Si tout le contenu du phénomène moral et religieux était épuisé par l’exposé que nous venons d’en faire, Darwin et Spencer triompheraient. Il faudrait renoncer, non pas précisément à la morale de l’obligation, mais à la morale de l’obligation absolue ; non pas précisément au volitionnisme (car toute obligation, même relative, suppose la volonté), mais au volitionnisme transcendant, métaphysique. On pourrait dire encore : je dois donc j’existe ; on ne pourrait plus dire : je dois donc je suis. — L’obligation morale resterait encore la meilleure garantie de l’existence humaine, la plus sûre, la plus probante, mais elle ne serait plus une garantie absolue. Elle couvrirait l’existence terrestre ; elle n’irait pas au delà, elle ne couvrirait plus l’être, l’être en soi, l’identité, la permanence, l’éternité de l’être individuel. La conscience morale et religieuse ne serait qu’un produit, l’expression d’un instinct héréditaire longuement cultivé et formé par la succession des temps, le résultat accumulé d’activités de plus en plus complexes et de plus en plus nombreuses ; en quelque sorte la reproduction subjective, au dedans de l’organisme subjectif, du grand organisme humanitaire et cosmique. Il n’y aurait rien là de supérieur à l’univers lui-même ; rien qui dépasse le temps, rien d’éternel et rien d’absolu.
Mais sommes-nous bien sûr d’avoir tout dit ? Ne resterait-il au fond du creuset de notre analyse aucun élément simple, irréductible, que les fumées du laboratoire nous aurait empêché de voir ?
I) L’obligation relative que nous avons accordée aux impératifs de la morale utilitaire, ne s’explique elle-même que sous condition et comme conséquence d’une obligation individuelle absolue.
Et d’abord le sentiment d’obligation relative que nous avons accordé à l’utilitarisme et qui résulte du fait que les ordonnances et les prescriptions sociales sont soutenues par les volontés personnelles, s’explique-t-il en dehors d’une obligation primitive absolue ? D’où vient que la volonté de mon prochain puisse obliger moralement la mienne, si ce n’est de ce qu’elle m’inspire un respect moral ? Et d’où vient qu’elle m’inspire un respect moral, si ce n’est de ce que j’appréhende ou devine en elle quelque chose qui lui est supérieur à elle-même, quelque chose qui est davantage que l’intérêt ou l’utilité, quelque chose d’absolu, d’irréductible à l’utilitarisme, à quoi elle est elle-même soumise ? Je ne suis pas obligé vis-à-vis d’une volonté mauvaise ; je ne suis obligé que vis-à-vis d’une volonté bonne. Or la différence entre une volonté bonne et une volonté mauvaise que j’observe chez mon prochain, se réduit-elle à la différence qu’il y a entre une volonté conforme à l’intérêt général et une volonté qui n’y serait pas conforme ? Il nous paraît impossible de le soutenir. « La conception que je me fais de la bonne volonté est fixe », a écrit un auteur qui n’est pas suspect en la matière, l’auteur de la Morale sans obligation ni sanction.
[Guyau. La morale anglaise contemporaine, p. 388-389 : « Ce qui domine tout ce débat des empiristes et de leurs adversaires, c’est l’éternelle confusion de l’action, signe de la volonté qui peut varier comme tout signe, avec la volonté intérieure qui peut rester la même sous les signes les plus divers. Les mœurs se contredisent, elles sont dans un perpétuel changement et dans une perpétuelle évolution, reste à savoir si la moralité même se contredit et change. Celui qui accomplit avec bonne intention les actes les plus bizarres, obéit encore à ce qu’il croit moral, beau et bon. La conception que je me fais de la bonne volonté est fixe. » Comp. p. 387. — La confusion dont parle Guyau, Kant, dans sa Métaphysique des mœurs, l’avait déjà signalée, avec une telle netteté et une telle rigueur, qu’on ne s’attendait pas à la voir se reproduire de nouveau. Mais les hommes retombent toujours dans les mêmes erreurs. Du reste, la méthode empirique entraîne cette confusion après soi et la rend presque inévitable.]
Or si la conception que j’ai de la bonne volonté est fixe, la volonté bonne ne dépend donc pas des intérêts et des utilités qui sont variables. Il faut donc qu’il y ait en elle quelque chose qui la fixe, et ce quelque chose doit être lui-même immuable et fixe, donc absolu. Ne serait-ce pas une obligation primitive ? Une volonté, une intention, peut rester bonne derrière les actes les plus malheureux pour elle-même et pour les autres. Chacun la reconnaît. Sa bonté ne dépend donc pas de l’intérêt, ni du sien, ni du mien, ni de l’intérêt général. Sa bonté dépend d’autre chose, de quelque chose d’infiniment plus intime et plus primitif, savoir d’une obligation immédiate, souvent difficile à reconnaître, parce qu’elle se confond d’ordinaire avec l’intérêt ou le bonheur, mais qui devient sensible et appréciable dès qu’elle s’en distingue ou s’en sépare. — Si donc la volonté bonne de mon prochain m’oblige, elle ne m’oblige que parce qu’elle est elle-même obligée d’une manière fixe, stable, immédiate, et parce que je suis moi aussi d’abord obligé de la sorte. L’obligation sociale, l’obligation relative (de volonté humaine à volonté humaine), qui est la seule dont puisse parler et faire usage l’utilitarisme, lui manquerait, serait incapable de se produire, si elle n’était précédée d’une autre obligation, d’une obligation primitive, invariable et fixe, c’est-à-dire absolue, dont l’utilitarisme prétend se passer, mais sans laquelle il ne pourrait s’établir comme système de morale.
Dès l’abord nous constatons donc que la morale contingente ne se suffit point à elle-même. Un facteur lui échappe, sinon le plus considérable ou le plus évident, au moins le plus essentiel ; et ce facteur revêt d’emblée le caractère d’un impératif inconditionnel. — La même observation pourrait se répéter sur quantité de points. Nous ne prétendons ni en épuiser le nombre, ni les classer rigoureusement, mais en rappeler simplement, presque au hasard, quelques exemples.
II) La morale contingente explique mal ou n’explique pas les cas historiques avérés où l’individu transgresse, au nom d’un devoir intérieur et d’une façon aussi consciente que désintéressée, les impératifs moraux ou religieux collectifs.
Je serais bien surpris, en effet, qu’une étude attentive des phénomènes de la vie sociale, qu’une lecture impartiale de l’histoire, notamment, ou mieux encore de ces biographies exactes et minutieuses dont notre génération est si friande, ne nous ait mis, une fois ou l’autre, au sein même des impératifs médiats et contingents, en présence d’une autorité qui les dépasse puisqu’elle les contredit ; d’une autorité que rien ne faisait prévoir, et qui se manifeste avec une irrésistible évidence. Je ne citerai aucun cas particulier. Je demande seulement à la morale contingente si elle est en mesure d’expliquer les cas incontestables et nombreux d’actions morales, c’est-à-dire d’actions où la volonté était bonne, mais où elle s’exerçait en rupture et en contradiction complète des rapports de dépendance individuelle à l’égard de la collectivité ? — Je m’explique. L’histoire rapporte qu’il y a eu des hommes qui n’étaient ni des monomanes, ni des maniaques, qui n’avaient aucune tendance à se singulariser, aucun goût pour l’extraordinaire, aucun goût même pour l’héroïsme, et qui, à un moment donné, se sont sentis poussés comme par un ordre impitoyable, obligés d’agir d’une façon directement contraire à leur intérêt personnel et même à l’intérêt collectif général. Ils n’ont point agi à la légère, ou par imprudence ; ils ont agi avec la douloureuse prévision de n’être pas compris ; ils ont heurté de front la coutume établie, l’ordre consacré ; ils ont senti peser lourdement sur leurs épaules l’anathème de la solitude morale et de l’exécration populaire. Le : Vae soli ! des anciens retentissait à leurs oreilles avec les menaces de la foule ; ils perdaient, en agissant de la sorte, toute paix, toute joie, toute sécurité, et peut-être l’existence même. Néanmoins ils continuaient d’agir parce qu’ils croyaient le devoir. Une lutte intérieure se livrait dans ces hommes-là, en dehors de toute juridiction sociale et collective, indépendante de tout calcul d’intérêt ou de convenance ; dans laquelle, au contraire, tout le poids des intérêts, des convenances, des coutumes, des traditions, de l’ordre établi et même de l’obligation sociale, était d’un côté, tandis que de l’autre il n’y avait que le sentiment imperceptible mais impérieux d’une obligation désintéressée. Et c’est ce sentiment, seul et nu, qui a triomphé. Or, nous demandons si une morale contingente quelconque est capable de rendre compte sans reste, d’expliquer intégralement des faits de ce genre, — qui, encore une fois, sont des faits incontestables ?
III) Les morales contingentes expliquent mal ou n’expliquent pas les réformes brusques de la moralité publique, ni même ses transformations insensibles.
