On sait qu’en 1883 a été publiée pour la première fois par le métropolitain Bryennius, de Nicomédie, une œuvre ecclésiastique fort ancienne, connue jusqu’alors seulement par des allusions et intitulée : Enseignement (Didachè) des douze apôtres, avec ce sous-titre : Enseignement du Seigneur aux Gentils par le moyen des 12 apôtres, d’où le nom abrégé de Didachè, qui lui a été donné.
De Muralt en a donné une traduction dans la Revue de th. et de ph. de 1884. La même année, une excellente édition du texte, avec traduction allemande, notes abondantes et riches Prolégomènes, a été publiée par Harnack.
Les opinions sont encore très partagées sur la date de l’ouvrage. Bryennius pense qu’il a été écrit entre 140 et 160 ; Hil. genfeld et Bonet-Maury, dans la 2de moitié du 2d siècle ; « Lightfoot, dit le quaker Backhouse (p. 219), la plupart des critiques anglais et un certain nombre de critiques allemands, entre 80 et 100. » Backhouse le met peu après 99, entre l’Epître de Clément Romain, le Pasteur d’Hermas, l’Ep. à Barnabas, d’un côté, et, de l’autre, la lettre de Pline, qu’il estime être de 103. Paul Sabatier croit l’ouvrage de l’an 70 ; de Pressensé, de la fin du siècle. De Muralt le rapporte à la 1re moitié du 2d siècle. Harnack le place entre 120 et 165 et, si l’on maintient la date attribuée encore par la plupart des savants à la rédaction du Pasteur d’Hermas, entre 140 et 165. Il le regarde comme postérieur à l’Ep. de Barnabas, tandis que Funk, Zahn et de Pressensé sont, comme Backhouse, d’un avis opposé.
Le corps de la Didachè se divise en 2 parties. L’une, morale, se rapporte aux grands devoirs de l’amour de Dieu et du prochain (ch. I-VI). L’autre, ecclésiastique, concerne le baptême, les jeunes, la prière quotidienne, les prières de la cène (ch. VII-X) ; les devoirs à l’égard de ceux qui enseignent la Parole de Dieu, et des frères itinérants (ch. XI-XIII) ; la conduite à tenir au sein de chaque communauté : célébration dominicale de la cène, devoirs à l’égard des supérieurs de la communauté, discipline et paix fraternelle, (ch. XIV et XV). C’est le ch. XIV relatif à la célébration dominicale de la cène, qui doit surtout attirer notre attention, et le voici traduit littéralement :
« 1° Le dimanche du Seigneur, vous étant assemblés, rompez le pain et rendez grâces, après avoir confessé vos fautes, afin que votre sacrifice soit pur. 2° Mais que tout homme qui a un différend avec son compagnon, ne s’adjoigne pas à vous avant qu’ils soient réconciliés, de peur que votre sacrifice ne soit profané ! 3° Car voici la propre parole du Seigneur : « En tout lieu et en tout temps, il faut m’offrir un sacrifice pur ; car je suis un grand roi, dit le Seigneur, et mon nom est admirable parmi les nations. »
Les premiers mots du chapitre sont déjà fort intéressants. D’abord on y voit, comme dans Ignace, le mot κυριακή originairement un adjectif, devenu un substantif pour désigner le dimanche. Ici encore l’auteur juge superflu d’ajouter ἡμέρα. En outre, il y a κατά κυριακήν Κυρίου, c’est-à-dire, ainsi que nous avons traduit, le dimanche du Seigneur. Pléonasme, dit simplement Harnack ; oui, mais très significatif, et encore plus saillant en grec qu’en français, car les mots κυριακός et Κυρίου sont de la même langue et de la même racine, tandis que les racines du mot dimanche et le mot Seigneur appartiennent à des langues différentes, dont l’une morte et l’autre vivante. Ne dirait-on pas que le mot κυριακή, avec le sens de Jour du Seigneur, était déjà devenu tellement courant que l’auteur éprouvait le besoin d’en rappeler la racine pour accentuer l’idée du Seigneur dans la signification de ce mot ?
