Jacob et les siens sont dans le pays de la promesse. On peut espérer maintenant pour eux un temps de repos et de bonheur paisible. C’est le contraire qui arrive. Jacob a échappé à l’oppression de Laban ; la colère d’Esaü s’est évanouie ; il ne dépend de personne, il est riche de biens terrestres. Mais une série presque ininterrompue de malheurs le frappent dans sa propre famille. La séduction de sa fille et la terrible vengeance de Siméon et de Lévi n’en sont que le commencement. Ensuite arrivent la mort de Rachel, le crime de Ruben, son premier-né, la disparition de Joseph, son fils favori, la famine, la perte de Siméon, et enfin le départ de Benjamin, auquel son âme était étroitement liée. N’avait-il pas raison plus tard de dire à Pharaon : « Les jours de mon pèlerinage ont été courts et mauvais ! »
Pourquoi tant d’afflictions ? Nous pouvons le comprendre en partie. Tout cela était sans doute encore un châtiment de la fraude par laquelle il avait joué son père et son frère ; sa polygamie était un péché, et sa croix domestique — entr’autres la jalousie et les artifices des frères aînés contre Joseph — en était en grande partie la conséquence. Parfois le Seigneur trouve bon de remettre sous les yeux, des parents des fautes oubliées de leur jeunesse dans le mal qu’ils observent chez leurs propres enfants. Il est clair aussi que Jacob ne gouverna pas toujours sa grande famille avec assez de sévérité et d’impartialité. Peut-être enfin manqua-t-il en ne se rendant pas à Béthel aussitôt après son retour pour s’y acquitter de son vœu, et en acquérant une propriété à Sichem, au lieu de demeurer pèlerin comme ses pères. Des pensées de cette nature durent plus d’une fois le troubler et l’humilier dans ses jours et dans ses nuits d’affliction. Le Seigneur est sévère à ceux qu’il appelle à être ses enfants et ses serviteurs, et à porter son nom. — Mais une partie de ces dispensations reste cependant inexpliquée. Les voies de Dieu nous demeurent souvent ici-bas insondables, ses jugements incompréhensibles. En face de la souffrance, il faut nous examiner nous-mêmes et demander au Seigneur : « Qu’as-tu contre moi ? Que veux-tu me dire ? » Quand nous avons reçu sa réponse et accepté la répréhension, nous possédons — bien que nous ne comprenions pas encore tout — une consolation bien douce (Hébreux 12.6). La plus grande douleur pour des parents chrétiens, c’est de voir le mal se produire chez leurs enfants. Mais c’est un adoucissement à leur chagrin, que de savoir que ces croix domestiques n’ont pas été épargnées aux patriarches, et que néanmoins le Tout-Puissant ne leur avait pas refusé sa grâce et leur a accordé une fin heureuse.
On peut s’étonner de rencontrer dans le saint livre une histoire comme celle de Dina. De pareils récits, dit Paul (1 Corinthiens 10.11), ont été conservés pour nous servir d’avertissement nécessaire. — Dina, la fille de Léa, sort pour voir les filles du pays et est séduite par Sichem, fils de Hémor, prince des Héviens. Elle a cherché le danger ; elle y succombe. La famille de Jacob vivait parmi des païens que la malédiction divine allait frapper. Au milieu d’un peuple juste, la prudence et la réserve eussent été moins nécessaires que dans le voisinage d’une race dépravée et à une époque où la corruption croissante rendait le jugement imminent. Tel est aussi le temps où nous vivons. Ecoutons donc l’apôtre, qui nous dit : « Prenez garde à vous conduire avec circonspection » (Éphésiens 5.15).
« Dina sortit pour voir les filles du pays. » C’était sans doute à l’occasion d’une de ces fêtes où l’on va pour voir et se faire voir, et qui, chez les païens, s’alliaient à des sacrifices idolâtres et à de véritables orgies. C’est sur ce terrain dangereux que s’aventure la jeune fille inexpérimentée ; et avant même qu’elle y prenne garde, elle se trouve prise dans le cercle magique de la séduction. Voilà le fruit de la curiosité et de l’imprévoyance féminines. La convoitise de la chair naît de celle des yeux. On ne songe d’abord qu’à s’égayer et à s’amuser ; bientôt le cœur est fasciné, et l’innocence perdue : le terme est la misère matérielle et spirituelle. Dina n’avait pas d’excuse ; qui l’obligeait à rechercher la société des infidèles ? Les enfants des justes, les héritiers du royaume des cieux, ne devraient-ils pas connaître des joies meilleures et plus pures que celles du monde.
