Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 10
Séparation du roi et de la reine

(Mars à juin 1531)

6.10

La question du divorce agite la nation – Empoisonnement – Réginald Pole – Aigreur de Pole, faveurs du roi – Franchise de Pole, colère de Henri – Soumettez-vous au pape – La reine quitte le palais

Le roi, ayant obtenu de son clergé une concession si importante, se tourna vers son parlement pour lui demander un service d’un autre genre et qui à ses yeux était plus urgent encore.

Le 30 mars la session allait finir, le chancelier Thomas More se rendit à la chambre basse et lui communiqua la décision des diverses universités sur le mariage du roi et la puissance du pape. Les communes envisagèrent l’affaire essentiellement au point de vue politique ; elles ne comprirent pas que le roi ayant eu vingt ans Catherine pour femme ne devait pas s’en séparer. Les actes placés sous leurs yeux leur firent, dit un historienm, détester le mariage » (de Henri et de Catherine). Le chancelier invita tous les membres à bien faire comprendre dans leurs villes et leurs comtés que ce n’était pas pour son plaisir que le roi avait demandé son divorce, mais « pour décharger sa conscience et assurer la succession au trônen. — Éclairez le peuple, dit-il, et maintenez dans la nation la paix et les sentiments de loyauté dus au monarque. »

m – « Made them detest the marriage. » (Herbert, p. 853.)

n – Halls,Chron. of Enyland, 780.

Le roi se hâta de faire usage des pouvoirs que les universités, le clergé, le parlement venaient de déposer en ses mains. Aussitôt après la prorogation des chambres, quelques lords, se présentèrent à Greenwich, firent part à la reine des décisions qui condamnaient son mariage, et la pressèrent de s’en rapporter à la décision de quatre prélats et de quatre lords. Catherine répondit avec tristesse, et avec fermeté : « Dites au roi que je suis sa femme légitime, et que je le demeurerai jusqu’à ce que la cour de Rome en décide autremento. »

o – « Till the court of Rome determine to the contrary. » (Herbert, p. 354.)

Le divorce qui, malgré le refus de Catherine, s’approchait, à grands pas, jetait une grande perturbation parmi le peuple, et les membres du parlement avaient quelque peine à maintenir l’ordre que Thomas More leur avait demandé. Les prêtres annonçaient du haut des chaires la ruine de la catholicité et la venue de l’Antichrist ; les moines mendiants répandaient le mécontentement dans toutes les maisons où ils entraient ; les plus fanatiques ne craignaient pas d’insinuer que la colère de Dieu précipiterait bientôt de son trône un prince impie… Dans les villes et les villages, dans les châteaux et dans les cabarets, il n’était question que du divorce et de la primauté réclamée par le roi. Les femmes sur le seuil de leur porte, les hommes groupés devant la forge, parlaient plus ou moins irrespectueusement du parlement, des évêques, des dangers de l’Église romaine, et des perspectives de la Réformation. Quand quelques personnes se réunissaient le soir autour du foyer, elles se racontaient d’étranges histoires. Le roi, la reine, le pape, le diable, les saints, Cromwell, les prélats faisaient les frais de la conversation. Il y avait alors des Bohémiens, qui vagabondaient dans le pays, et augmentaient encore la terreur. On les voyait quelquefois paraître au milieu de ces colloques animés ; prophétiser des événements lamentables, parfois même évoquer les morts pour les faire parler de l’avenir. Les grandes calamités qu’ils prédisaient glaçaient d’effroi leurs auditeurs, et leurs présages sinistres causèrent des désordres et même des crimes ; aussi un acte public prononça-t-il contre eux la peine du bannissementp.

p – « Bill against conjuration, witchcraft, sorceries, etc. » (Henri VIII, cap. VIII.)