Et ceci nous permet de faire un pas de plus et de demander aux morales contingentes si elles ont l’explication des réformes de la moralité publique dues à l’initiative individuelle ? — Les variations lentes de la moralité publique, ses progrès insensibles et collectifs, nous ne les mettons pas encore en question, la morale contingente prétend en rendre compte aisément. C’est même le point sur lequel elle excelle. Sa force consiste précisément à montrer l’obéissance nécessaire de l’individu aux impératifs généraux en face desquels il se trouve placé par la naissance, et la transformation graduelle de ces impératifs eux-mêmes par suite des transformations correspondantes de l’existence sociale. Mais les phénomènes inverses ? Mais les crises de la moralité publique, suivies d’une orientation nouvelle et dues à l’action, à l’exemple, à la prédication de quelques hommes, parfois d’un seul homme dont l’idéal moral subjuguait les multitudes, et les conduisait par centaines et par milliers quelquefois à l’abnégation, au sacrifice, au renoncement ? Cela s’est vu, non pas souvent, il est vrai, mais quelquefois
Mais il y a plus, et nous allons jusqu’à contester aux morales contingentes l’explication qu’elles donnent des variations et des progrès de la moralité collective. Ces réformateurs individuels dont, aux temps de crise, l’histoire nous fait admirer la grandeur et la puissance, ne sont pas en définitive si rares qu’il le semble. Du plus au moins, nous en sommes tous à certains égards. Il y a dans la vie de tout homme peut-être, de la grande majorité des hommes en tout cas (au moins de tous ceux qui en méritent le nom), des heures solennelles consacrées au travail intérieur de décisions vraiment morales. Moutons de Panurge, c’est-à-dire disciples inconscients des morales contingentes, dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent, il arrive qu’au centième nous ne le sommes plus. Un devoir universellement consenti éveille subitement notre examen ; une loi, un précepte traditionnel, une obligation coutumière soulève nos objections (je ne parle pas évidemment des objections intéressées, elles se font valoir partout ; je parle des objections désintéressées, contraires même à notre intérêt). Nous entendons un commandement retentir, dont la teneur n’est pas : « Tu dois faire ainsi parce que tous font de même, et que cela est conforme à l’utilité générale et à la tienne propre », — mais : « Tu dois parce que tu dois. Il est certain que tous devraient agir comme je t’ordonne d’agir, mais dans le cas particulier cela ne te concerne pas ; ce qui te concerne, ce qui importe exclusivement, c’est que toi-même tu sois fidèle à ma voix. » L’énergie de cet impératif lui est propre ; son autorité, que tout raisonnement affaiblirait, ne vient d’aucun raisonnement ; elle est contraire aux instincts hérités du sujet et à ses habitudes reçues. Elle a tout contre elle, sauf l’assentiment du sujet lui-même. Elle est de telle sorte que, par un caractère admirable, le sujet ne peut autrement que de lui donner dans son for intime un premier acquiescement, quand bien même plus tard il se déciderait à n’en pas tenir compte.
Si ce que nous venons de dire est vrai — et je vous en laisse juges, car j’estime n’avoir rien avancé que d’accessible à l’expérience de chacun, — est-il juste et légitime de ne pas tenir compte de phénomènes semblables pour expliquer les variations et le progrès de la moralité publique ? Ce progrès dès lors ne s’accomplirait point tout seul, ni par le jeu exclusif de facteurs contingents. Ici même un facteur absolu, désintéressé, irréductible à l’utilitarisme, pénétrerait la vie sociale ; la morale absolue entrerait pour une part dans la moralité collective. L’explication utilitaire de celle-ci ne perdrait point toute vérité, sans doute, mais elle devrait être complétée par celle de l’obligation absolue.
IV) La conscience collective de l’humanité trahit par endroits, des préoccupations, des sentiments et des impératifs qu’il semble difficile, sinon impossible, de ramener à la morale contingente.
Or, il me semble possible d’établir qu’il en est bien ainsi. Les luttes intimes que nous venons de décrire et auxquelles nous croyons que peu de personnes échappent, ne restent pas, en effet, sans se traduire au dehors. Si la conscience individuelle se contente souvent de refléter docilement la conscience collective, souvent aussi la conscience collective reflète la conscience individuelle, et reluit de clartés qui lui sont étrangères. Il y a, flottant dans l’opinion publique, bien des facteurs qu’il est impossible, sans leur faire tort, de ramener aux facteurs constitutifs d’une moralité contingente.
Je ferai intervenir ici une impression personnelle, une impression spécialement pastorale. En sortant de mes études théologiques, où je m’étais occupé beaucoup plus des idées que des hommes, et en pratiquant mes paroissiens, j’ai été d’abord désagréablement affecté par l’unique, l’invariable, le monotone objet des conversations. Cet objet, c’était le prochain, et tout particulièrement le jugement sur le prochain. Tout de suite on en arrivait là, et une fois là on n’en sortait plus. Je fus d’abord lassé, puis indigné, puis écœuré ; et ce n’est que peu à peu, en y réfléchissant, que la philosophie de ce phénomène (que j’ai lieu de croire universel, car je l’ai rencontré partout) m’apparut enfin. Je rendis justice à mes paroissiens, — non pas à leurs calomnies ou à leurs médisances, — mais à la nature et à l’objet de leur préoccupation. Ils rendaient, sans le savoir, un éclatant hommage à la morale absolue. Si la valeur morale est la valeur même de l’homme ; s’il ne vaut que par là et si tout est subordonné à cela, quoi de plus naturel, de plus philosophique, de plus sage, que de faire de l’appréciation du caractère moral, le premier objet des préoccupations et des conversations ? — Mais, d’autre part, comment l’appréciation du caractère est-elle possible dans une morale utilitaire, dont les impératifs dépendent ou directement des calculs d’intérêts, ou des transmissions de l’hérédité ? Ce qu’on apprécie là, ce n’est plus proprement un caractère, mais ou un tempérament irresponsable, ou l’habileté d’un calcul. Les jugements de valeur (de méchanceté ou de bonté, de dignité ou d’indignité), qui sont cependant le fond le plus certain de ces conversations, les jugements de valeur n’ont plus leur lieu. — Leur présence atteste donc que la moralité contingente et collective repose sur un fond irréductible de moralité absolue, individuelle et désintéressée.
Autre constatation. Il y a un sentiment très humain et tout à fait universel qui porte le même caractère désintéressé : le sentiment d’estime. Ce sentiment singulier, unique de son espèce (avec son contraire : la mésestime), ne saurait se confondre avec l’affection. Il en est distinct. Il peut s’y unir (on peut avoir tout ensemble de l’affection et de l’estime pour un homme) ; mais il peut aussi s’en séparer (on peut avoir pour un homme, ou une affection sans estime, cela se voit hélas ! — ou une estime sans affection, cela se voit aussi). L’estime ne provoque pas nécessairement la sympathie, n’exclut pas nécessairement l’antipathie, et ne s’applique, dans l’homme tout entier, qu’à la personnalité morale, au caractère. L’estime est le sentiment désintéressé par excellence. Nous n’accordons l’estime qu’à la volonté bonne comme telle, indépendamment de la réussite ou de l’utilité de ses actes. Or, pour que l’estime ne s’attache qu’à la volonté bonne, il faut que la notion de la volonté bonne soit fixe, et pour qu’elle soit fixe, il faut qu’elle soit fixée par un facteur invariable, identique à lui-même chez moi et chez le prochain. — Et nous concluons de nouveau que le sentiment d’estime est, au travers de la moralité contingente, un reflet, ou un bolide d’une morale absolue. Il en va de même de ce recours spontané à la conscience individuelle que nous faisons valoir quand nous disons : « C’est pour moi, c’est pour tel homme un cas de conscience. » Recours jugé, par ceux qui le font et par ceux qui l’entendent, comme inviolable et sacré ; dont on est bien obligé parfois de mettre en doute la sincérité, mais qu’un respect inné de la dignité humaine défend même alors d’enfreindre ou de mépriser ; et qui, lorsqu’il est jugé sincère, désarme instantanément les plus violentes oppositions. Oserait-on, pourrait-on se prévaloir ainsi de la conscience individuelle comme d’un refuge ou d’un asile inviolable, fermé aux intrusions du dehors, si la conscience n’était effectivement qu’un carrefour et qu’un reflet des choses extérieures ? si elle n’était effectivement un sanctuaire garanti par l’habitation de la divinité, c’est-à-dire par la présence d’un élément absolu ? — Et de nouveau nous concluons que le recours à la conscience individuelle et le respect qui lui est spontanément accordé, témoignent, au sein de la moralité contingente, d’une moralité inconditionnelle.
