Ταπεινοφροσύνη et ἐπιείκεια ont une signification trop éloignée pour comporter une distinction synonymique ; mais πραότης, qui se trouve entre deux, tient à l’un et à l’autre de ces vocables.
Nous venons d’essayer de saisir son point de contact avec ταπεινοφροσύνη. Sans revenir sur nos pas, nous considérerons maintenant ses rapports avec ἐπιείκεια. La simple existence d’un mot tel qu’ἐπιείκεια est en elle-même une preuve remarquable d’un grand développement de l’idée morale chez les Grecsa. Ἐπιείκεια exprime exactement ce tempérament qui reconnaît l’impossibilité de s’en tenir à une loi formelle, de prévoir tous les cas qui peuvent surgir et se présenter à elle pour qu’elle en décide. Il y a plus, l’ἐπιείκεια reconnaît le danger qui accompagne toujours l’invocation de droits légaux, dans la crainte que ceux-ci ne dégénèrent en maux de l’ordre moral ; que le « summum jus » ne devienne, dans la pratique, la « summa injuria ». L’ἐπιείκεια ne fait donc pas valoir ses propres droits jusqu’au bout, mais, s’en désistant en tout ou en partie, elle rectifie et redresse les injustices de la justiceb.
a – Aucun mot latin ne rend exactement ἐπιείκεια ; « clementia » en montre un côté ; « æquitas », un autre, et peut-être « modestia » (qui est le mot par lequel la Vulgate traduit ἐπιείκεια, 2 Corinthiens 10.1), un troisième ; mais les Latins n’ont pas de terme qui résume toutes les vertus exprimées par ἐπιείκεια en un vocable unique et d’un ordre élevé.
b – Ce côté de l’ἐπιείκεια, il ne faut jamais le perdre de vue. Séneque (De Clem. 2.7) le met bien en relief : « Nihil ex facit, tanquam justo minus fecerit, sed tanquam id quod constituit, justissimum sit » ; et Th. d’Aquin : « Diminutiva est pœnarum, secundum rationem rectam ; quando scilicet oportet, et in quibus oportet. »
L’ἐπιείκεια est donc plus véritablement juste que la justice rigoureuse ne l’aurait été ; car elle est δίκαιον καὶ βέλτιόν τινος δικαίου, comme s’exprime Aristote (Ethic. Nic. 5.10.6) ; et encore, pour employer de nouveau son langage : ἐπανόρθωμα νόμου ᾗ ἐλλείπει διὰ τὸ καθόλουc. Aristote oppose l’ἀκριβοδίκαιος, l’homme qui revendique ses droits jusqu’au bout, à l’ἐπιεικής. Dans les Définitions, qui passent sous le nom de Platon (412 b), on trouve celle-ci : δικαίων καὶ συμφερόντων ἐλάττωσις.
c – Daniel, poète qui n’est pas à dédaigner, mais penseur plus distingué encore, dans un poème adressé au lord chancelier Egerton, développe avec beaucoup de noblesse l’idée que renferment nos vocables ; à vrai dire, tout son poème est écrit à l’honneur de l’ἐπιείκεια ou de l’équité, comme étant :
L’âme de la loi,
La vie de la justice, et l’esprit du droit.
L’architype de cette vertu se trouve en Dieu. Tout relâchement consenti par lui dans la poursuite de ses droits sur les hommes, toute tolérance à l’endroit de leur imparfaite justice ; toute valeur qu’il veut bien accorder à ce qui, rigoureusement envisagé, n’en a point ; tout refus d’exiger la peine en entier (Sagesse 12.18 ; 2 Maccabées 10.4 ; Psaumes 85.5 : ὅτι σύ Κύριε χρηστὸς καὶ ἐπιεικὴς καὶ πολυέλεος : cf. Plutarch., Coriol 24 ; Pericl. 39 ; Cæs. 57) ; tout acte qui montre qu’il se souvient « de quoi nous sommes faits » et qu’il agit en conséquence à notre égard, tout cela nous pouvons le considérer comme étant ἐπιείκεια. de sa part, comme tout cela, en retour, doit créer dans nos cœurs les mêmes sentiments à l’égard de nos semblables. Pierre réintégré doit fortifier ses frères (Luc 22.32). Le serviteur de la parabole auquel il a été beaucoup pardonné (Matthieu 18.23), avait éprouvé l’ἐπιείκεια de son seigneur et roi, et l’on s’attendait avec raison à la même bienveillance de sa part. — Le mot est souvent joint à φιλανθρωπία (Polyb. 5.10, ; Philo, De Vita Mos. 1.36 ; 2 Maccabées 9.27) ; à ἡμερότης (Philo, De Car. 18 ; Plutarch., De Vit.Pud. 2) ; à μακροθυμία (Clemens Romanus, 1 Ep. 43), et souvent à πραότης : ainsi, outre le passage du N. T. (2 Corinthiens 10.1), nous en avons un de Plutarque (Pericl. 39 ; Cœs. 57 ; cf. Pyrrh. 23 ; De Prof. Virt. 9).
La distinction entre nos deux synonymes, Estius (voy. 2 Corinthiens 10.1) l’a saisie en partie, mais ne l’épuise pas : « Mansuetudo (πραότης) virtus magis ad animum, πραότης vero magis ad exteriorem conversationem pertinet » ; comparez Bengel : « πραότης virtus magis absoluta, ἐπιείκεια magis refertur ad alios. » Th. d’Aquin aussi possède une belle mais subtile discussion sur les rapports de ressemblance et de dissemblance entre les grâces que dénotent ces mots pris séparément (Summ. Theol. 2a 3æ, qu. 157) : « Utrum Clementia et Mansuetudo sint penitus idem ! » Parmi les points de différence, il insiste surtout sur ces deux : la première, c’est que dans « clementia » (ἐπιείκεια), il y a toujours la condescendance d’un supérieur envers un inférieur, tandis que dans « mansuetudo » (πραότης), il n’y a rien de semblable : « Clementia est lenitas superioris adversus inferiorem ; mansuetudo non solum est superioris ad inferiorem, sed cujuslibet ad quemlibet » ; l’autre différence, sur laquelle on a déjà insisté, c’est que l’une de ces grâces est plus passive, l’autre, plus active, ou qu’au moins le siège de la πραότης est dans le for intérieur, tandis que l’ἐπιείκεια doit s’incarner dans des actes extérieurs : « Differunt ab invicem in quantum clementia est moderativa exterioris punitionis, mansuetudo proprie diminuit passionem iræ ».