Un événement malheureux vint encore plus frapper les imaginations. L’évêque de Rochester, disait-on, ce prélat si terrible pour les réformés et si bon pour les pauvres, a failli d’être empoisonné par son cuisinier. Dix-sept personnes ont été malades à la suite d’un repas fait au palais épiscopal ; un des gentilshommes de l’évêque en est mort, ainsi qu’une pauvre femme à laquelle on avait donné les restes du dîner. On remarquait malignement que cet évêque était le seul qui s’opposât franchement au divorce et à la suprématie du roi… La calomnie montait jusqu’au trône. Quand Henri l’apprit, il résolut d’arrêter net ces sottises ; il ordonna qu’on considérât ce forfait comme un crime de haute trahison ; le misérable cuisinier fut conduit à Smithfield et bouilli jusqu’à ce que la mort s’ensuivitq. Ceci était une variation à la peine prononcée contre les évangéliques. Telle était la justice cruelle du seizième siècle. Tandis que les universités, le parlement, la Convocation ecclésiastique, la nation paraissaient appuyer Henri VIII, une voix s’éleva contre le divorce ; c’était celle d’un jeune homme, nourri dans l’intimité du roi, et cette voix émut profondément Henri VIII. Il restait en Angleterre quelques rejetons de la maison d’York, et en particulier un neveu de ce malheureux Warwick que Henri VII avait cruellement mis à mort. Warwick avait laissé une sœur, Marguerite, et le roi voulant apaiser les remords que lui causait la fin tragique de ce prince, « le plus innocent des hommesr » avait uni Marguerite à un seigneur de sa propre famille, sir Richard Pole. Elle était restée veuve avec trois fils et deux filles. Le plus jeune, Réginald, devint cher à Henri VIII, qui lui destinait le siège archiépiscopal de Cantorbéry. Vos bienfaits sont tels, lui disait Pole, qu’un roi ne saurait en accorder de plus grands, même à son filss. » Mais Reginald, à qui sa mère avait raconté la décapitation du malheureux Warwick, avait conçu une invincible haine pour les Tudors. Aussi, malgré quelques tendances évangéliques, Pole, voyant Henri se séparer du pape, résolut de se jeter dans les bras du pontife. Réginald, revêtu de la pourpre romaine, devait être sous Marie la Sanguinaire, président du conseil et primat de l’Eglise. Elégant dans ses manières, plein d’esprit, sincère même dans ses sentiments religieux, Réginald était égoïste, irritable, ambitieux ; des désirs d’élévation et de vengeance égarèrent une noble nature. Si la branche, dont il était le représentant, devait récupérer la couronne, ce ne pouvait être que par le secours des pontifes romains ; leur cause fut dès lors la sienne. Comblé des bienfaits de Henri VIII, sans cesse il était poursuivi par le souvenir des droits de Rome et de la Rose blanche ; et il en vint à couvrir d’injures, aux yeux de l’Europe, le prince qui avait été son premier ami. A l’époque dont nous nous occupons, Pole habitait à la campagne, une maison que Henri lui avait donnée. Un jour il reçut dans cette agréable retraite une communication du duc de Norfolk. « Le roi, lui disait ce seigneur, vous destine les plus grands honneurs de l’Église anglicane, et vous offre dès à présent les sièges importants d’York et de Winchester, que la mort du cardinal Wolsey a laissés vacants. » Le duc demandait en même temps l’opinion de Pole sur le divorce. Les frères de Réginald, lord Montague en particulier, le conjurèrent de répondre dans le sens de toute la catholicité et de ne pas irriter un prince dont la colère les perdrait tous. Le sang de Warwick et la révolte du roi contre Rome engageaient Pole à rejeter avec effroi des honneurs offerts par Henri VIII ; et pourtant ce prince était son bienfaiteur. Il crut avoir trouvé un terme moyen qui lui permît de satisfaire à la fois sa conscience et son roi.

q – « Sentenced to be boiled to death. » (Burnet, I, p. 110.)

r – « Omnium innocentissimum. » (Pole, De Unitate, p. 57.)

s – « Ut nec rex pater principi filio majus dare possit. » (Ibid., p. 85.)