Autre constatation. Un sentiment tout à fait universel est celui d’indignation. Nous ne parlons ni de l’impatience, ni de l’irritation, ni de la colère, mais de l’indignation désintéressée ou indignation morale. C’est une répulsion instinctive et profonde, accompagnée de jugement, qui nous saisit en présence de la méchanceté radicale de la volonté. Cette réprobation, s’attachant à la perversité de la volonté, est restée la même — l’histoire l’atteste — à travers les plus considérables variations des mœurs. Elle est donc identique en elle-même. Si elle est identique, il faut que son objet, c’est-à-dire la conception de la volonté mauvaise, de l’immoralité, soit fixe. Or, pour que la notion de l’immoralité soit fixe, il faut que celle de la moralité soit fixe, ce que ne peut accorder la morale contingente, ce qui suppose une obligation absolue. — Indépendamment même de son identité, cette réprobation se laisse-t-elle réduire au déplaisir ou au regret que peut causer l’infraction à une méthode de jouissance ? N’est-ce là que le blâme attaché à une erreur de calcul, ou l’effroi de sentir l’intérêt général compromis, et par suite le sien propre ? Il est bien possible qu’un vague sentiment d’intérêt lésé entre dans cette réprobation, mais croit-on que, réduit à lui-même, il réussirait à produire une réaction si vive, si profonde, si spontanée, et partant de tout l’être avec la sainte énergie et la certitude absolue d’un jugement catégorique ? Il ne nous le semble pas. — Et nous pourrions prendre sur ce point les utilitaires les plus cyniques en flagrant délit de contradiction avec eux-mêmes. Pourquoi donc, demanderons-nous, n’acclament-ils pas le triomphe de la force heureuse et criminelle ? Pourquoi donc rougiraient-ils de le faire, au moins publiquement ? Pourquoi cette inconséquence à leurs principes, surtout quand le crime commis a effectivement assuré la prospérité matérielle d’un pays (comme cela s’est vu, par exemple, au lendemain de dictatures provoquées par l’anarchie) ? Il y a donc pour le plus utilitaire des utilitaires, autre chose que le succès, même éclatant, même utile. Et ce quelque chose, le voici : c’est l’apparition d’une obligation primitive sortant des profondeurs de la conscience, l’éclair fulgurant d’un impératif fondamental, qui traverse les nuages des raisonnements humains et brille d’une lumière qui n’appartient qu’à lui seul.
Même constatation et même inconséquence des utilitaires les plus endurcis en ce qui concerne le sentiment inverse à celui de l’indignation morale, celui de l’admiration morale, surtout quand la vertu est poussée jusqu’au sacrifice, jusqu’à la complète immolation, c’est-à-dire jusqu’à l’absurdité parfaite au point de vue d’une morale contingente quelconque. Car la morale contingente ne signifie rien si elle ne signifie pas que le devoir est relatif, et relatif à l’être, qui comporte seul une façon d’absolua. Si donc l’être (l’existence) est supérieur au devoir, et non le devoir supérieur à l’être, de quel droit le sacrifice de l’être au devoir ? et surtout de quel droit l’admiration du sacrifice ?
a – Au lieu que la morale absolue signifie l’inverse : que l’être est relatif, et relatif au devoir, qui seul représente l’absolu.
[On pourrait objecter que l’utilitarisme comporte fort bien le sacrifice de l’individu à la collectivité, car l’être collectif vaut plus que l’être individuel. Ainsi, par exemple, l’utilitarisme de Winkelried. — Mais s’il s’agit du sacrifice de l’être individuel à l’être individuel ? L’utilitarisme ne peut ni le provoquer, ni le sanctionner. Il faut conclure qu’il n’y a pas sacrifice de l’être à l’être, mais de l’être au devoir.]
D’où viennent donc ces pleurs généreux qui mouillent nos yeux quand nous voyons un homme risquer sa vie pour en sauver un autre ? S’il y perd la sienne, notre admiration ne connaît plus de bornes. Cela est absurde peut-être, mais cela est. L’héroïsme excite partout et toujours l’enthousiasme. On dirait la fête de la conscience humaine. — Or l’héroïsme, l’immolation de l’être au devoir, condamne l’utilitarisme et ne s’explique que par la morale absolue.
Même constatation à propos du repentir ou du remords. Est-il possible de confondre le genre de souffrance que nous fait éprouver la faute morale, avec le regret ou la tristesse qui résultent d’une erreur ou d’un accident ? Cette différence est telle, que c’est en plein succès précisément que le remords enfonce le plus profondément sa dent vengeresse dans l’âme coupable. Il faut une psychologie bien grossière, ou une incompétence bien grande en matière de vie morale, pour oser confondre le repentir avec une déception d’amour-propre ou le sentiment d’une non-réussite. L’infamie se sent autrement que la maladie. — Et la contre-partie du remords, le prix d’une bonne conscience, est tout aussi révélateur d’une obligation désintéressée. Ne voit-on pas un reflet sublime éclairer le regard du juste persécuté ? Ce n’est point au hasard, c’est par expérience et par observation que Tertullien a pu dire, des tortures et des supplices des martyrs chrétiens : « Est illecebra in illis », il y a un charme en eux. « Réjouissez-vous et tressaillez de joie lorsqu’on vous persécutera (à cause de moi) et qu’on dira faussement contre vous toute sorte de mal », a dit le plus profond des psychologues et des moralistes de tous les temps. — Qu’est-ce à dire ? sinon que cette joie et cette douleur (celle du martyre et celle du remords) sont une joie et une douleur désintéressées ; elles ne dépendent d’aucune considération d’utilité contingente ou terrestre ; elles reposent donc sur un ordre de choses transcendant, sur une obligation inconditionnelle.
Encore deux remarques, et j’ai fini.
La première porte sur la conception de la pénalité en sociologie. La vie sociale nous paraît se fonder, en quelques-unes de ses plus importantes fonctions, sur une obligation supérieure à celle que peuvent engendrer les morales contingentes. Il ne s’élève pas un tribunal pour juger un accusé, que la question de la responsabilité morale ne soit aussitôt soulevée, et mise au premier rang. La peine s’augmente — dans toutes les législations — dans la mesure même où le coupable a été capable de discernement et de volonté. Et c’est pourquoi on plaide si souvent l’inconscience ou la folie pour sauver un accusé. Il est donc impossible — à moins qu’on ne change les principes même du droit commun — de faire du châtiment une simple préservation sociale, comme le prétend l’utilitarisme. Il y a préservation sans doute, c’est-à-dire morale intéressée ; mais il y a aussi punition, c’est-à-dire morale désintéressée. — Cela est si vrai qu’à côté des juges qui représentent les droits de la société, on a placé le jury qui représente les droits de la conscience. L’institution du jury n’a pas d’autre but, en effet, que de faire la part toujours plus grande à la responsabilité morale dans la sentence finale, en mettant au-dessus des jugements de la loi écrite, au-dessus du code, les appréciations immédiates de la conscience.
Ma seconde remarque est relative à la donnée artistique en littérature. Envisageons la littérature sous sa forme la plus spontanée, qui est sans doute la poésie. Toutes les littératures ont commencé par être poétiques, et la poésie est le berceau de toutes les littératures. Or c’est dans la poésie précisément que le sentiment d’une obligation inconditionnelle a trouvé son expression la plus sincère. Toutes les fois qu’elle a évoqué l’idéal devant nous, elle nous l’a présenté sous la forme de l’héroïsme. Or l’essence même de l’héroïsme c’est le sacrifice, le sacrifice de l’être au devoir, de l’être considéré comme relatif au devoir ; de l’être au devoir considéré comme absolu. L’héroïsme comme idéal est donc à la fois la manifestation spontanée et la consécration de l’obligation absolue dans la morale. Par son idéal même, qui est aussi sa substance, la poésie condamne les morales contingentes.