Evidemment l’auteur ne se proposait point d’énumérer dans ce petit chapitre tout ce qu’il aurait pu dire sur la célébration du dimanche. On ne saurait donc rien conclure de son silence à l’égard des chants en l’honneur de Christ, dont il est parlé dans la lettre de Pline, ou de la lecture des Saintes-Écritures, mentionnée dans l’Apologie de Justin et ailleurs. L’auteur ne parle du dimanche que pour faire une recommandation au sujet de la communion qui y était célébrée, et cette recommandation est de la plus haute importance : elle est toute morale, toute spirituelle, s’inspirant même de Matthieu 5.24, comme le remarque Harnack. Ce qui cependant ressort bien du chapitre, c’est que le dimanche était un jour de communion et même le jour par excellence de la communion. Mais on ne saurait guère aller plus loin sur ce point. Il y avait alors vraisemblablement une grande variété entre les Églises pour l’époque de la célébration de la cène, comme on peut en juger par ce qui se passait encore du temps d’Augustin. Après avoir parlé du baptême, de la cène, des fêtes commémoratives de la Passion, de la Résurrection, de l’Ascension, et de la Pentecôte, comme étant célébrées partout, il écrit à Januarius (Ep. 118) : « Mais à d’autres égards, il y a variété d’usages suivant les localités et les régions. Ainsi les uns jeûnent au jour du sabbat et les autres, non ; les uns communient chaque jour au corps et au sang du Seigneur et les autres, à certains jours déterminés. Ici aucun jour n’est laissé sans offrande (quo non offeratur) ; là, c’est seulement le sabbat et le dimanche ; ailleurs, seulement le dimanche. A tous ces égards et à d’autres, il y a liberté et, sous ce rapport, la meilleure règle pour le chrétien sérieux et prudent est d’agir comme l’Église dans laquelle il se trouve. »
La haute spiritualité morale de l’exhortation de la Didachè ressort vivement si l’on compare cette exhortation à ce qu’elle est devenue au ive siècle dans le texte des Constitutions apostoliques. On a reconnu en effet que leur 7e livre avait été rédigé entre 340 et 380, c’est-à-dire à l’époque, ou à peu près, de la grande Recension apocryphe des Epîtres d’Ignace. « L’ancien auteur, dit Harnack, avait surtout fait deux recommandations : 1° qu’il y eût une confession des péchés avant chaque célébration de l’eucharistie ; 2° que personne ne communiât sans s’être réconcilié avec son frère, afin que le sacrifice offert à Dieu fût pur. L’auteur des Constitutions a laissé de côté ces recommandations, transformé la confession des péchés en une prière d’action de grâces pour les bienfaits de Dieu et rapporté exclusivement le sacrifice au sacrement, qui par l’action de grâces devient un sacrifice pur. Le culte était donc devenu si extérieur que le réviseur voulait épargner à ses lecteurs la vieillerie des conditions morales, sans lesquelles le culte ne saurait plaire à Dieu ! »
Deux lignes de la Didachè réclament en second lieu notre attention, bien qu’indirectement. C’est le commencement du ch. VIII : « Que vos jeûnes ne coïncident pas avec ceux des hypocrites, car ils jeûnent le lundi et le jeudi (δευτέρᾳ σαββάτων καὶ πέμπτῃ) ! Vous, jeûnez le mercredi et le vendredi (τετράδα καὶ παρασκευήν) ! — « C’est ainsi, dit Harnack, que la Didachè nous fournit le 1er témoignage certain sur les jeûnes du mercredi et du vendredi, et en même temps, si l’on tient compte aussi du ch. XIV, le plus ancien témoignage sur l’organisation ecclésiastique de la semaine. Il est d’autant plus surprenant et plus remarquable qu’il ne soit pas encore question dans cet écrit des jeûnes du samedi, des grands jeûnes, de la Pentecôte et de la Pâque, et qu’ainsi l’organisation ecclésiastique de l’année n’apparaisse pas encore. Mais, tandis que les Pères fondent régulièrement les jeûnes du mercredi et du vendredi sur les souvenirs de la Passion, l’auteur de la Didachè se borne à opposer ces jours aux jours de jeûne des Juifs, et à faire sentir la convenance pour les chrétiens d’en avoir d’autres en propre. »
Les hypocrites dont parle la Didachè, sont bien les Pharisiens ou en général les Juifs, alors sous leur influence toujours plus exclusive. Cp. Matthieu 6.16. On sait d’ailleurs que leurs deux jours de jeûne hebdomadaires (Luc 18.12) étaient le lundi et le jeudi.