Léa, sa mère, ne l’avait point accompagnée ; sans doute, elle était allée sans solliciter la permission ni la bénédiction de ses parents. Elle ne put tomber si profondément que parce qu’avant même de partir elle n’était pas en règle dans son cœur. Qu’un tel exemple instruise les jeunes gens et aussi les parents ! Il y a des plaisirs légitimes, et il faut accorder à la jeunesse les récréations et les joies que Dieu lui permet ; ne les lui marchandons pas, à moins qu’un devoir supérieur ne nous oblige à les restreindre. Mais elle a aussi de terribles ennemis, et elle est exposée à. des tentations et à des pièges dont elle n’a encore nulle expérience. Aussi les enfants en qui sont la crainte de Dieu et son bon Esprit, devraient-ils d’eux-mêmes demander. : Que dois-je faire, quoi éviter, pour ne pas perdre la grâce du baptême, la pureté de la conscience et la paix du cœur ?
Il n’est pas possible d’établir des règles applicables à tous les cas. Mais-Dieu a préparé une autre voie de salut pour les enfants. Cette voie, c’est l’obéissance envers leurs parents. Qu’ils s’adressent à eux avec une entière ouverture de cœur, et ils seront conduits et gardés. Sur cette voie, le Dieu et Père de tous les protégera. Il se fait trouver de ceux qui l’honorent dans leurs parents. Quand le père et la mère accompagnent leurs enfants de leur approbation et de leur intercession, on peut espérer que les anges les ramèneront sains et saufs. Il en est autrement, quand la jeunesse, mettant de côté la crainte de Dieu et le respect de l’autorité paternelle, se jette étourdiment dans le monde à la recherche d’une fausse liberté : les anges de Dieu s’éloignent, le bon Esprit se retire, l’ennemi gagne du terrain, et au bout de cette voie, on peut prévoir une fin comme celle de Dina.
Quel sérieux appel n’y a-t-il pas dans un tel exemple, pour les parents et pour ceux qui les remplacent, à veiller sur la jeunesse qui leur est confiée, à prendre garde d’écarter les scandales et les pièges de sa route, à prier journellement pour elle, à combattre pour elle contre Satan, et à parler au moment opportun à sa conscience un langage net, sérieux et bienveillant, que seule la sagesse d’en-haut pourra leur inspirer.
Quand les fils de Jacob apprirent ce qui était arrivé à leur sœur, leur colère fut grande. Mais ils la cachèrent et réussirent à tromper les gens de Sichem et à les surprendre pour les égorger et piller leur ville.
Que dire de cette barbare manière de venger l’honneur de leur sœur ? Leur zèle est louable, comparé à l’indifférence dont font preuve de nos jours tant de gens qui se disent chrétiens, en face d’actes pareils à celui de Sichem. Siméon et Lévi avaient un plus juste sentiment des choses. Mais leur manière d’exprimer leur indignation n’est pas faite pour être imitée et ne leur valut pas la bénédiction de leur père. Quand Jacob, avant de mourir, rassembla ses fils pour leur faire ses prophétiques adieux, il dit : « Siméon et Lévi — leurs glaives sont des armes meurtrières ; mon âme n’entre point dans leur conseil, ni ma gloire dans leur assemblée ; car ils ont égorgé les hommes dans leur colère. Maudite soit leur colère, car elle est violente ; et leur fureur, car elle est rude ! Je les diviserai en Jacob, et je les disperserai en Israël » (Genèse 49.5-7). Ces paroles renferment une censure sévère. Leur douleur était légitime, mais leur zèle n’était pas pur. Ils se laissèrent emporter par une colère charnelle, au lieu de s’humilier, de mener deuil de ce que pareille chose eût pu arriver dans leur famille, et de chercher par des voies justes à obtenir que la faute fût réparée dans la mesure où elle pouvait l’être. C’est une œuvre de vengeance qu’ils accomplissent, avec orgueil et fourberie, et ils punissent l’innocent avec le coupable. Le mot de Jacques s’applique ici : « La colère de l’homme n’accomplit pas la justice de Dieu » (Jacques 1.20). L’ambition et la haine peuvent gâter une cause en soi juste et bonne.