De la poésie, où elle a son origine, la littérature a poussé des rameaux distincts ; sans les examiner tous, arrêtons-nous au drame. Le drame repose tout entier sur l’idée de la responsabilité morale. Il n’est pathétique, c’est-à-dire dramatique, que dans la mesure où il nous peint la lutte entre la passion et le devoir. Otez cette lutte, vous lui enlevez sa raison d’être et son intérêt ; il ne reste plus qu’une fatigante mélopée ou une série d’aventures sans liens. Or cette lutte entre la passion et le devoir n’est pas une lutte en faveur de l’intérêt ou de l’utile. C’est une lutte contre le plaisir et l’intérêt, en faveur d’un devoir désintéressé. Le héros entre d’autant plus dans l’axe du drame qu’il s’immole davantage. Et quand le drame vient à nous représenter la défaite morale, ce n’est pas comme un malheur, mais comme une faute. Depuis ses origines, on peut le dire, le drame est resté fidèle à l’héroïsme désintéressé ; il a toujours exprimé le sentiment de la culpabilité avec une force que toutes les consciences ne possédaient pas, mais à laquelle toute conscience rend témoignage. N’est-ce pas le vieil Eschyle déjà qui dit que le sang versé par le meurtre gèle à terre et que tous les flots de l’océan ne laveraient pas la main souillée ? N’est-ce pas Sophocle qui parle du νο’μος ἀεί ? N’est-ce pas Shakespeare qui met dans la bouche de son Richard II cette imprécation vengeresse de tous ses crimes, ce cri poignant d’un remords authentique, que jamais conscience utilitaire n’eût proféré : « O lâche conscience, comme tu me tourmentes ! De froides gouttes de sueur arrachées par l’effroi perlent sur ma chair tremblante. Est-ce que j’ai peur de moi ?… Il n’y a personne ici que moi. Richard aime Richard… Fuyons ! … Fuir de moi-même ! Et pour quelle grande raison ? Quoi ! Me venger de moi-même ? Mais je m’aime moi-même… Oh ! non, je me hais plutôt pour les actions odieuses que j’ai commises. Je suis un scélérat. Ma conscience parle mille langues différentes et chacun de ses récits me condamne. Le parjure, le meurtre, tous les crimes s’entassent devant le tribunal, criant tous : Coupable ! Coupableb ! » — Je pourrais accumuler témoignage sur témoignage. Je préfère m’arrêter sur ce cri que sanctionne inévitablement toute conscience humaine, qui étant coupable veut rester humaine. — Et je renvoie, pour la contre-épreuve de cette affirmation, à la psychologie des foules, auditrices du drame.
b – Qu’on se rappelle encore La puissance des ténèbres, de Tolstoï.
[Je n’ai été que rarement au théâtre et je ne conseillerais à personne de s’y habituer. A supposer même des sujets toujours moraux, la vertu y est mise en décor, la perception de la grandeur véritable y est faussée, on ne sait plus la discerner dans les choses sordides de la vie coutumière, on prend pour de l’héroïsme ce qui n’est que du tempérament. Mais observez la foule : lorsqu’il s’agit de la lutte entre une obligation désintéressée et le jeu des passions, elle frissonne. La scène la plus émouvante n’est pas celle que les spectateurs regardent, c’est celle des spectateurs eux-mêmes. — A ce point de vue et pour vérifier l’exactitude de la chose, il serait bon que chaque pasteur eût assisté au moins quelquefois à des représentations dramatiques.]
Quant au roman, qui n’est au fond qu’un drame plus souple, plus intérieur, plus complexe, plus mêlé que celui qui peut se jouer sur les planches, tout ce que je viens de dire s’y applique également. Mais pour le faire voir, il faudrait entrer dans des développements dont nous n’avons pas aujourd’hui les loisirsc.
c – Songez seulement aux Misérables (Une tempête sous un crâne), de Victor Hugo.
Il résulte de notre enquête sur les éléments irréductibles de la conscience morale, que si les morales contingentes peuvent avancer en leur faveur des faits incontestables, ils sont loin cependant d’épuiser tous les faits. La morale absolue a en sa faveur d’autres faits, sinon plus nombreux, au moins plus essentiels. Or un seul fait, bien attesté, de moralité absolue, lui donne l’avantage sur sa rivale. Car tandis que les morales contingentes ne comportent l’existence d’aucune obligation absolue, la morale absolue comporte fort bien l’existence d’obligations contingentes. Elle laisse à l’utilitarisme ce qui revient à l’utilitarisme, sans s’émouvoir si la plus grosse part lui revient, et ne lui conteste qu’une chose : d’expliquer la totalité du phénomène moral. — Au contraire l’utilitarisme doit pouvoir ramener tous les faits moraux à des éléments contingents ; s’il y est impuissant, s’il a échoué sur un seul point, il a échoué partout. — Or, à notre avis, ce n’est pas sur un point qu’il échoue, mais sur cent. Sa vérité est donc aussi relative que ses impératifs eux-mêmes. Il y a de la vérité dans la morale contingente, mais la vérité appartient à la morale absolue.
Nous venons d’examiner les éléments de la conscience morale proprement dite. Il nous reste à examiner ceux de la conscience religieuse. Gela n’est pas sans importance pour le but que nous poursuivons. Sans doute l’examen d’une forme de la conscience pourrait suffire, et valoir pour l’autre, puisqu’il nous a donné ce que nous demandions : une obligation absolue. Mais, outre l’importance qu’il y a pour nous à contrôler ce premier résultat par une enquête parallèle indépendante (le sujet est si grave qu’il en vaut la peine ; en définitive sur le point de l’obligation absolue nous jouons notre va-tout), il importe beaucoup à la conception que nous nous ferons de cette obligation de savoir si elle se fait aussi valoir dans la sphère religieuse et comment elle s’y fait valoir. S’y fait-elle valoir semblable ou différente de ce qu’elle est dans la sphère morale ? De telle sorte qu’il faille conclure à deux obligations distinctes, ou à une seule ? Et s’il faut conclure à une obligation, faut-il ramener la religieuse à la morale ? ou la morale à la religieuse ? Autant de questions qui ne sont pas d’un mince intérêt.
I) La conscience religieuse de l’humanité, plus encore que la conscience morale collective, trahit des sentiments, des préoccupations et des impératifs qui échappent à l’explication de l’eudémonisme religieux.
Au premier abord il ne semble pas que le domaine religieux doive nous fournir l’obligation inconditionnelle que nous y cherchons. Si l’utilitarisme est évident quelque part, c’est en religion. Les hommes les plus religieux sont évidemment ceux qui trouvent dans leur foi les plus grandes consolations et qui ont une si vive espérance des choses invisibles qu’elle en devient, en quelque sorte, une possession anticipée. L’assistance dans les difficultés présentes, la rémunération future, le besoin de s’assurer hors du monde un refuge et un asile éternels, voilà certes les principaux mobiles qui portent les âmes à la religion. Les prédicateurs et les prophètes les mieux écoutés sont ceux qui en ont tiré le plus grand parti. La plus noble des religions, le plus élevé des livres religieux, le christianisme et la Bible, sont tout pétris d’appels de ce genre. Les apôtres y ramènent sans cesse ; Jésus-Christ lui-même ne craint pas de consacrer en quelque mesure l’utilitarisme religieux, en se donnant pour celui dont l’âme humaine a le plus urgent des besoins, pour celui qu’elle est le plus essentiellement intéressée à posséder. En se déclarant « le pain vivant » ou « l’eau jaillissante » dont tout homme doit boire et manger pour vivre, ne se présente-t-il pas comme l’objet du moins désintéressé des besoins ?
Néanmoins, ici-même, nous rencontrons des éléments réfractaires à tout eudémonisme, et, si nous ne nous abusons pas, c’est encore dans la conscience religieuse qu’il est le plus aisé de reconnaître l’existence d’une obligation inconditionnelle et primordialed. Si, d’une part, l’utilitarisme en religion est plus sensible, plus avoué qu’en morale même, d’autre part les impératifs absolus y sont également plus manifestes et plus absolus. Et cela tout simplement parce que l’activité religieuse de l’être est à l’activité morale, ce que l’activité morale est aux autres activités : un centre, un point de départ, une virtualité féconde où tout se ramasse, se resserre, et gagne en intensité ce qui est perdu en étendue.
d – Cela semble une affirmation paradoxale, en présence de tant d’athées moraux, de faire de la religion le point génétique de la morale. Nous verrons plus loin qu’il en est cependant ainsi et que le paradoxe s’explique.
A cette raison s’en ajoute une autre : c’est qu’en religion, le besoin et l’intérêt deviennent tellement centraux et essentiels qu’ils rejoignent l’obligation et qu’ils s’y fondent. La même activité religieuse peut être considérée, tantôt du point de vue désintéressé tantôt du point de vue intéressé, sans contradiction, parce que ses impératifs les plus impérieux représentent l’intérêt suprême de l’individu, et que les intérêts de l’individu représentent une suprême obligation. — Nous verrons plus tard pourquoi il en est ainsi en religion et en religion seulement.
II) La doctrine du « pur amour », chez les mystiques, enveloppe un état de conscience religieuse transcendant à l’eudémonisme.
Une constatation historique nous servira de point de départ. Les mystiques du moyen âge, les grands mystiques de tous les temps, ont professé la doctrine plus ou moins accentuée du « pur amour ». C’étaient, pour la plupart, des hommes d’une piété sincère, que l’on ne saurait loyalement suspecter d’avoir exprimé au delà de ce qu’ils sentaient et pensaient. Or voici ce qu’enseigne l’un des plus célèbres, maître Eckhardte : « Celui qui aime Dieu en vue d’obtenir quelque chose qui ne serait pas Dieu, fait comme celui qui cherche un objet à la lumière d’une chandelle : l’objet trouvé, il éteint la chandelle. Comme Judas a vendu Dieu, un tel homme le vend aussi. Du moment où il a obtenu ce qu’il désirait, soit un recueillement intérieur, soit un rafraîchissement spirituel, ou quoi que ce soit d’autre, il ne s’inquiète plus de Dieu. Certes Dieu récompense tout bien, et ce que tu abandonnes pour Lui, Il le rend au centuple. Mais si tu attaches ton cœur à cette rémunération, tu n’obtiendras rien, car tu n’as rien laissé. L’homme ne doit désirer aucun salaire, il ne doit désirer ni l’intelligence, ni la science, ni l’extase, ni le ravissement, ni la paix de l’âme, ni le salut, mais la seule volonté de Dieu… Car, continue Eckhardt, les justes attachent une si grande importance à la justice, que si l’on pouvait penser que Dieu n’est pas juste, ils n’en donneraient pas une fève ; oui, ils se tiennent si fermement dans la justice et se sont si totalement abandonnés eux-mêmes, qu’ils ne considèrent plus ni les tourments de l’enfer, ni les joies du ciel, ni quoi que ce soit d’autre que la justice. »
e – Lanon, Meister Eckhardt, der Mystiker, p. 237-238.
