quant à ses vues sur les attributs de Dieu, sur sa simplicité, son éternité, son immensité, elles sont d’une profondeur admirable. En même temps qu’il saisit Dieu par le cœur comme souverain bien, saint Augustin le saisit aussi par l’intelligence pure comme la première vérité, le premier être et la première vie. C’est une conception toute philosophique qu’il pliera aux exigences du dogme, mais qui restera chez lui fondamentale. Elle l’amènera, dans son exposé trinitaire, à prendre un point de départ différent de celui de la théologie grecque, et à insister, plus que celle-ci ne l’avait fait, sur l’intimité et l’immanence des processions divines.
Bien que saint Augustin, en effet, ait bataillé contre les ariens, et écrit contre eux quelques ouvrages de polémique, il aime à approfondir le mystère de la Trinité en quelque sorte pour lui-même et en dehors de toute controverse. Dans son exposé, il part non du Père comme source des deux autres personnes, mais de la nature divine une et simple qui est Trinité : « Unus quippe Deus est ipsa Trinitas, et sic unus Deus quomodo unus creator. » Ce Dieu un est Père, Fils et Saint-Esprit. Le subordinatianisme est ainsi ruiné par la base, tout ce qui est dit de Dieu étant dit de toutes et de chacune des personnes qui sont ce Dieu. Cette nature divine, que l’évêque d’Hippone appellerait plus volontiers une essence qu’une substance, est individuelle et déterminée : elle est numériquement identique dans les trois personnes qui la possèdent. Bien plus, elle n’est pas un quatrième terme s’ajoutant aux trois personnes : elle est chacune d’elles, ou plutôt chacune de ces personnes est cette nature même considérée sous un certain aspect, et la Trinité n’est que cette nature considérée dans la totalité de ses aspects. De cette unicité et identité de nature dans les trois personnes, saint Augustin tire les conséquences suivantes : 1° Ces personnes n’ont ad extra qu’une seule volonté et une seule opération : « Ubi nulla naturarum nulla est diversitas voluntatum » ; et le saint docteur en prend occasion de réformer la théorie des théophanies présentée par ses devanciers. Ce n’est pas le Verbe seul qui a apparu, mais toute la Trinité, mais Dieu ; et il l’a fait non par lui-même, mais par des anges qui parlaient et agissaient en son nom, et, sous des apparences sensibles, se manifestaient aux hommes. 2° Dans l’incarnation du Fils, l’acte qui a uni le Fils avec la nature humaine et qui l’a ainsi envoyé dans le monde est le fait de toute la Trinité. 3° Chacune des trois personnes est autant que les deux autres et que la Trinité entière, car elle possède la totalité de la nature divine et est Dieu qui comprend aussi les deux autres personnes : « Tantus est solus Pater, vel solus Filius, vel solus Spiritus sanctus quantus est simul Pater et Filius et Spiritus sanctus. » C’est la circumincession : « semper in invicem, neuter solus ». 4° Tout ce qui se rapporte, en Dieu, à la nature, et qui exprime quelque chose d’absolu doit être énoncé au singulier, puisque la nature divine, sujet de cet absolu, est unique.
