Nous avons fait le plus difficile, lorsque nous avons prouvé que l’Écriture des Juifs, et surtout celle de Moïse, n’a pu être corrompue essentiellement, et que les faits qu’elle contient sont venus de Moïse jusqu’à nous. Car, que Moïse les ait inventés, ou qu’il ait prétendu les faire croire contre la connaissance publique qu’on en avait, ce serait une imagination tout à fait extravagante. Ni la multitude innombrable des personnes auxquelles il fallait imposer, ni la nature des faits, trop sensibles et trop éclatants pour être susceptibles d’illusion, ni les reproches et les plaintes sur la conduite des Israélites, que Moïse mêle dans son histoire, ni le soin qu’il prend d’appuyer toutes ses exhortations sur ce que les yeux des Israélites ont vu, ni enfin celui de conserver la mémoire de ces faits par des mémoriaux sensibles et perpétuels, ne nous permettent point de concevoir quelque doute à cet égard.
Je ne nie pas véritablement qu’un habile homme, un homme de crédit et d’autorité, n’impose quelquefois sur des sujets de spéculation, comme sur des matières de théologie ou de philosophie ; mais le moyen de tromper sur des faits qui frappent les sens avec tant d’éclat et avec tant de surprise pour l’âme qui les voit ?
On pourra peut-être persuader un seul fait de cette nature à un seul homme, en lui faisant accroire qu’il a perdu la mémoire par l’effet de quelque maladie, ou qu’un mauvais songe l’empêche de se souvenir des choses qu’il a vues ; mais persuader un si grand nombre de faits très sensibles à plus de six cent mille personnes, c’est ce qui ne peut être seulement imaginé.
Certainement, si le dessein de ce législateur a été de tromper les Israélites, on peut dire qu’il s’y est tout a fait mal pris. Vous remarquerez en effet, qu’il ne se contente pas de faire deux ou trois reproches aux Israélites, mais qu’il se partage entre élever les bienfaits de Dieu, et leur reprocher leur endurcissement prodigieux. Il les appelle un peuple de col raide. Sache, dit-il, que ce n’est point pour ta justice que l’Éternel te donne, etc., car tu es un peuple de col raide, etc. N’oublie pas que tu as grandement irrité l’Éternel. Il fait l’histoire de tous les divers murmures par lesquels ils avaient attiré la colère de Dieu. II marque leur horrible perversité dans le culte du veau d’or, leurs défiances, leurs séditions, leurs révoltes, leur impureté, leurs blasphèmes, etc. Est-ce qu’il veut les adoucir par là, et les disposer par ces flatteries à croire, contre la connaissance que chacun en avait, qu’ils ont vu les rivières changées en sang, les grenouilles entrer dans les maisons des Egyptiens, des ulcères bourgeonner dans leurs corps, leurs campagnes désolées par la grêle et par les sauterelles, les ténèbres répandues dans tout leur pays, leurs premiers-nés mis à mort en une nuit, un cri général de pleurs et de désolation entendu en Egypte, et les Egyptiens les pressant de sortir hors de leur pays, les eaux de la mer Rouge se partager, former un double mur pour leur laisser le passage libre, et se refermer ensuite pour engloutir leurs ennemis, qu’ils virent morts flotter sur la mer ; une colonne de nuée et de feu les conduire, la manne tomber lorsqu’ils n’ont plus d’aliments, le mont Sinaï couvert d’une nuée et d’un tourbillon de feu pendant quarante jours, le tonnerre gronder sur cette montagne, et la voix de Dieu se faisant entendre parmi ce tonnerre ; Coré, Dathan et Abiram périr par un genre de mort épouvantable qui fut vu et connu de tout Israël ? Et comment Moïse appuie-t-il tous les commandements qu’il donne aux Israélites sur ces bienfaits illustres et éclatants, dont il dit que Dieu venait de les favoriser ? Comment les exhorte-t-il par la considération de ces choses, qu’il prétend que leurs yeux ont vues ? Comment propose-t-il ces motifs à leur obéissance ? Le croirons-nous assez insensé pour proposer des fables, et des fables nécessairement connues de tout le monde, pour le fondement de ses lois et de sa religion, et pour l’unique principe de son autorité ? Et fera-t-il souvenir tant de fois les Israélites de Pharaon, des Egyptiens, de Dathan et d’Abiram, en prenant leurs yeux à témoins d’un châtiment que leurs yeux ne virent jamais ? Chacun sait qu’on n’établit des mémoriaux que des événements fort connus et fort importants. Aurait-il donc ordonné de conserver la mémoire de ces événements dans des monuments sensibles ? Aurait-il ordonné aux pères de les apprendre à leurs enfants d’âge en âge ? Aurait-il établi l’usage de ces cérémonies sacrées qui en perpétuaient le souvenir, si ce n’eussent été là que des fictions reconnues fausses de tout le monde, et qui auraient dû lui attirer le mépris et la moquerie de chacun ? Non, sans doute ; et cette vérité est du nombre de celles qui perdent plus qu’elles ne gagnent, par l’effort qu’on fait pour leur donner plus de jour.