La Theologia Deutsch, sortie vers la même époque de la maison des frères Johannites de Francfort et qui exerça sur le développement religieux de Luther une si grande influence, tient un langage tout pareilf : « Voici, rien n’est aimé et rien n’est voulu désormais que le bien comme bien et parce qu’il est bien, et non parce qu’il est ceci ou cela, agréable ou désagréable, amer ou doux ; on ne s’inquiète aucunement de ces choses, non plus que de soi-même, car toute recherche propre, tout moi, tout mien, sont désormais abandonnés et complètement tombés. » — Molinos et Mme Guyon, pour être plus connus, n’en disent pas davantage.
f – Édit. de Ph. Pfeiffer, p. 123.
[La querelle de Fénelon et de Bossuet éclaire d’un jour remarquable les deux aspects du problème. Bossuet, tout en affirmant que « la charité, par définition, se rapporte à Dieu », a senti que rémunération et désintéressement ne s’opposent pas en religion, qu’« il n’est pas permis à un chrétien d’être indifférent pour son salut », que « tout chrétien est obligé de vouloir, désirer et demander explicitement son salut, comme chose que Dieu veut et qu’il veut que nous voulions pour sa gloire ». Et Fénelon, en rendant témoignage qu’il y a un « état d’amour de Dieu qui est une charité pure et sans aucun mélange du motif de l’intérêt propre », où « l’on ne veut rien pour être parfait ni bienheureux », où « l’on ne veut plus le salut comme salut propre », où « l’on ne veut rien pour soi, mais où l’on veut tout pour Dieu », a mis d’autant mieux en évidence la réalité du mobile religieux absolu. « La doctrine de Fénelon, écrit M. E. Faguet (Journal des Débats, 12 avril 1895), c’est qu’il faut aimer Dieu d’une manière désintéressée, c’est-à-dire qu’il faut aimer Dieu ; car quand on l’aime par intérêt, on ne l’aime pas… Oui, la magnifique folie de la croix, l’amour pur, l’abolition de la nature, cela a existé. » (Éd. de 1910)]
Or, je le demande, l’attitude religieuse dont témoignent ces paroles, et de la sincérité desquelles il est impossible de douter, est-elle réductible à l’utilitarisme ? Ne marquent-elles pas dans les rapports de l’homme à Dieu un élément absolument désintéressé ? Ne sont-elles pas l’expression authentique et vivante d’une pure obligation ?
III) Le poème de Job n’a pas d’autre objet que la lutte entre l’obligation religieuse absolue et l’eudémonisme religieux.
Cette même obligation, presque totalement étrangère au courant général de l’Ancien Testament, se retrouve, croyons-nous, dans le plus poétique et le plus mystérieux de ses livres : le livre de Job, un drame véritable, auquel s’applique, mais dans la sphère religieuse, la seule que pût comporter l’hébraïsme, tout ce que nous avons dit précédemment du drame profane. Il s’ouvre par un prologue qui est précisément la mise en question de l’obligation inconditionnelle dans la conscience religieuse. Satan, en demandant si c’est d’une manière désintéressée que Job craint Dieu, et en se faisant fort de provoquer le blasphème de Job si l’Éternel lui permet de toucher à ce qui lui appartientg, se fait le représentant officiel de l’utilitarisme religieux. Et Dieu consentant à l’épreuve, c’est sur cette pure obligation religieuse que, de scène en scène, se déroule tout le reste du drame. Or la victoire appartient, non à l’utilitarisme (sous la forme de justice rétributive), mais au rapport religieux désintéressé. A cet égard l’histoire de Job confirme donc les citations mystiques que nous venons d’entendre. Elle est d’autant plus significative qu’elle est en contraste plus évident avec ce qui la précède et ce qui la suit dans l’histoire religieuse hébraïque, et, comme l’éclair subit dans les nuages manifeste l’électricité latente de l’atmosphère, elle manifeste l’obligation latente et primordiale qui est l’arrière-fond de toute conscience religieuseh.
g – Job 1.9-11
h – On a voulu voir une opposition entre le dernier chapitre et le reste du livre. Il est possible que ce soit une adjonction postérieure. Mais nous concevons parfaitement la compatibilité de principe entre le reste du livre et ce chapitre.
IV) Les tentations au doute religieux que chaque fidèle expérimente, manifestent, à notre sens, un dualisme analogue et donc le même absolu dans l’obligation religieuse.
Si maintenant, de la hauteur de ces cas isolés, nous revenons aux parages de la piété ordinaire actuelle, nous pouvons la réduire aux deux éléments constitutifs suivants : 1° le contenu positif de la religion tel qu’il est donné par la tradition (orale ou écrite) ; 2° l’expérience religieuse personnelle du croyant. — Ces deux éléments restant intacts, rien n’ébranle la piété du fidèle, mais aussi rien ne l’élève nécessairement au-dessus de la satisfaction plus ou moins égoïste d’un intérêt religieux.
Toutefois, chez les meilleurs mêmes, cet état n’est point permanent, et nous allons trouver dans les fluctuations de la piété commune des étincelles au moins de la pure flamme dont brûlent quelques-uns. — Le propre de la vie religieuse est de subir des hauts et des bas. Elle s’avance tantôt sous un ciel magnifiquement étoilé des espérances de la foi, tantôt dans une obscurité qu’assombrissent tous les brouillards du doute. C’est le contenu même de la révélation divine qui se dérobe à la certitude du fidèle. Les attaques, les hostilités, les suspicions de l’esprit moderne à l’égard de toute vérité traditionnelle, de toute affirmation d’histoire, de toute conviction dogmatique, sont faites pour ébranler, à certaines heures, la confiance des plus robustes. On n’y échappe pas toujours. — C’est encore et surtout le second élément, l’élément subjectif qui, soumis aux oscillations de la fidélité morale, se trouble et s’obscurcit. Les défaillances intérieures, responsables, de l’être religieux sont plus graves et plus fréquentes que tous les assauts du dehors. — Quand les certitudes se voilent, quand l’expérience n’est plus qu’un souvenir, quand le sentiment de la présence et de l’action divine s’évanouit parce qu’on a cessé d’y répondre par l’obéissance du cœur, c’est alors que sonne l’heure tragique du doute radical. C’est alors qu’il tend les pièges les plus perfides et que la puissance redoutable de la négation commence son œuvre destructrice. Ce sont là les heures sombres de la vie religieuse. — Peut-être ne sont-elles pourtant ni moins saintes, ni moins spécifiquement religieuses que les autres, car la religion, réduite à son principe essentiel, ne tarde pas à révéler sa vraie nature. — Je fais appel ici à ceux-là seuls qui sont compétents pour répondre, c’est-à-dire à ceux qui ont traversé des crises semblables, et je leur demande s’il ne se fait pas entendre alors, dans les dernières profondeurs de l’être, une voix subtile mais impérieuse, un appel à peine audible, mais catégorique, qui commande de croire et de croire malgré tout ? L’autorité de cet appel ne s’appuie sur aucune raison appréciable à l’intelligence ; avec le doute qui est venu, tous les motifs intellectuels de la foi s’en sont allés ; bien plus, ils sont devenus les instruments mêmes du doute et se dressent maintenant comme des obstacles à la foi qu’ils soutenaient précédemment. L’appel à la foi retentit dans le vide d’une âme qui a perdu toutes les raisons de croire ; et néanmoins il retentit pur, désintéressé, impérieux. Il n’est et ne peut être que celui d’une obligation primitive, antécédente à toutes les autres et souveraine. — Croit-on sérieusement qu’avec tous les démentis que lui inflige l’expérience quotidienne, tous les soupçons, toutes les railleries et toutes les haines dont elle est l’objet, il y aurait encore une vie religieuse dans l’humanité, en dehors de ce facteur impondérable mais certain ? Pour ma part, je ne le crois pas.
V) Les manifestations suprêmes de la foi religieuse révèlent un absolu analogue.