Il se rendit à Whitehall, où Henri le reçut comme un ami. Pole, angoissé, hésitait ; il voulait faire connaître au roi sa pensée, mais les paroles n’arrivaient pas sur ses lèvres. A la fin, encouragé par l’affabilité du prince, il prit une grande résolution et lui dit d’une voix émue : « Vous ne devez pas vous séparer de la reine. » Henri avait attendu autre chose. Est-ce ainsi qu’on payait ses bienfaits ? Il eut un transport ; la colère jaillit de son regard et il porta la main sur son épée. Pole s’humilia : « Si j’ai quelque lumière, à qui le dois-je, s’écria-t-il, si ce n’est à Votre Majesté ? En m’écoutant c’est votre disciple que vous écoutezt… » Le roi redevint maître de lui-même et lui dit : « Je considérerai votre opinion et je vous répondrai. » Pole se retira. « Vraiment, dit le roi à l’un de ses courtisans, il m’a mis dans une telle colère, que j’ai été sur le point de le frapper Mais il y a je ne sais quoi dans cet homme qui me gagne le cœur. »

t – « Cum me audies, alumnum tuum audies. » (Pole, De Unitate, p. 3.)

Montague et les autres frères de Pole le conjurèrent de nouveau d’accepter la grande position que le roi voulait lui faire ; mais être subordonné à un Tudor révoltait son âme. Il écrivit donc un mémoire, qu’il présenta au roi et dans lequel il le suppliait de remettre entièrement la décision du divorce à la cour de Rome. « Comment, disait-il, parlerais-je contre votre mariage avec la reine ? N’accuserais-je pas ainsi Votre Majesté d’avoir vécu pendant plus de vingt années dans une union illégitimeu ? En vous divorçant, Sire, vous mettrez contre vous toutes les puissances, le pape, l’empereur ; et quant aux Français…, jamais des cœurs anglais ne se fieront à euxv. Vous êtes en ce moment sur le bord de l’abîme… Un pas de plus, et c’en est fait de vousw. Un seul moyen de salut vous reste… Sire, soumettez-vous au pape. »

u – « Infra etiam belluarum vitam. » (Pole, De Unitate, p. 55.)

v – « We can never find in our hearts to trust them. » (Cranmer, Remains, Parker, p. 231.)

w – « The king standeth oven upon the brink of the water… ; all his honor is drowned. » (Ibid.)

Henri VIII fut ému. La hardiesse avec laquelle ce jeune seigneur osait l’accuser irritait son orgueil ; toutefois son amitié eut le dessus ; il pardonna. Il accorda à Pole la permission qu’il demandait de quitter l’Angleterre, en lui assurant le payement intégral de sa pension.

On eût dit que Pole fût le dernier anneau qui rapprochât les deux époux. Jusqu’alors le roi avait continué à témoigner à la reine toutes sortes de respects ; leur affection mutuelle semblait la même ; seulement ils avaient des chambres à partx. Henri VIII se décida alors à faire un pas important. Le 14 juillet une nouvelle députation se présenta dans les appartements de la reine, et un des lords lui déclara que son mariage avec le prince Arthur ayant été dûment accompli, elle ne pouvait être la femme du frère de son époux. Puis lui reprochant d’avoir, contrairement aux lois de l’Angleterre et à la dignité de la couronne, cité Sa Majesté devant le tribunal du pape, il l’invita à choisir pour résidence le château d’Oking, celui d’Estamsteed ou le monastère de Bisham. Catherine resta calme et répondit : « Quel que soit le lieu où je me retire, rien ne peut m’ôter le titre qui m’appartient. Je demeurerai partout l’épouse de Sa Majestéy. » Elle quitta Windsor le jour même, se rendit à Moor, demeure splendide que Wolsey avait entourée de magnifiques jardins, puis à Estamsteed, enfin à Ampthill. Le roi ne la vit plus ; mais tous les papistes et les mécontents se rallièrent autour d’elle ; elle entra en correspondance avec les souverains de l’Europe et devint le centre du parti qui s’opposait à l’émancipation de l’Angleterre.

x – « Had he not forborn to come to her bed. » (Herbert, 33, p. 5.)

y – « To what place soever she removed, nothing could remove her from being the king’s wife. » (Herbert, p. 354.)

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