Son premier voyage fut à Genève. Calvin avait accordé jadis à l’ancienne église des Frères un témoignage d’approbation, et Zinzendorf pouvait espérer d’obtenir pour leurs successeurs, dans la capitale de la Réforme, le même certificat d’orthodoxie qu’ils avaient reçu à Tubingue d’une faculté de théologie luthérienne. Cette perspective flattait un de ses désirs les plus anciens et les plus chers ; elle préparait sinon la fusion, du moins l’alliance des diverses branches du protestantisme, et la petite communauté morave allait se trouver, pour ainsi dire, le trait d’union entre l’école de Luther et celle de Calvin. Peut-être aussi le Seigneur accorderait-il en Suisse à l’église des pèlerins les mêmes bénédictions qui l’avaient accompagnée en Allemagne ; peut-être bien des âmes seraient-elles réveillées par sa prédication et par son exemple, et sentiraient-elles le besoin de s’unir plus étroitement pour aimer le Sauveur et pour se consacrer à son service.
Le comte partit donc le 2 février. Près de cinquante personnes appartenant aux différents chœurs le précédaient ou le suivaient ; de ce nombre étaient la comtesse et son fils aîné. Ils se trouvèrent tous réunis à Genève au commencement de mars. Zinzendorf se logea à Plain-Palais avec quelques-uns de ses compagnons de voyage ; les autres s’établirent dans divers quartiers de la ville. Jamais encore l’église des pèlerins ne s’était trouvée aussi nombreuse et n’avait pu s’organiser d’une manière aussi complète. Chaque chœur avait le matin son culte particulier, après lequel on se réunissait tous ensemble pour entendre un discours du comte. Le soir, à huit heures, on s’assemblait de nouveau pour s’édifier par le chant des cantiques et la lecture de l’Écriture sainte. En outre, on montait la garde comme à Herrnhout, c’est-à-dire que les Frères s’étaient entendus pour vaquer tour à tour à la prière, de façon qu’à chaque heure du jour et de la nuit quelques-uns d’entre eux se trouvassent réunis pour louer Dieu et pour intercéder auprès de Lui.
La communauté des pèlerins fit sensation à Genève. Ce qu’il y avait d’étrange et d’inaccoutumé dans sa manière d’être excita la curiosité et lui valut de nombreuses visites. Les Frères saisissaient avec empressement toutes les occasions qui se présentaient de rendre témoignage à Jésus comme étant l’Agneau qui porte le péché du monde, et leur ministère ne resta pas sans bénédiction.
« Quant au comte, » dit Spangenberg, « il entra en relations suivies avec les savants et les hommes de lettres. Il trouva dans le nombre bien des esprits d’élite, distingués par l’intelligence et éminents dans le domaine de la science humaine. Mais quand il en venait à leur parler de cette connaissance de Jésus-Christ à laquelle on ne peut atteindre par sa raison propre et par sa propre force, et que le Saint-Esprit peut seul produire dans l’âme, il voyait une fois de plus se confirmer cette parole de saint Paul : « Dieu n’a pas appelé beaucoup de ceux qui sont sages selon la chair, mais il a choisi les choses folles du monde (1 Corinthiens 1.26-27). »
Le comte trouva néanmoins chez quelques professeurs de l’académie une sympathie véritable et auprès de tous un accueil aimable et d’une irréprochable courtoisie. Bien que les pamphlets publiés contre lui fussent connus à Genève, bien que ses ennemis eussent cherché d’avance à l’y rendre suspect, en l’y faisant précéder de lettres diffamatoires, les Génevois ne s’étaient point laissé prévenir contre lui. Zinzendorf, voulant laisser à l’église de Genève un souvenir de son passage, composa pour elle, en français, un mémoire circonstancié sur la communauté des Frères, tant ancienne que moderne. Cet écrit, déposé en mains sûres, devait, dans son intention, servir de document à la postérité et rendre témoignage aux merveilles que la grâce de Dieu avait opérées en faveur de l’église dont il était un des évêques. Voici le titre de ce mémoire : Lettre sur l’Église des Frères, leur origine, leur histoire, leur discipline et leur croyance, adressée à la Vénérable Compagnie de MM. les Pasteurs et Professeurs de l’Église de Genève.
Le mémoire de Zinzendorf fut remis à la compagnie des pasteurs par trois ministres de la communauté morave. Nous voyons que la compagnie l’en fit officiellement remercier par une députation à la tête de laquelle était M. Mallet, modérateur de l’académie, et dont faisaient partie le recteur Vernet, le pasteur Lullin et le professeur Necker (père du célèbre ministre de Louis XVI). Cette démarche de la compagnie et le discours de M. Mallet, qui contenait au nom de celle-ci un éloge sans restriction de l’écrit et de l’auteur, étaient une approbation formelle accordée par l’église de Genève à la doctrine des Frères et à la conduite de son évêque.
Enhardi par l’accueil favorable fait à son ouvrage, le comte prépara un autre opuscule, qu’il publia sous ce titre : L’Agneau de Dieu, représenté au naturel dans la Sainte Écriture, prêché aux Frères dans les années XL et XLI du XVIIIe siècle, et présenté à l’Église de Genève. Ce n’était autre chose que la reproduction en français du livre de Textes qu’il avait rédigé pour l’année 1740. Tous ces textes étaient choisis de manière à présenter un résumé complet de la doctrine scripturaire sur la personne et l’œuvre de Jésus-Christ.
Ce petit livre, dédié à deux pasteurs et professeurs de Genève, Jacob Vernet et Lullin, était précédé d’un avertissement commençant ainsi : « Un évêque et quelques membres de l’église morave s’étant trouvés à Genève et n’y ayant parlé absolument que de Jésus-Christ, n’ayant prié que par son Nom et paru aussi tranquilles sur l’établissement de la Divinité, qu’impatients à persuader l’adoration du Sauveur, ayant au surplus confessé librement que, sans se donner la moindre peine de mettre les incrédules au fait par rapport à la Divinité, ils ouvraient leur mission par la prédication de la croix de Jésus-Christ, il m’a paru naturel de donner notre idée là-dessus tout entière. »
Mais Zinzendorf avait trop présumé de ceux auxquels il dédiait son livre. Ce semi-arianisme, dont l’Encyclopédie devait peu d’années après faire un titre de gloire aux pasteurs de Genève, était déjà trop à la mode pour qu’on ne crût pas devoir le ménager ; aussi Vernet et Lullin se jugèrent-ils un peu compromis par l’imprudente amitié du comte, et ne purent-ils s’empêcher de le lui témoignera. Du reste, les magistrats de la république aussi bien que l’académie ne se départirent jamais de la tolérance qu’ils lui avaient accordée dès l’abord. A son départ, la voiture de la comtesse ayant été assaillie à coups de pierres par quelques polissons, le modérateur de l’académie écrivit au comte pour lui exprimer, au nom de tous ses collègues, le profond déplaisir qu’ils ressentaient de cette injure.
a – L’extrême naïveté du style et la barbarie du langage leur parurent sans doute non moins compromettantes que la doctrine elle-même. On a pu voir, par les quelques lignes que nous venons de citer, que Zinzendorf avait passablement oublié le français, depuis vingt ans qu’il avait quitté Paris.
En quittant Genève, Zinzendorf remit à la faculté de théologie quelques thèses latines, dans lesquelles il exprimait catégoriquement sa croyance relativement à la personne de Christ et répondait à quelques-unes des objections que l’on soulève communément à ce sujet.
Le séjour du comte à Genève y donna naissance à une Société des Frères, qui y subsista encore de longues années.