L’obligation d’ailleurs, qui fait le noyau central de la vie religieuse, n’est pas propre seulement aux heures de crise et de doute. Elle retentit aux moments des plus grandes ferveurs et des plus intenses joies spirituelles. C’est elle qui dicte les sacrifices, les abnégations, les renoncements dont la vie du croyant abonde de plus en plus dans la mesure où le croyant réalise davantage l’essence de sa foi, qui n’est autre qu’un perpétuel don de lui-même à Dieu, un holocauste vivant, saint, perpétuel, ineffable, de sa volonté propre à la volonté divine. Car la piété vivante ne repose uniquement ni sur les expériences religieuses particulières qui lui sont accordées, ni sur les données d’une révélation historique. Ce qu’elle espère et ce qu’elle redoute de la divinité n’épuise pas davantage la plénitude de sa nature. Un facteur infini la pénètre, dont elle n’a pas toujours conscience, qui, parce qu’il est entièrement désintéressé, échappe entièrement aussi aux catégories d’une religion contingente, et se révèle comme transcendant au sujet religieux. Le croyant ne se sert plus de Dieu, mais il arrive à servir Dieu. Verbalement la différence est infime ; religieusement elle est énorme. Elle introduit en religion la même différence que nous avons constatée entre la morale contingente et la morale absolue. Elle consiste en ceci, que le croyant qui se sert de Dieu affirme pratiquement la proposition monstrueuse que Dieu est relatif à l’homme. Sa religion est une religion contingente, une véritable idolâtrie. Elle fait, non de Dieu, mais de l’homme, l’être souverain. Au contraire le croyant qui sert Dieu affirme pratiquement que l’homme est relatif à Dieu. Sa religion est une religion absolue. Elle est pratiquement d’accord avec la proposition théorique que Dieu est l’être souverain. Si la précédente ne comportait que des impératifs intéressés, celle-ci comporte nécessairement une obligation absolue. C’est le point précis où commence l’héroïsme de la foi, c’est-à-dire où le sujet ayant cessé d’être à lui-même son propre centre, son immolation éventuelle à l’objet de sa foi cesse de lui paraître extraordinaire, et devient pour lui chose normale, simple et facile, et cela parce qu’avant d’en réaliser l’acte extérieur, il en réalise quotidiennement l’attitude intérieure. Les martyres religieux, en effet, ne sont rien d’autre que la manifestation publique d’un état habituel intime. Il est significatif au plus haut point que le martyre, très rare ailleurs, soit attaché partout à la religion. La religion suscite en quelque sorte naturellement le martyre. C’est parce qu’il lui est essentiel, je veux dire : parce que l’immolation du sujet religieux à l’objet de sa foi est le phénomène religieux par excellence. — Nous en avons relevé le témoignage théorique chez les mystiques du pur amour ; nous en relevons le témoignage pratique chez les martyrs de leur foi.
On nous objectera sans doute, que le martyre s’explique aussi par une exaltation maladive de l’âme, et que la soif du martyre devient parfois une sorte d’épidémie contagieuse non exempte de nervosité morbide. Nous l’accordons volontiers. A condition toutefois que l’on se garde d’un simplisme exagéré et que l’on ne donne pas à la pathologie plus qu’il ne lui appartient. Elle n’explique pas tout. Et j’en trouve la preuve dans des vies humaines qui prêtent singulièrement peu à cette explication, dont la plus éclatante en même temps que la plus sobre est celle de Jésus. Sa mort, qui fut celle d’un martyr religieux, ne fut point celle d’un exalté. Elle a été précédée de luttes, de troubles, de prières qui sont trop humaines, trop naturelles, pour ne pas en garantir la sobriété parfaite. (Et c’est ici l’erreur de Renan.) Comparez par exemple les paroles de suppliant effroi et pourtant d’obéissance absolue qu’il prononce au temple (Jean 12.27), à Gethsémané (Luc 22.43-44 ; Marc 15.34). Il n’y a là ni enthousiasme morbide, ni soif du martyre, mais crainte et obéissance humaine.
Et ceci m’offre l’occasion d’une rectification. J’ai parlé ailleurs de la prière comme exprimant surtout l’égoïsme spirituel du croyant. Il en est d’autres cependant, qui appartiennent précisément au type de celles que prononçait Jésus. Elles sont rares, sans doute, mais elles existent. Elles sont de pure obéissance et de pure abnégation. Des prières d’un renoncement tel qu’il va jusqu’à souffrir l’abandon même du Dieu que l’on implore ; qu’il va même jusqu’à l’implorer de Dieu. Ainsi par exemple la prière de Moïse au Sinaï en faveur du peuple infidèle, dans laquelle Moïse refuse d’être l’objet spécial de la grâce de l’Éternel et préfère au sien propre le salut du peuple entier (Exode 32.10-14). Ou encore celle de Paul (Romains 9.3) qui voudrait être anathème et séparé de Christ au profit des Juifs, ses frères, et qui, avant de prononcer cette affirmation, atteste d’une manière solennelle son entière sincérité (Romains 9.1-2). Plus simplement encore les trois premières demandes de l’oraison dominicale. — Il y faudrait joindre, en outre, les œuvres chrétiennes découlant du salut par grâce (point de salut par œuvres, mais point de salut sans œuvres) : le prosélytisme, la mission. — Il est impossible de méconnaître là un facteur irréductible à l’utilitarisme religieux. Ces prières, ces sentiments, ne naissent point sur le sol d’un impératif contingent.
VI) La carrière des fondateurs ou des réformateurs religieux ne s’explique guère indépendamment d’une obligation religieuse désintéressée.
Nous trouvons cette même obligation inconditionnelle chez les fondateurs ou les réformateurs de religions. Dans le développement créateur de leur carrière, le germe obscur qui féconde imparfaitement et inconsciemment la vie de la multitude des fidèles, apparaît au grand jour. Chez eux l’obligation religieuse devient si pressante, qu’elle prend la forme d’une nécessité morale à laquelle ils ne sont pas libres de se soustraire. Elle les pousse, au travers d’obstacles et de difficultés sans nombre, à braver l’autorité politique et sociale, celle des mœurs, des coutumes, de la tradition. La dépendance, d’ordinaire si complète, de l’individu à l’égard de la collectivité s’efface au point de disparaître entièrement, et de permettre à un homme seul de se placer en face de tout un peuple dans l’inébranlable certitude de sa conviction personnelle. Le « je ne puis autrement » de Luther à Worms, si même il ne devait pas être textuellement historique, l’est en tout cas spirituellement. Il exprime ce que ses auditeurs ont ressenti à l’entendrei. Ils ont senti dans cette conscience captive de Dieu, un facteur irréductible aux catégories terrestres, c’est-à-dire une obligation absolue.
i – Voici les paroles qu’il doit avoir prononcées : « Ma conscience est captive (de la part) de Dieu, dès lors je ne veux rien rétracter, car il n’est ni sûr ni prudent de faire quelque chose contre sa conscience. Dieu me soit en aide. » (Comp. Kuhn, Luther, sa vie et son œuvre, T. Ier, p. 517.)
Des traits semblables se retrouvent, croyons-nous, dans la vie de tout homme authentiquement religieux, car tous sont du plus au moins des réformateurs et des fondateurs en religion. Et nous nous demandons de quel secours serait la théorie évolutionniste des instincts sociaux pour rendre compte de ces faits. La ressource même de les traiter comme des cas de folie religieuse exceptionnelle manquerait ici, car il faudrait expliquer encore l’adhésion spontanée, souvent générale, qu’a rencontrée une telle folie, et le travail assimilateur qu’elle suscite chez tous ses adhérents. La folie dès lors, cessant d’être une exception, cesserait d’être folie. Le phénomène reconnu général demanderait une explication générale. Or il n’y en a qu’une : celle de l’obligation. Car si nous trouvons dans l’histoire du christianisme les exemples les plus palpables de ces faits, nous n’en restreignons pas cependant le privilège au seul christianisme. Nous les croyons propres à toutes les religions. Il nous est impossible, par exemple, de ne pas reconnaître dans la vie d’un Bouddha ou d’un Mahomet un reste mystérieux, dans leur carrière quelque chose d’inexpliqué et d’inexplicable dont aucune théorie d’utilité religieuse ne suffit à rendre compte.
Leurs actes obéissent à d’autres ressorts qu’à ceux dont on peut démonter le mécanisme, ou si l’on préfère, il y a derrière les mobiles de psychologie contingente auxquels se ramènent leurs actions particulières, un mobile plus profond, un mobile absolu, dont tous les autres portent la marque.