Nous puisons ici un enseignement à l’usage des parents, des maîtres et des ministres de Christ. Quand l’insubordination éclate dans une famille ou dans une Eglise, censurer et punir est pour nous un devoir (2 Corinthiens 10.6). S’en tenir aux paroles serait coupable ; ce serait le péché d’Eli. L’honneur de Dieu, l’horreur du mal, doivent être maintenus par des actes non moins sérieux que les discours. Mais il est difficile de bien punir, — sans violence, sans orgueil, sans excitation charnelle, sans arbitraire, au nom de Christ, et pour obéir à sa volonté. Prêcher, enseigner, est une tâche facile auprès de celle-là ; donner un bon exemple est plus aisé que de reprendre et de châtier selon l’Esprit de Christ. Jésus, chassant les vendeurs du temple, s’indigne de voir la maison de son Père profanée ; mais il ne pèche point. Qui de nous est en état de l’imiter ? Celui-là seul qui a livré sa chair à la mort et qui est conduit par l’Esprit du Seigneur. C’est quand nous avons un juste motif de colère, et que nous sommes appelés à reprendre, que nous avons besoin de l’avertissement de l’apôtre : « Si vous vous mettez en colère, ne péchez point » (Éphésiens 4.26), et de la leçon que nous donne l’exemple de Siméon et de Lévi. On ne détruit pas l’œuvre de Satan dans une famille ou dans une Eglise, en punissant sous l’empire de l’irritation charnelle. Le royaume de Dieu ne s’édifie pas par la colère humaine. Châtier avec une dureté excessive, c’est rendre les enfants indifférents, endurcis, hostiles. — Cet exemple condamne également la dureté dans l’application de la discipline ecclésiastique. La tentation est grande de vouloir réparer le mal par une sévérité exagérée, quand la pureté de l’Eglise a souffert, comme celle de Dina, ou que l’on voit faiblir le premier amour et la fidélité envers le Seigneur. Ainsi se proposent de faire les serviteurs dans la parabole de l’ivraie ; mais le maître les arrête. La sainteté ne s’impose pas. Si l’on pouvait, à force de sévérité, amener les âmes à la perfection, certes l’antiquité chrétienne y fut parvenue. Evêques et synodes exigeaient alors, pour toute faute quelconque, une pénitence publique ou punissaient les grands pécheurs par l’exclusion permanente de la sainte Cène, et il fallait qu’ils fussent en péril de mort pour qu’on leur accordât l’absolution et la communion. Les Montanistes, les Novatiens et quelques sectes modernes sont allés encore plus loin et ont prétendu réaliser une Eglise pure par l’emploi excessif de l’excommunication. Ce n’est pas là la discipline apostolique ; il y a là quelque chose de l’esprit de Siméon et de Lévi. Ce n’est pas la manière de Celui qui n’éteint pas le lumignon qui fume et ne brise pas le roseau froissé. On étouffe par là la vie spirituelle qui pourrait encore être réveillée, et parfois ceux qui sont tombés par surprise ou par faiblesse, sont punis plus sévèrement que d’orgueilleux pharisiens. Ceux qui font usage de peines qui détruisent l’honneur de leurs frères devant les hommes, qui persistent à reprocher le péché après qu’il a été pardonné, qui recourent au bras séculier ou à la persécution pour renforcer la discipline spirituelle, — ceux-là manient les armes meurtrières des fils de Jacob. Telles ne doivent pas être les nôtres. Ayons en main plutôt la houlette pastorale que Christ nous a confiée, pour nous en servir dans l’esprit et selon l’exemple du bon Berger !