[Travaux : C. Douais, Saint Augustin contre le manichéisme de son temps. Paris, 1895. F. Nourrisson, La philosophie de saint Augustin, Paris, 1865. J. Martin, Saint Augustin, Paris, 1901.]
Saint Augustin distingue comme deux moments dans l’acte créateur du monde : un premier moment où la matière première et les esprits sont produits dans une sorte de confusion : c’est l’objet des deux premiers versets de la Genèse ; un second moment — moment d’organisation — où les êtres sont distingués et les espèces déterminées : c’est l’objet des versets 3 et suivants. Mais la matière première est proprement créée ; le monde a été fait d’elle : elle-même sort du néant : « Etiamsi de aliqua informi materia factus est mundus, haec ipsa facta est omnino de nihilo ». Cette création vient immédiatement de Dieu : l’évêque d’Hippone n’admet pas que les anges aient le pouvoir de créera. Contre les origénistes il soutient qu’elle a eu lieu dans le temps. On objectait à cela que la création temporelle emportait en Dieu un changement, Dieu de non-créant devenant créateur. Il répond que tout le changement est du côté de la créature et non de Dieu : « Una eademque sempiterna et immutabili voluntate res quas condidit, et ut prius non essent egit, quamdiu non fuerunt, et ut posterius essent, quando esse coeperunt ». De ces créatures et de ce monde Dieu portait éternellement en lui les archétypes et le plan : saint Augustin applique ici les versets 3 et 4 du ch. 1 de saint Jean qu’il unissait de la sorte : « Quod factum est in ipso vita erat » ; tout ce qui a été fait était vie dans le Verbe, vivait en lui par l’idée qu’il en avait. Dieu toutefois réalise librement ces archétypes et ce plan des choses. Il n’avait pas en effet besoin du monde : il l’a créé par bonté pure, et pour communiquer les richesses de son être et de ses attributs.
a – Quaest. in Heptateuchum, II, 21. Les créations angéliques que l’on croit constater, par exemple dans les cas de magie, ne sont qu’apparentes : les anges ne font que mettre dans des conditions favorables à leur développement les germes premiers des êtres, germes d’abord créés par Dieu (De trinit., 3.14).
[De Genesi ad litt., IV. 26 ; Confess., XIII, 2-5. Quant à la façon dont le monde a été créé et organisé, on sait que saint Augustin n’a vu dans les six jours de la Genèse qu’un plan subjectif suivi par l’écrivain sacré pour ordonner son récit. Tous les êtres, en réalité, ont été créés simultanément (De Genesi ad litt., IV, 51-56).]
Mais Dieu ne crée pas seulement les êtres : il les conserve et les soutient dans l’existence. Conservatio nécessaire, puisque la vertu de Dieu est la cause de leur subsistance et que sans elle ces êtres retomberaient dans le néant ; conservation qui est vraiment une création continue et permanente, puisqu’elle a pour objet et pour terme l’existence même des créatures.
Un point cependant embarrassa longtemps saint Augustin relativement à la création : c’était le problème du mal : « Quaerebam unde malum, et non erat exitus ». Le manichéisme avait résolu la difficulté par le dualisme, en assignant au mal soit physique soit moral un premier principe mauvais, distinct de Dieu, auteur du bien. Cette solution avait d’abord séduit Augustin, qui fut près de dix ans manichéen. Plus tard il la combattit vigoureusement. Il montra quelle contradiction c’était d’admettre un être positif mauvais par essence, et tel surtout que le concevaient les manichéens ; quelles absurdités supposait aussi la prétendue lutte des deux principes telle que la secte la racontait.
Mais il ne suffisait pas de réfuter l’erreur, il fallait soi-même apporter une solution au problème. L’évêque d’Hippone le fit en empruntant aux Grecs l’idée que le mal n’est qu’un défaut, une négation du bien : « Nihil aliud est (malum) quam corruptio vel modi, vel speciei, vel ordinis naturalis ». La nature, toute nature est bonne en tant que nature ; son mal consiste à éprouver une diminution de son bien : « Non ergo mala est in quantum natura est ulla natura ; sed cuique naturae non est malum nisi minui bono ». Le mal absolu pour elle serait de ne plus exister ; mais justement alors le mal devient négation complète. (De natura boni, 6 ; Contra Secundinum, 11.)
Or, entre les différentes espèces de maux, il faut distinguer d’abord le mal que les philosophes nomment métaphysique, et qui n’est, pour les créatures, que la condition nécessaire d’infériorité où elles sont par rapport à l’être incréé et infini, ou, en vertu de leur nature particulière, par rapport les unes aux autres. On ne saurait voir en cela, remarque notre auteur, un véritable mal, car ces degrés divers de perfection contribuent à la beauté de l’univers. Il en faut dire autant de la disparition et de la succession dans la vie des êtres inférieurs. Le mal proprement dit n’est pas l’absence d’un bien quelconque, mais la privation d’un bien que l’on devrait avoir, et qui convient à la nature dont il s’agit.
Cette privation, à son tour, peut avoir pour objet un bien physique ou un bien moral. Dans le premier cas, elle est la conséquence du caractère imparfait de la créature qui vient du néant et qui tend à y retourner. Dans le second cas, elle n’a pas sa source dans une malice essentielle de la nature, mais dans la volonté libre. Le péché en. effet n’est pas nécessaire ni voulu de Dieu ; il n’est que « voluntas retinendi vel consequendi quod iustitia vetat, et unde liberum est abstinere » — « Non igitur nisi voluntate peccatur » ; il n’est pas « appetitio naturarum malarum, sed desertio meliorum » ; il consiste à préférer un bien inférieur à un supérieur ; il n’a pas de cause proprement efficiente, mais déficiente.
Ainsi donc, en somme, la présence du mal dans le monde s’explique par l’infirmité même inhérente à toute créature, et par le jeu de la liberté des êtres supérieurs qui, pouvant éviter le péché, ne le font pas. Il est vrai qu’alors le mal moral est puni par un mal physique ; mais ainsi l’exigent l’ordre et la justice auxquels la volonté de Dieu ne saurait que se conformer : « Peccantes igitur in suppliciis ordinantur : quae ordinatio, quia eorum naturae non competit, ideo poena est ; sed quia culpae competit, ideo iustitia est. »