Ce qui est vrai du Bouddha et de Mahomet, l’est à plus forte raison du Christ. Pour ceux qui ont lu les Évangiles, il n’y a pas de Vie de Jésus, si pieusement faite soit-elle, qui laisse une impression parfaitement satisfaisante. La vie de Jésus, toujours refaite, restera toujours à faire, parce qu’au delà d’un certain point on rencontre l’indicible et l’indéfinissable, quelque chose que les mots humains et les pensées humaines manquent à exprimer. Renan lui-même, dont la tentative est précisément d’expliquer par les catégories terrestres (contingentes) la carrière du Fils de l’homme, est obligé de concéder en elle l’existence d’un x mystérieux qu’il n’a pu ni étreindre, ni réduirej. Et malgré cette concession qui est énorme, son livre laisse une impression pénible d’insuffisance et d’artificiel, qui est en elle-même la plus éloquente des protestations en faveur de l’élément incommensurable qui a pénétré en Christ la vie humaine. Car, même en Christ, c’est de la vie humaine qu’il s’agit. Il ne convient pas d’exciper de sa divinité pour statuer en Jésus une différence de nature qui le séparerait du reste de l’humanité. C’est en tant que Fils de l’homme que Jésus a été Fils de Dieu, et son humanité, sous peine de devenir monstrueuse, n’a rien contenu d’autre que ce que contient ou doit contenir toute humanité véritable. Si donc on rend hommage au caractère normal, à la perfection de l’humanité de Jésus (comme la critique unanime le fait aujourd’hui), et si néanmoins on s’avoue incapable d’en étreindre et d’en expliquer le dernier fond religieux (et cet aveu se dégage de la quantité même des Vies de Jésus, dont aucune, après examen, ne paraît suffisante), il faut convenir aussi qu’on manque à saisir et à expliquer le dernier fond de l’homme et de l’humanité ; qu’une inconnue religieuse subsiste, inanalysable, intangible, réfractaire à la dissection psychologique la plus aiguë. Or, tout ce qui est contingent, fini, limité, relatif, tout cela s’analyse, se peut et se doit réduire à des éléments connus. L’absolu seul y résiste. Il y a donc quelque chose d’absolu en l’homme, et comme cet absolu ne peut être ni une sensation, ni une pensée, ni une volonté, (voir nos analyses précédentes), ce doit être une obligation.
j – La conscience que Jésus avait de lui-même.
[En 1888 déjà, dans son Etude sur la conscience religieuse et morale, Frommel écrivait les lignes suivantes : (Éd. de 1910)
Nous savons qu’en examinant à la loupe la vie d’un Mahomet ou d’un Bouddha, tout facteur absolu tend à disparaître et que toutes leurs actions, prises isolément, peuvent être ramenées à des motifs de psychologie ordinaire. Le même procédé, appliqué à la vie de Jésus, put faire croire un moment qu’on avait réussi à l’expliquer entièrement. Le penser analytique, au service de l’empirie, pourra toujours, en s’attachant aux infiniment petits, qui seuls tombent dans le champ de son observation, réussir à voiler les grandes lignes d’une existence. « On peut, dit Amiel, pulvériser une statue sous prétexte de la mieux voir. » C’est un triomphe facile qui ne nous trouble point. Car ce qui est impossible à cette méthode de science, ce qu’elle ne fera jamais, c’est d’expliquer une unité substantielle quelconque.
Au temps de la Réformation, par exemple, l’histoire a beau jeu de montrer les préparations de ce grand mouvement partout disséminées, d’exposer les effets par leurs causes, de faire voir les besoins préexistants dont l’acuité provoquera nécessairement une révolution ; mais ce à quoi elle échoue, c’est à rendre compte sans reste de la personne de Luther. — Comment un état de choses général, comment des aspirations flottantes ont elles pris corps à un moment donné dans une personnalité, comment s’est-il formé dans l’intérieur d’une âme un idéal religieux assez puissant pour briser les moules d’une existence individuelle d’abord, d’une existence collective ensuite, pour permettre à un homme de résister seul aux forces réunies de la société religieuse et politique, et le pousser à des actes dont une appréciation utilitaire cherche en vain la raison suffisante ? (Quelle différence entre Erasme et Luther ! Pourtant les mêmes aspirations, les mêmes besoins étaient également ressentis par tous deux, tous deux connaissaient également bien ce qui manquait à leur siècle. Pourquoi Érasme n’est-il pas devenu un Luther ? Parce qu’il n’en avait pas le génie religieux, dit-on. Nous ajoutons : parce qu’il n’avait pas soumis son être aux mêmes impératifs. Les siens étaient tout utilitaires et dérivés. « Luther, écrit-il à l’électeur de Saxe, Luther a commis deux grandes fautes : il a touché au ventre des moines et à la couronne du pape. » Il ne les aurait pas commises, lui, ces fautes. Pourquoi ? Cela est significatif.) — Car après avoir ainsi déchiqueté, morcelé ce qui constitue justement l’unité organique d’une œuvre et d’un homme, on n’a pas mieux compris que si l’on n’avait rien fait, et, devant les yeux troublés des anatomistes en matière sociale, l’image qu’ils avaient sous leur scalpel se redresse soudain plus une et plus vivante que jamais.
Le fait est tout semblable à celui qui se produit dans l’étude des organismes animaux. « Ce n’est pas, dit Claude Bernard (Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, p. 162), la formation du corps animal en tant que groupement d’éléments chimiques qui caractérise essentiellement la force vitale… Mais ce qui est essentiellement du domaine de la vie, ce qui n’appartient ni à la chimie, ni à la physique, ni à rien autre chose, c’est l’idée directrice de cette évolution vitale. Dans tout germe vivant il y a une idée directrice qui se développe et se manifeste par l’organisation. » — Si la vie psychique et même physique échappe, en fin dernière, aux prises de la science, comment n’en serait-il pas de même là où il s’agit de l’origine et de l’essence de la vie morale ? Or, l’idée directrice de cette dernière se trouve justement dans ces impératifs inconditionnels, dans ces idéaux absolus qui la dominent et qui sont le terme et le commencement, la cause première et la cause finale de tout ce qui se fait de grand, de bien et de beau sur la terre.]
VII) L’auréole et le prestige dont sont revêtus les caractères religieux héroïques et désintéressés, l’autorité qu’ils exercent sur la foule, implique, à notre sens, un arrière-fond d’obligation religieuse pure dans la conscience humaine.
Cette obligation, religieuse et morale (nous ne choisissons pas pour le moment entre l’une et l’autre, ni ne tranchons sur leurs rapports respectifs), fait si bien partie intégrante de la vie humaine que ceux-là seuls qui se sont présentés en son nom ont acquis sur les hommes une influence prépondérante et durable. L’histoire que l’on écrit dans les livres, l’histoire livresque, retient, sans doute, les noms des conquérants, des inventeurs et des savants ; mais l’histoire réelle de l’humanité, celle qui est réellement vécue par la multitude des hommes, dépend uniquement de ceux qui, au nom d’un impératif intransigeant parce qu’il était catégorique, ont renouvelé l’idéal moral et religieux de l’humanité. — L’histoire officielle relate les noms d’un Érasme ou d’un François Ier au même titre que ceux d’un Calvin ou d’un Luther, si même elle ne met ces deux derniers en sous-ordre. L’histoire réelle est au-dessus de ces erreurs. Elle a oublié depuis longtemps le savant et le monarque, pour ne se souvenir plus que des réformateurs. Et en vérité, que reste-t-il aujourd’hui de l’œuvre d’un François Ier ou de celle d’un Erasme ? Au lieu que des millions d’hommes ont vécu et vivent encore de celle d’un Calvin et de celle d’un Luther. Les grands caractères restent en dernière instance les seuls maîtres écoutés et suivis ; c’est à eux instinctivement que les peuples s’en réfèrent, car c’est par leur intermédiaire qu’ils entendent la voix impérissable du νόμος αεί dont parle Sophocle et c’est en eux qu’ils prennent conscience du seul absolu qui soit accessible à l’homme : de l’absolu moral et religieux. L’humanité ne va point vers ceux qui lui parlent d’égal à égal, qui s’attardent à légitimer leurs assertions, qui tiennent à être raisonnables (comme les partisans de la morale utilitaire). Elle ne les écoute pas, ou si elle les écoute, c’est pour un temps, d’une oreille distraite et par curiosité. L’humanité a soif d’autorité parce qu’elle a soif d’absolu, et qu’elle se meurt dans le contingent. Qu’un homme se lève qui soit un prophète, dont la parole revête l’autorité d’une obligation souveraine, il est sûr d’être entendu. L’humanité laissera là ses savants, ses ingénieurs et ses journalistes, pour suivre le prophète, fût-ce au désert. Elle n’a pas besoin de savoir, mais elle a besoin de croire, c’est-à-dire d’obéir, de vivre, c’est-à-dire de se donner. Mais elle ne croit, elle n’obéit, elle ne se donne qu’à qui la dépasse, qu’à qui lui est supérieur, qu’à qui lui commande. C’est ce qu’ont fort bien compris tous les grands manieurs d’hommes. Il serait à désirer que les chrétiens et en particulier les pasteurs le comprissent davantage, qu’ils fussent un peu plus prophètes et un peu moins fonctionnaires. — Or, l’humanité aurait-elle cette attitude, se donnerait-elle à qui veut la prendre, et la prendre de haut, si elle n’était hantée, travaillée, troublée par l’autorité inconditionnelle d’une souveraine obligation dont elle porte en soi l’impérieuse dictature ? Qui l’oserait dire ?