Saint Augustin, au contraire des Grecs, a donc, en tète de son exposé trinitaire, affirmé que Dieu est rigoureusement un, et a tiré les conséquences de son affirmation. Ceci fait, la difficulté était d’éviter le modalisme et d’expliquer la pluralité réelle des personnes. Qu’est-ce donc que ces personnes qui sont réellement distinctes, et qui cependant ne divisent pas l’unité et la simplicité divine ? Le saint docteur répond par la théorie des relations. Ces personnes sont des relations, relations qui ne se confondent pas avec la substance ou la nature, puisqu’elles ne sont pas quelque chose d’absolu, mais qu’on ne saurait non plus traiter d’accidents, parce qu’elles sont essentielles à la nature, éternelles et nécessaires comme elle : « Non secundum substantiam haec dicuntur quia non quisque eorum ad seipsum, sed ad invicem atque ad alterutrum ista dicuntur : neque secundum accidens, quia et quod dicitur Pater et quod dicitur Filius aeternum atque incommutabile est… Hoc non secundum substantiam dicuntur, sed secundum relativum ; quod tamen relativum non est accidens, quia non est mutabile. » Ainsi le Père est dit tel ad Filium, le Fils ad Patrem, et le Saint-Esprit ad Patrem et Filium. Quant au mot personne, on l’a employé, faute d’un autre, dans le langage trinitaire pour signifier trois distincts ; mais on doit d’ailleurs, comme tous les autres, l’entendre de Dieu d’une façon analogique : « Tres utique sunt… Tamen cum quaeritur quid tres, magna prorsus inopia humanum laborat eloquium. Dictum est tamen tres personae, non ut illud diceretur, sed ne taceretur. (De trinit. 5.10 ; 8.8-9 »
Il est inutile d’exposer les vues de saint Augustin sur la génération du Fils ; elles ne font que reproduire ce qui avait été dit avant lui ; mais il est fort important de remarquer qu’il a été le premier à enseigner nettement, et en raisonnant son enseignement, la procession du Saint-Esprit a Filio : « Non possumus dicere quod Spiritus sanctus et a Filio non procedat : neque enim frustra idem Spiritus et Patris et Filii Spiritus dicitur ». Est-ce donc que le Saint-Esprit a deux principes, le Père et le Fils ? Non : l’action de produire le Saint-Esprit est commune au Père et au Fils, comme celle de créer est commune aux trois personnes, et dès lors ils ne sont qu’un seul principe du Saint-Esprit : « Fatendum est Patrem et Filium principium esse Spiritus sancti, non duo principia ». Ce qui n’empêche pas le Saint-Esprit de procéder du Père principaliter, parce que c’est le Père qui donne au Fils, avec sa substance, la vertu de produire le Saint-Esprit. Quant à dire ce qu’est cette procession, et en quoi elle diffère de la génération du Fils, c’est de quoi saint Augustin se déclare incapable : il y a là un mystère que nous ne connaîtrons qu’au ciel.
Ainsi donc les personnes divines sont des relations, et tout ce qui n’exprime pas une relation en Dieu leur est commun. Le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont sagesse, encore que ce mot soit dit plus spécialement du Fils. De même, ils sont charité, bien que ce titre convienne plus particulièrement à l’Esprit-Saint.
Il n’est pas nécessaire d’insister pour montrer combien saint Augustin, dans toutes ces explications, dépasse ses devanciers. Il les dépasse encore par les recherches qu’il fait, dans le monde créé, des analogies de la Trinité. Victorin l’avait sans doute précédé dans cette voie, mais l’évêque d’Hippone a singulièrement élargi ses aperçus, et a vraiment préludé, sur ce sujet, aux spéculations ultérieures des scolastiques. Les livres ix à xv du De trinitate sont consacrés à développer ce thème. L’auteur retrouve l’image de la Trinité dans l’âme humaine qui se connaît et qui s’aime : mens, notitia, amor : « Haec tria unum atque una substantia » (lib. ix, 18) ; — dans la mémoire, l’intelligence et la volonté (lib. x) ; — dans l’objet vu, la vision et l’attention du spectateur (lib. xi) ; — dans l’intelligence des enseignements de la foi, le souvenir que l’on en garde, et l’effort que l’on fait pour se les rappeler (lib. xiii) ; — enfin dans le souvenir, la connaissance et l’amour de Dieu, car c’est alors surtout que l’âme, naturelle image de Dieu par les trois facultés de mémoire, d’intelligence et de volonté, le devient plus encore par la pensée de Dieu qui vit en elle (lib. xiv). Le livre xv résume les précédents, et il semble, à un moment, que saint Augustin y veuille entreprendre une démonstration rationnelle de la Trinité ; mais on n’y trouve que de simples analogies.