Les deux jours de jeûne chrétiens furent assez tôt désignés comme dies stationum, c’est-à-dire jours de faction ou de garde. L’expression statio employée dans ce sens militaire apparaît déjà dans le Pasteur d’Hermas (Sim.5.1), et Tertullien, qui, comme Montaniste, donnait une grande importance à ces jours et en parle à plusieurs reprises, dit positivement : Statio de militari nomen accipit ; nam et militia Christi sumus (De orat. 14.19).
Clément d’Alexandrie dit du vrai gnostique qu’il « connaît les mystères des jours de jeûne du mercredi et du vendredi » (Strom. 7.75). Origène a dit de même (Hom. sur le Lévit.) : « Nous jeûnons solennellement le mercredi et le vendredi de chaque semaine. » Socrate (Hist. ecclés. 6.21) rapporte que depuis longtemps ces jours étaient aussi des jours d’assemblée religieuse à Alexandrie : on y lisait et expliquait les Écritures, mais sans y célébrer de sacrement. Il y avait aussi en Syrie des assemblées religieuses ces deux jours. Au commencement du ive siècle, Pierre d’Alexandrie s’en réfère expressément à la tradition pour la célébration de ces deux jours de jeûne. Et plus avant dans ce même siècle : « Qui ne convient dans toutes les régions de la terre habitée, dit Epiphane (Haeres. 75.6), que dans l’Église le jeûne est ordonné le mercredi et le vendredi ? »
En fait, les deux jours de jeûne ont toujours été gardés par l’Église grecque, et l’Église romaine n’a renoncé qu’au jeûne du mercredi. Mais pourquoi ces deux jours de jeûne ? Parce que l’un est l’anniversaire hebdomadaire de la trahison de Judas ou de la séance du sanhédrin dans laquelle fut décidée l’arrestation du Seigneur, et l’autre, celui de la crucifixion. Si cette explication est vaguement donnée dans Tertullien quand il dit des catholiques (De jejun 2) : Certe in evangelio illos dies jejuniis determinatos putant in quibus ablatus est sponsus, et hos esse jam solos legitimos Christianorum, abolitis legalibus et propheticis vetustatibus, elle se trouve très explicitement dans Pierre d’Alexandrie, les Constitutions apostoliques et Augustin.
La célébration de ces deux jours était donc intimement liée à celle du dimanche, comme jour anniversaire de la Résurrection. Aussi Clément d’Alexandrie pouvait-il (Strom. 7.75-76) passer immédiatement de leur observation à celle du dimanche. La liaison des deux jours avec celui-ci est encore plus étroite dans le passage de Pierre d’Alexandrie, auquel nous venons de faire une double allusion. Après avoir parlé du mercredi et du vendredi, il dit : « Quant au dimanche, nous le célébrons comme jour d’allégresse, à cause de Celui qui a ressuscité Christ en ce jour, dans lequel nous ne devons pas même plier le genou, selon ce qui nous a été transmis. » Ici et là il s’agissait du même Rédempteur, de la même œuvre rédemptrice, — et, en parfaite harmonie avec les événements commémorés, ici le jeûne était commandé, là, interdit. La célébration religieuse du mercredi et du vendredi est donc bien une preuve indirecte de la célébration du dimanche au 2d siècle. Si l’on commémorait par le jeûne les douloureux souvenirs de la Passion, combien plus ne devait-on pas se réjouir à l’anniversaire hebdomadaire de la Résurrection ?
Terminons par une remarque un peu plus générale. « Comme Justin, dit Harnack, l’auteur de la Didachè parle aussi 1° du baptême, 2° de la cène, 3° du culte du dimanche, et à ce sujet il revient sur la cène ». La succession n’est pas aussi tranchée qu’on pourrait le croire d’après ces lignes, et on peut s’en assurer par l’analyse que nous avons donnée du corps de la Didachè. Il n’en est pas moins vrai que l’ordre dans lequel cet écrit et, plus tard peut-être, avec une grande netteté, Justin traitent successivement du baptême, de la cène et du dimanche, est significatif. Il nous paraît, d’un côté, faire ressortir l’importance attachée au dimanche, puisque celui-ci était ainsi associé aux deux sacrements et, de l’autre, prouver qu’alors on avait déjà quelque sentiment de l’union intime de ces trois institutions du Seigneur, comme autant de moyens de grâce confiés à l’Église.