Notre enquête, tout inductive, strictement expérimentale et, croyons-nous, impartiale, nous a donc donné le résultat que nous attendions. L’absolu pénètre la vie humaine et s’y fait valoir sous le mode d’une obligation morale et religieuse. De même que la terre gravite autour du soleil, et que sa marche reste incompréhensible en dehors de ce centre d’attraction ; de même l’existence de l’homme gravite autour de l’absolu. On n’en aura compris les phénomènes que lorsqu’on aura tenu compte de ce centre d’attraction. Lui seul les explique. Mais ce centre, quel est-il ? Quel nom, quel caractère faut-il donner à cet absolu ?
Il résulte de ce que nous venons de voir qu’un élément absolu pénètre en effet la vie et l’être humain. Et il résulte de notre analyse précédente que cet absolu ne se trouve directement (je dis directement, car il peut s’y trouver indirectement) ni dans la sensation, ni dans la pensée. Il n’est pas dans la sensation, cela est évident, puisque la sensation n’est et ne peut être qu’un rapport de l’être au monde, c’est-à-dire un rapport entre deux facteurs contingents. — Il n’est pas dans la pensée, car, à cet égard, la pensée n’est rien de plus que la sensation, et l’échec total des soi-disant preuves de l’existence de Dieu (lorsqu’elles sont développées dans la sphère de la pensée pure) est une démonstration suffisante que la pensée en elle-même ne contient aucun absolu. Si elle en contenait, elle pourrait y atteindre. Or elle n’y atteint pas. — Il faut donc conclure que c’est la volonté seule en l’homme qui touche à l’absolu. Et si c’est la volonté seule en l’homme qui est susceptible d’absolu, elle n’en est susceptible que sous forme d’obligation. — Je dis qu’elle n’en est susceptible que sous forme d’obligation. Ce ne peut être ni sous forme de contrainte que la volonté perçoit l’absolu (car une contrainte absolue anéantirait la volonté dans son mode essentiel : la liberté), ni sous forme de licence (car une licence absolue serait la souveraineté, et la volonté humaine n’est pas souveraine). L’obligation est donc la seule forme de l’absolu qui soit accessible à la volonté, et par là même la seule forme de l’absolu qui soit accessible à l’homme lui-même.
[Ceci est très important, car c’est, d’élimination en élimination, la seule hypothèse à laquelle on arrive, une hypothèse nécessaire, dont notre analyse ultérieure de l’obligation de conscience sera l’éclatante contre-épreuve. — Cela est d’une importance capitale en théorie de la connaissance, et spécialement en théorie de la connaissance religieuse. — Toute notre conception dogmatique du christianisme dépendra de là.]
Notre enquête sur les éléments irréductibles de la conscience morale et religieuse, en nous révélant une obligation absolue, nous a donné la confirmation positive de cette induction négative.
Si l’absolu est quelque part dans l’homme, il n’est et ne peut être que dans la volonté par l’obligation. Si la pensée humaine ou si la sensation humaine porte en quelque manière la marque de l’absolu (comme par exemple dans la pensée et le sentiment de l’infini), c’est que la pensée et la sensation ont reçu cet absolu de l’obligation de la volonték.
k – Dès maintenant nous sommes en mesure d’expliquer le rôle singulier que jouait la volonté dans la preuve cosmologique.
IX) La valeur du volitionnisme moral est donc établie, soit quant à la liberté de la volonté, soit quant à l’essentialité du sujet volontaire, soit quant à la vérité de la connaissance volontaire.
Dès lors — je veux dire si le résultat de notre enquête est juste, s’il y a une obligation à la fois immédiate et transcendante à la conscience humaine — le moralisme confirme la vérité du volitionnisme ; il l’instaure dans la plénitude de ses prétentions. Il le fait aux trois points de vue qui restaient en question :
1° Au point de vue de la liberté. Car s’il y a un phénomène que l’on puisse appeler phénomène d’obligation et si cette obligation est primitive, il y a donc un premier motif d’action pour la volonté, à la création duquel la volonté n’a point de part, et un premier motif dont le mode n’est pas contraignant, mais obligatoire. Il sollicite la volonté sous le mode même de la volonté (c’est là proprement la définition de l’obligation ; elle se distingue par là de tous les autres motifs qui revêtent un mode différent), sans la déterminer fatalement (c’est-à-dire sans l’annuler). La volonté, s’appuyant sur ces motifs désintéressés — puisque la volonté n’y participe point, — reste donc libre à son origine ; et tous les motifs ultérieurs à la formation desquels la volonté participe, s’appuyant sur celui-ci, la volonté reste libre d’un bout à l’autre de son exercice.
2° Au point de vue de l’essentialité du sujet volontaire. Car si l’obligation est absolue, elle pose devant la volonté un objet transcendant à la volonté. Je ne veux plus seulement pour vouloir, ou pour me vouloir ; ma volonté a une fin qui dépasse la contingence de mon être, une fin inconditionnelle, qui, en garantissant le caractère absolu de ma volonté, garantit le caractère absolu de mon être. Je ne puis plus ou du moins je ne dois plus cesser de vouloir, et par conséquent je ne puis plus ou du moins je ne dois plus cesser d’être. Je suis, au plein sens du mot. Ma volonté ne se réalise plus dans la dépendance exclusive de l’organisme ; mais dans la dépendance de l’obligation. L’effort constitutif du moi ne dépend plus d’un obstacle aussi temporaire que celui de la spontanéité physiologique ; il dépend d’un obstacle permanent, il dépend du devoir. C’est l’effort qu’exige l’obligation, l’effort du devoir, qui devient dès lors constitutif du moi conscient. L’identité et la permanence de ma personnalité consciente est garantie par l’identité et la permanence de l’obligation, laquelle, étant absolue, ne peut prendre fin.
3° Au point de vue de la vérité de la connaissance volontaire. Car l’obligation, en fixant la volonté dans le devoir, donne une direction aux recherches noétiques du sujet volontaire. Elle lui fournit un principe directeur pour le choix qu’il doit faire parmi les innombrables éléments de la connaissance possible.
Au point de vue scientifique pur, ce principe c’est la sincérité. L’obligation de conscience fixe et sanctionne la sincérité de l’observateur, du savant. Sans sincérité, pas de science, et sans obligation, je ne vais pas jusqu’à dire : pas de sincérité possible, je dis : pas de garantie de sincérité. Le premier et presque le seul impératif de l’obligation, c’est l’accord de soi-même avec soi-même, le consentement de soi-même à soi-même dans toute activité, et, par conséquent, dans la recherche scientifique comme dans les autres. Le devoir de cet accord de soi-même à soi-même est le gage et la garantie de la sincérité. — C’est sous cet angle que la morale, et la morale de l’obligation, entre, comme facteur constitutif, jusque dans l’élaboration scientifique elle-même et en assure la vérité.
[On pourrait aller plus loin encore et soutenir, avec Brunetière, qu’il y a plusieurs espèces de sincérité, suivant le point de départ psychologique qu’elle prend chez le sujet. Il y a des personnes qui se contredisent sans cesse avec une égale sincérité du moment… (Les femmes qu’on appelle capricieuses, — les dilettantes comme Renan.) — D’où vient cette sincérité dans la contradiction ? C’est que le moi n’est pas fixé ; il est instable et mobile. Ainsi Renan penche tantôt du côté de la morale du plaisir, tantôt du côté de la morale du devoir, tantôt du côté de la morale de l’esthétique — chaque fois avec sincérité, on peut le croire. — Eh bien, l’obligation fixe ce moi dans le devoir, c’est-à-dire dans la volonté bonne, et lui assure ainsi un point de départ psychologique unique et identique. Il assure la constance de la sincérité.]
Au point de vue, non plus des sciences de la nature, mais de la connaissance de l’homme (anthropologie, psychologie, sociologie, morale, etc.), le principe directeur fourni par l’obligation, c’est l’existence de la volonté d’abord, c’est ensuite le primat de la volonté sur toutes les autres fonctions. — En fait et en gros, la volonté, le rôle de la volonté en morale, en sociologie, en psychologie, n’est attesté que par, dans et grâce à l’obligation. L’homme qui reconnaît une obligation, parce qu’il y obéit, est lié par elle. Il ne peut plus accepter les interprétations matérialistes, ou sensualistes, ou utilitaires, des phénomènes humains (moraux, sociaux ou psychologiques). Quelque chose proteste en lui. — Qu’est-ce à dire ? sinon qu’il est dirigé par l’obligation dans le choix des éléments de la connaissance, et que ce choix est aussi vrai que le devoir qui l’y oblige.
Au point de vue philosophique et métaphysique enfin, même remarque.